Le Fondement ultime de la science économique

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

IV. Certitude et incertitude

 

1. Le problème de la précision quantitative

Les expériences de laboratoire et l'observation des phénomènes externes permettent aux sciences de la nature de procéder à la mesure et à la quantification de la connaissance. En raison de ce fait, on a pris l'habitude de qualifier ces sciences de sciences exactes et de déprécier le manque d'exactitude des sciences de l'action humaine.

Aujourd'hui personne ne nie plus qu'en raison de l'insuffisance de nos sens la mesure n'est jamais parfaite et précise au plein sens de ces termes. Elle est seulement plus ou moins approximative. De plus, le principe [d'incertitude] de Heisenberg montre qu'il existe des relations que l'homme ne peut pas mesurer du tout. L'exactitude quantitative n'existe pas dans notre description des phénomènes naturels. Cependant, les approximations que la mesure des objets physiques et chimiques peut fournir sont en règle générale suffisantes pour les applications pratiques. L'orbite de la technologie est celui de la mesure et de la précision quantitative approximatives.

Dans la sphère de l'action humaine il n'y a aucun rapport constant entre des facteurs. Il n'y a par conséquent pas de mesure ou de quantification possible. Toutes les grandeurs mesurables que les sciences de l'action humaine rencontrent sont des quantités de l'environnement dans lequel l'homme vit et agit. Ce sont des faits historiques, par exemple des faits de l'histoire économique ou militaire, qu'il faut clairement distinguer des problèmes qu'étudie la science théorique de l'action — la praxéologie et plus particulièrement sa branche la plus développée : l'économie.

Trompés par l'idée que les sciences de l'action humaine devraient singer la technique des sciences de la nature, une foule d'auteurs voudraient une quantification de l'économie. Ils pensent que l'économie devrait imiter la chimie, qui est passée d'un état qualitatif à un état quantitatif 1. Leur devise est la maxime positiviste : La Science, c'est la mesure. Avec le soutien de fonds importants, ils s'affairent à reproduire et à retravailler les données statistiques fournies par les gouvernements, par les associations commerciales, par les sociétés et autres entreprises. Ils essaient de calculer des relations arithmétiques entre plusieurs de ces données pour déterminer ce qu'ils qualifient, par analogie avec les sciences de la nature, de corrélations et de fonctions. Ils ne parviennent pas à réaliser que dans le champ de l'action humaine les statistiques sont toujours historiques et que les prétendues « corrélations » et « fonctions » ne décrivent rien d'autre que ce qui c'est passé à des instants donnés dans une région géographique donnée à la suite des actions d'un certain nombre de personnes 2. En tant que méthodes d'analyse économique l'économétrie est un jeu d'enfant avec des chiffres et ne contribue en rien à élucider les problèmes de la réalité économique.

2. La connaissance certaine

L'empirisme radical rejette l'idée qu'une connaissance certaine concernant les conditions de l'univers soit accessible aux esprits des mortels. Il considère que les concepts a priori de la logique et des mathématiques sont des hypothèses ou des conventions, librement choisies en raison de leur capacité à fournir le type de connaissance que l'homme est à même d'acquérir. Tout ce qui est obtenu par la déduction en partant de ces concepts a priori est purement tautologique et n'apporte aucune information sur l'état de la réalité. Même si nous devions accepter le dogme intenable d'une régularité dans l'enchaînement et la succession des événements naturels, la faillibilité et l'insuffisance des sens humains rendent impossible d'associer la certitude à une quelconque connaissance a posteriori. Nous autres, êtres humains, devons accepter cet état de fait. Comment les choses sont « réellement » ou comment elles pourraient apparaître vues par une intelligence surhumaine, fondamentalement différente de l'esprit humain tel qu'il fonctionne dans la période actuelle de l'histoire de l'univers, voilà une question qui est nous impénétrable.

Cependant le scepticisme radical ne concerne pas la connaissance praxéologique. La praxéologie elle aussi part d'un concept a priori et continue par le raisonnement déductif. Mais les objections soulevés par le scepticisme à l'encontre des conclusions des concepts et du raisonnement a priori ne s'appliquent pas. En effet, comme il faut le souligner une nouvelle fois, la réalité de l'explication et de l'interprétation qui relèvent de la praxéologie est de même nature que la structure logique de l'esprit humain. L'esprit humain génère à la fois la pensée humaine et l'action humaine. Action humaine et pensée humaine proviennent toutes deux de la même source et sont donc en ce sens homogènes. Il n'y a rien dans la structure de l'action que l'esprit humain ne puisse expliquer. En ce sens la praxéologie nous offre une connaissance certaine.

