Le Fondement ultime de la science économique

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

VI. Autres conséquences de la négligence de la pensée économique

 

1. L'approche zoologique des problèmes humains

Le naturalisme a pour intention de traiter des problèmes humains à la manière dont la zoologie traite de tous les autres êtres vivants. Le béhaviorisme veut oblitérer ce qui distingue l'action humaine du comportement des animaux. Dans ces projets il n'y a pas de place pour la qualité spécifique de l'Homme, pour son trait caractéristique, à savoir la poursuite consciente de fins choisies. Ils ignorent l'esprit humain. Le concept de finalité leur est étranger.

Zoologiquement, l'Homme est un animal. Mais il y a une différence fondamentale entre la condition de tous les autres animaux et celle de l'Homme. Tout être vivant est naturellement l'ennemi implacable de tous les autres êtres vivants, et plus particulièrement des autres membres de sa propre espèce. Car les moyens de subsistance sont rares. Ils ne permettent pas à tous les représentants de ces espèces de survivre et de terminer leur vie jusqu'à ce que leur vitalité innée soit pleinement épuisée. Ce conflit irrémédiable des intérêts vitaux prévaut avant tout au sein d'une même espèce parce que ses membres dépendent pour leur survie des mêmes denrées alimentaires. La nature a littéralement « les dents et les griffes rouges » 1.

L'Homme est lui aussi un animal. Mais il diffère de tous les autres animaux parce qu'il a découvert, grâce à sa raison, la grande loi de la plus grande productivité de la coopération selon le principe de la division du travail. L'Homme est, comme l'a dit Aristote, le ζωον πολιτιχον, l'animal social a, mais il est « social » non pas à cause de sa nature animale, mais à cause de sa qualité spécifiquement humaine. Les représentants de sa propre espèce zoologique ne sont pas, pour l'homme individuel, des ennemis mortels qui l'affrontent dans une lutte biologique impitoyable, mais des collaborateurs ou des collaborateurs potentiels dans des efforts conjoints visant à améliorer la situation extérieure de son propre bien-être. Un gouffre infranchissable sépare l'Homme de tous les êtres qui n'ont pas cette capacité de saisir le sens de la coopération sociale.

2. L'approche des « sciences sociales »

Il est habituel de réifier la coopération sociale en employant le terme de « société ». Une mystérieuse agence surhumaine aurait, dit-on, créé la société et réclamerait de manière péremptoire à l'Homme de sacrifier les intérêts de son petit égoïsme au bénéfice de la société.

Le traitement scientifique des problèmes en jeu commence par le rejet radical de cette approche mythologique. Ce à quoi l'individu renonce en vue de coopérer avec d'autres individus, ce ne sont pas des intérêts personnels s'opposant à ceux du fantôme de la société. Il renonce à un bienfait immédiat pour récolter un bienfait plus grand à une date ultérieure. Son sacrifice est provisoire. Il choisit entre ses intérêts à court terme et ses intérêts à long terme, que les économistes classiques avaient l'habitude d'appeler les intérêts « bien compris ».

La philosophie utilitariste ne considère pas les règles de la morale comme des lois arbitraires imposées à l'Homme par une divinité tyrannique qu'il devrait respecter sans poser d'autres questions. Se comporter conformément aux règles requises pour la préservation de la coopération sociale est pour l'Homme le seul moyen de parvenir sans incident à toutes les fins qu'il veut atteindre.

Les tentatives cherchant à rejeter l'interprétation rationaliste de la morale du point de vue des enseignements chrétiens sont vaines. D'après la doctrine fondamentale de la théologie et de la philosophie chrétiennes, Dieu a créé l'esprit humain en dotant l'Homme de la faculté de penser. Comme à la fois la révélation et la raison humaine sont des manifestations de la puissance du Seigneur, il ne peut y avoir au bout du compte le moindre désaccord entre les deux. Dieu ne se contredit pas lui-même. L'objet de la philosophie et de la théologie est de démontrer l'harmonie entre la révélation et la raison. Tel était le problème que la philosophie patristique et scolastique cherchait à résoudre 2. La plupart de ces penseurs doutaient que l'esprit humain eût pu, sans l'aide de la révélation, prendre conscience de ce qu'enseignaient les dogmes, en particulier ceux de l'Incarnation et de la Trinité. Mais ils n'exprimaient aucun doute sérieux concernant la faculté de la raison humaine sur tous les autres aspects.