L'homme, tel qu'il existe sur cette planète et dans la période actuelle de l'histoire de l'univers, peut disparaître un jour. Mais tant qu'il y aura des êtres humains de l'espèce Homo sapiens il y aura une action humaine correspondant au modèle conceptuel qu'étudie la praxéologie. En ce sens restreint la praxéologie fournit une connaissance exacte sur le futur. Dans le domaine de l'action humaine toutes les grandeurs déterminées de manière quantitative ne se rapportent qu'à l'histoire et n'apportent aucune connaissance qui signifierait quelque chose au-delà de la configuration historique spécifique qui les a produits. Toute connaissance générale, c'est-à-dire toute connaissance applicable non seulement à une configuration donnée du passé mais aussi à toutes les configurations identiques de l'avenir, est une connaissance déductive, découlant au bout du compte du concept a priori de l'action. Elle s'applique rigoureusement à tout exemple d'action telle qu'elle a pu se produire par le passé ou telle qu'elle peut se produire dans le futur. Cette connaissance apporte une connaissance précise des choses réelles.

3. L'incertitude quant à l'avenir

D'après une maxime souvent citée d'Auguste Comte, l'objectif des sciences — de la nature — est de savoir afin de prédire ce qui se passera dans le futur. Ces prédictions sont, dans la mesure où elles portent sur les effets de l'action humaine, conditionnelles. Elles disent : Si A alors B. Mais elles ne nous disent rien sur l'émergence de A. Si un homme absorbe du cyanure de potassium il mourra. Mais savoir s'il avalera ce poison ou non est une question non tranchée.

Les prédictions de la praxéologie sont, dans leurs limites de validité, absolument certaines. Mais elles ne nous disent rien sur les jugements de valeur des individus qui agissent et sur la façon dont elles détermineront leurs actions. Tout ce que nous pouvons savoir sur les jugements de valeur a la nature conceptuelle de l'intuition spécifique des sciences historiques de l'action humaine. Que nos anticipations des jugements de valeur — des nôtres ou de ceux des autres gens — et des moyens qui seront utilisés pour adapter l'action à ces jugements de valeur, soient ou non correctes ne peut pas être connu à l'avance.

L'incertitude quant à l'avenir est l'un des principaux traits de la condition humaine. Elle gâte toutes les manifestations de la vie et de l'action.

L'homme est à la merci des forces et des pouvoirs hors de son contrôle. Il agit afin d'éviter autant que possible ce qui, à son sens, lui ferait du tort. Mais il ne peut dans le meilleur des cas réussir qu'à l'intérieur de limites étroites. Et il ne peut jamais savoir à l'avance dans quelle mesure son action atteindra la fin retenue et, si elle l'atteint, si cette action apparaîtra rétrospectivement — que ce soit à ses yeux ou à ceux d'autres personnes — comme le meilleur choix parmi ceux qui lui étaient ouverts à l'instant où il l'a fait.

La technologie basée sur les résultats des sciences de la nature recherche un contrôle total au sein d'une sphère limitée qui, bien entendu, ne comprend qu'une fraction des événements déterminant le destin de l'Homme. Bien que le progrès des sciences de la nature tende à élargir la sphère des actions ainsi gouvernées par la science, il ne couvrira jamais plus qu'un domaine étroit des événements possibles. Et même au sein de ce domaine il ne peut y avoir de certitude absolue. Le résultat recherché ne peut pas être contrecarré par l'invasion de forces encore insuffisamment connues ou au-delà du contrôle humain. L'ingénierie technique n'élimine pas l'élément aléatoire de l'existence humaine : elle ne fait que réduire un peu son champ. Il reste toujours un domaine qui apparaît aux connaissances limitées de l'Homme comme celui de la pure chance et qui fait de la vie un jeu de hasard. L'homme et ses œuvres sont toujours exposés à l'impact d'événements imprévus et incontrôlables. Il ne peut pas s'empêcher de compter sur sa bonne étoile pour ne pas en être victime. Même les gens bornés ne peuvent éviter de comprendre que leur bien-être dépend en définitive de l'action de forces situées au-delà de la sagesse, de la prédiction et de la prévision de l'Homme. En ce qui concerne ces forces toute planification humaine est inutile. C'est ce que la religion veut dire quand elle parle des lois impénétrables du Ciel et qu'elle se tourne vers la prière.

4. Quantification et intuition dans l'action et dans l'histoire

De nombreuses données qui intéressent l'esprit, soit rétrospectivement soit pour préparer l'avenir, peuvent être exprimées en termes numériques. D'autres grandeurs importantes ne peuvent être mises que dans les mots d'un langage non mathématique. En ce qui concerne de telles grandeurs l'intuition spécifique des sciences de l'action humaine est un substitut, pour ainsi dire, à l'impossibilité de toute mesure.

En ce sens l'historien tout comme l'homme qui agit parlent de l'importance des différents événements et des différentes actions en raison du fait qu'ils donnent naissance à d'autres événements et à d'autres états de choses donnés. En ce sens ils établissent une distinction entre des événements et des actes plus importants et des événements ou des actes moins importants, ainsi qu'entre les grands hommes et les hommes ordinaires.

Les erreurs de jugement concernant cette évaluation quasi-quantitative de la réalité sont préjudiciables si elles ont lieu lors de la préparation des actions. Les spéculations sont vouées à l'échec quand elles se basent sur une anticipation erronée des conditions futures. Même si elles sont « qualitativement » correctes, c'est-à-dire si les conditions anticipées apparaissent bel et bien, elles peuvent conduire au désastre si elles sont « quantitativement » fausses, c'est-à-dire si elles se trompent à propos de l'ampleur des effets ou du moment de leur apparition. C'est cela qui rend les spéculations à long terme des hommes d'État et des hommes d'affaires particulièrement hasardeuses.

5. La précarité de la prévision des affaires humaines

En prévoyant ce qui peut se passer ou ce qui se passera dans le futur, l'Homme peut avoir raison ou tort. Mais son anticipation des événements futurs ne peut pas influer sur le cours de la nature. Quoi que l'homme puisse attendre, la nature suivra sa route sans être touché par les attentes, désirs, souhaits et espoirs des hommes.

Il en va différemment dans la sphère où l'action humaine peut se développer. La prévision peut se révéler erronée si elle conduit les hommes à agir avec succès d'une façon destinée à éviter l'apparition des événements prévus. Ce qui pousse les gens à écouter les opinions des devins ou à les consulter est souvent le désir d'éviter la venue d'événements indésirables que l'avenir, selon ces prophéties, tient en réserve pour eux. Si, au contraire, ce que l'oracle leur a annoncé est en accord avec leurs souhaits, ils peuvent réagir de deux manières. S'ils font confiance à l'oracle, ils peuvent devenir indolents et négliger de faire ce qu'il faudrait pour parvenir à la fin prévue. Ou ils peuvent, pleinement confiants, redoubler d'efforts pour arriver au but désiré. Dans tous les cas le contenu de la prophétie a le pouvoir de détourner le cours des événements des chemins qu'il aurait empruntés en l'absence d'une prédiction prétendument autorisée.

Nous pouvons illustrer cette question en nous référant à la prévision économique. Si l'on dit au gens au mois de mai que le boom se poursuivra encore quelques mois et ne s'effondrera pas avant décembre, ils essaieront de vendre aussi vite que possible, en tout cas avant décembre. Le boom prendra alors fin avant le jour indiqué par la prédiction.

6. La prédiction économique et la doctrine des tendances

L'économie peut prédire les effets à attendre du recours à des mesures données de politique économique. Elle peut répondre à la question de savoir si une politique donnée est capable d'atteindre les buts poursuivis et, si la réponse est négative, de dire quels en seront les véritables effets. Mais, bien entendu, cette prédiction ne peut être que « qualitative ». Elle ne peut pas être « quantitative » car il n'y a pas de relations constantes entre les facteurs et les effets concernés. La valeur pratique de l'économie est à voir dans ce pouvoir soigneusement circonscrit de prédire le résultat de certaines mesures.

Ceux qui rejettent la science aprioriste de l'économie en raison de son apriorisme, les adeptes des diverses écoles de l'historicisme et de l'institutionnalisme, devraient, du point de vue de leurs propres principes épistémologiques, s'abstenir d'exprimer le moindre jugement de valeur sur les effets à attendre dans l'avenir d'une politique donnée. Ils ne peuvent même pas savoir ce qu'une mesure donnée a donné dans le passé toutes les fois qu'elle a été employée. Car ce qui s'est passé était toujours le résultat conjoint d'une multitude de facteurs. La mesure en question n'était qu'un facteur parmi de nombreux autres contribuant à l'émergence du résultat final. Mais même si ces savants sont assez téméraires pour affirmer qu'une mesure donnée a conduit par le passé à un effet donné, ils n'auraient pas le droit — du point de vue de leurs propres principes — d'en déduire que le même effet sera également produit à l'avenir. Il aurait été cohérent pour l'historicisme et l'institutionnalisme de s'abstenir de donner le moindre avis sur les effets — nécessairement futurs — d'une quelconque mesure ou politique. Ils auraient dû limiter leurs enseignements au traitement de l'histoire économique. (Nous pouvons laisser de côté la question de savoir comment l'histoire économique pourrait être traitée sans théorie économique.)

Toutefois, l'intérêt du public pour les études qualifiées d'économiques est entièrement dû à l'espoir de pouvoir apprendre quelque chose sur les méthodes à employer pour parvenir à des fins données. Les étudiants qui assistent aux cours des professeurs « d'économie » tout comme les gouvernements payant des conseillers « économiques » désirent ardemment obtenir des informations sur l'avenir, pas sur le passé. Mais tout ce que ces experts peuvent leur dire, s'ils restent fidèles à leurs propres principes épistémologiques, se réfère au passé.

Pour réconforter leurs clients — hommes d'État, hommes d'affaires et étudiants — ces savants ont développé la doctrine des tendances. Ils font l'hypothèse que les tendances qui ont prévalu dans le passé récent — souvent appelé de façon inappropriée le présent — se poursuivront aussi dans le futur. S'ils considèrent la tendance comme indésirable, ils recommandent des mesures pour la modifier. S'ils la considèrent comme désirable, ils sont enclins à la déclarer inévitable et irrésistible et ne prennent pas en compte le fait que les tendances manifestées par l'histoire peuvent changer, qu'elles ont souvent ou plutôt toujours changé, et qu'elles peuvent changer même dans le futur immédiat.

7. La prise de décision

Il y a des engouements et des modes dans le traitement des problèmes scientifiques ainsi que dans la terminologie du langage scientifique.

Ce que la praxéologie appelle choisir est de nos jours, en ce qui concerne le choix des moyens, appelé prendre une décision. Le néologisme est destiné à détourner l'attention du fait que ce qui compte n'est pas simplement de faire un choix, mais de faire le meilleur choix possible. Ce qui veut dire : agir de façon à ce qu'aucune fin désirée de manière moins urgente ne soit satisfaite si cette satisfaction empêche de parvenir à une fin désiré de manière plus pressante. Dans les processus de production d'une l'économie de marché et soumis à la recherche du profit, ceci est accompli autant qu'il est possible de le faire par le biais de l'aide intellectuelle du calcul économique. Dans un système socialiste autosuffisant et fermé, ne pouvant avoir recours à aucun calcul économique, les prises de décision concernant les moyens sont tout simplement aléatoires.

8. Confirmation et réfutation

Dans les sciences de la nature une théorie ne peut être maintenue que si elle est en accord avec des faits établis par l'expérimentation. Cet accord était, jusqu'à il y a peu, considéré comme une confirmation. Karl Popper a fait remarquer en 1935, dans Logik und Forschung 3 que des faits ne peuvent jamais confirmer une théorie, qu'ils ne peuvent que la réfuter. Une formulation plus correcte est donc de dire : Une théorie ne peut pas être maintenue si elle est réfutée par les données de l'expérience. De cette façon l'expérience réduit l'arbitraire du scientifique à la construction des théories. Une hypothèse doit être abandonnée quand les expérimentations de laboratoire montrent qu'elle est incompatible avec les faits établis par l'expérience.

Il est évident que tout ceci ne peut en aucun cas être applicable aux problèmes des sciences de l'action humaine. Il n'y a pas dans ce domaine de choses qui puissent être comparées à des faits établis par l'expérimentation. Toute expérience dans ce domaine est, ainsi qu'il faudra le répéter sans cesse, une expérience historique, c'est-à-dire une expérience de phénomènes complexes. Une telle expérience ne peut jamais produire de chose ayant le caractère logique de ce que les sciences de la nature appellent des « faits d'expérience ».

Si l'on accepte la terminologie du positivisme logique et en particulier aussi celle de Popper, une théorie ou une hypothèse est « non scientifique » si elle ne peut pas par principe être réfutée par l'expérience. Par conséquent toutes les théories a priori, ce qui comprend les mathématiques et la praxéologie, sont « non scientifiques ». Il s'agit seulement d'une querelle de mots. Aucune personne sérieuse ne perd son temps à discuter de questions terminologiques de ce type. La praxéologie et l'économie garderont leur importance primordiale pour la vie et l'action humaines quelle que soit la façon dont on peut les classer ou les représenter.

Le prestige populaire dont jouissent les sciences de la nature dans notre civilisation n'est bien entendu pas fondé sur la simple condition négative que leurs théorèmes n'aient pas été réfutés. Il y a, en dehors du résultat des expériences de laboratoire, le fait que les machines et autres équipements construits conformément aux enseignements de la science marchent comme prévu par ces enseignements. Les moteurs et machines électriques fournissent une confirmation des théories de l'électricité sur lesquelles se fondent leur fabrication et leur fonctionnement. Assis dans une pièce éclairée par des ampoules électriques, équipée d'un téléphone, rafraîchie par un ventilateur électrique et nettoyée au moyen d'un aspirateur, le philosophe comme le profane ne peuvent s'empêcher d'admettre qu'il y a peut-être quelque chose de plus dans les théories de l'électricité que le simple fait de ne pas avoir été jusqu'à présent réfutées par une expérience.

9. L'examen des théorèmes praxéologiques

L'épistémologue qui commence ses réflexions en partant de l'analyse des méthodes des sciences de la nature et que des œillères empêchent de percevoir quoi que ce soit au-delà de ce domaine nous apprend uniquement que les sciences de la nature sont les sciences de la nature et que ce qui n'est pas une science de la nature n'est pas une science de la nature. Il ne sait rien des sciences de l'action humaine et par conséquent tout ce qu'il déclare à leur sujet n'a aucune importance.

Ce ne sont pas ces auteurs qui ont découvert que les théories de la praxéologie ne peuvent pas être réfutées par les expériences ni confirmées par leur utilisation avec succès dans la construction de divers dispositifs. Ces faits sont précisément l'un des aspects de notre problème.

La doctrine positiviste sous-entend que la nature et la réalité, en fournissant les données sensibles que peuvent enregistrer les énoncés protocolaires, écrivent leur propre histoire sur la page blanche de l'esprit humain. Le type d'expérience auquel elle se réfère en parlant de possibilité de vérification ou de réfutation est, d'après eux, quelque chose qui ne dépend en aucune façon de la structure logique de l'esprit humain. Elle offre une image fidèle de la réalité. Par ailleurs, à ce qu'ils pensent, la raison est arbitraire et donc susceptible de faire des erreurs et de mauvaises interprétations.

Cette doctrine non seulement ne parvient pas à tenir compte de la faillibilité de notre appréhension des objets sensibles, mais elle ne réalise pas que la perception est plus qu'une simple appréhension sensorielle, qu'il s'agit d'un acte intellectuel accompli par l'esprit. A cet égard à la fois l'associationnisme et la psychologie de la Gestalt sont d'accord. Il n'y a pas de raison d'attribuer à l'opération qu'accomplit l'esprit dans l'acte de prise de conscience d'un objet externe une dignité épistémologique plus grande qu'à l'opération accomplie par l'esprit quand il décrit ses propres procédures.

En fait, rien n'est plus certain à l'esprit humain que ce que le concept d'action humaine met en relief. Il n'y a pas d'être humain auquel est étrangère l'intention de substituer par une conduite appropriée un état de choses à un autre, qui prévaudrait s'il n'intervenait pas. Il n'y a d'hommes que là où il y a action.

Ce que nous savons de nos propres actions et sur celles des autres est conditionné par notre familiarité avec le concept d'action, familiarité que nous devons à un processus d'auto-examen et d'introspection ainsi qu'à une compréhension intuitive de la conduite des autres. Mettre en doute cette compréhension est tout aussi impossible que de mettre en doute le fait que nous vivons.

Celui qui veut attaquer un théorème praxéologique doit le remonter, étape par étape, jusqu'à atteindre un point où, dans la chaîne de raisonnement qui a conduit au théorème en question, il est possible de trouver une erreur logique. Mais si ce processus régressif de déduction aboutit au concept d'action sans qu'un maillon défectueux n'ait été trouvé dans la chaîne du raisonnement, alors le théorème est pleinement confirmé. Les positivistes qui rejettent un tel théorème sans l'avoir soumis à cet examen sont tout aussi idiots que les astronomes du dix-septième siècle qui refusaient de regarder à travers le télescope qui aurait montré que Galilée avait raison et qu'ils avaient tort.



Notes

1. J. Schumpeter, Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie (Leipzig, 1908), pp. 606 et suivantes ; W. Mitchell, « Quantitative Analysis in Economic Theory, » American Economic Review, XV, I et suivantes ; G. Cassel, On Quantitative Thinking in Economics (Oxford, 1935) ; ainsi qu'un flot croissant tous les jours de livres et d'articles.

2. Mises, Human Action (Traduction française : L'Action humaine), pp. 347 et suivantes.

3. Désormais également disponible en anglais, The Logic of Scientific Discovery (New York, 1959).


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