Les attaques populaires contre la philosophie sociale des Lumières et la doctrine utilitariste telles que les économistes classiques les enseignaient, ne provenaient pas de la théologie chrétienne mais de raisonnements théiste, athée et antithéiste. Ces attaques considèrent comme acquise l'existence de certains collectifs et ne se demandent ni comment de tels collectifs sont nés ni en quel sens ils « existent ». Elles attribuent au collectif de leur choix — l'humanité, la race, la nation (au sens qu'a ce terme en anglais et en français, qui correspond au mot allemand Staat), la nationalité (la totalité des gens parlant la même langue), la classe sociale (au sens marxiste) et certains autres — tous les attributs d'individus agissant. Elles affirment que la réalité de ces collectifs ne peut pas être perçue directement et qu'ils existent en dehors et au-dessus des actions des individus qui les constituent. Elles supposent que la loi morale oblige l'individu à soumettre ses « petits » désirs et intérêts privés à ceux du collectif auquel il appartient « de droit » et auquel il doit une allégeance inconditionnelle. L'individu qui poursuit ses propres intérêts ou qui préfère la loyauté envers un « faux » collectif à celle envers le « vrai » collectif n'est qu'un réfractaire.

La principale caractéristique du collectivisme est de ne pas tenir compte de la volonté et de l'anti-détermination morale de l'individu. A la lumière de sa philosophie l'individu est né dans un collectif et il est « naturel » et bon pour lui de se comporter comme les membres de ce collectif sont supposés le faire. Supposés par qui ? Bien évidemment par ceux à qui l'on a confié, par les décrets mystérieux d'une mystérieuse agence, le rôle de déterminer la volonté du collectif et de diriger les actions du collectif.

Dans l'ancien régime l'autoritarisme était basé sur une sorte de doctrine théocratique. Le roi sacré régnait par la grâce de Dieu : son mandat venait de Dieu. Il était l'incarnation du royaume. « France » était à la foi le nom du roi et du pays ; les enfants du roi étaient enfants de France. Les sujets qui s'opposaient aux ordres royaux étaient des rebelles.

La philosophie sociale des Lumières rejeta cette présomption. Elle qualifiait tous les Français d'enfants de la patrie. L'unanimité obligatoire n'était plus de mise dans les questions essentielles et politiques. L'institution du gouvernement représentatif — gouvernement par le peuple — reconnaît le fait que les gens peuvent ne pas être d'accord sur les questions politiques et que ceux qui partagent les mêmes idées se réunissent en partis. Le parti au pouvoir règne tant qu'il est soutenu par la majorité.

Le nouvel autoritarisme collectiviste stigmatise ce « relativisme » comme contraire à la nature humaine. Le collectif est considéré comme une entité au-dessus des intérêts des individus. Il importe peu que les individus soient ou non spontanément d'accord avec les intérêts du tout. En tout cas il est de leur devoir d'être d'accord. Il n'y a pas de partis, seul le collectif existe 3. Tous les gens sont moralement obligés de respecter les ordres du collectif. S'ils désobéissent on les force à céder. C'est ce que le maréchal russe Zhukov appelait le « système idéaliste » par opposition au « système matérialiste » de l'individualisme occidental que le général commandant les forces américaines trouvait « un peu difficile » à défendre 4.

Les « sciences sociales » se sont engagées dans la propagation de la doctrine collectiviste. Elles ne perdent pas de temps dans la tâche désespérée qui consisterait à nier l'existence des individus ou à prouver leur bassesse. En se donnant pour objectif de traiter des « activités de l'individu en tant que membre d'un groupe » 5 et en sous-entendant qu'ainsi définies elles couvriraient tout ce qui ne relève pas des sciences de la nature, les sciences sociales ignorent l'existence de l'individu. Selon elles l'existence des groupes ou des collectifs est une donnée ultime. Elles n'essaient pas de chercher les facteurs qui feraient coopérer les individus les uns avec les autres, créant ainsi ce que l'on appelle des groupes ou des collectifs. Pour eux le collectif, à l'instar de la vie ou de l'esprit, est un phénomène premier dont la science ne peut pas faire remonter l'origine à l'opération d'un autre phénomène. Les sciences sociales sont par conséquent incapables d'expliquer comment il se fait qu'il existe une multitude de collectifs et que les mêmes individus sont en même temps membres de différents collectifs.

3. L'approche de l'économie

L'économie ou catallaxie, seule branche des sciences théoriques de l'action humaine qui ait été jusqu'à présent développée, considère les collectifs comme le résultat de la coopération des individus. Guidés par l'idée que des fins choisies bien précises peuvent être atteintes soit mieux soit seulement par la coopération, les hommes s'associent entre eux et font ainsi naître ce que l'on appelle des groupes, des collectifs ou tout simplement la société humaine.

Le modèle de la collectivisation ou de la socialisation est l'économie de marché, et le principe fondamental de l'action collective est l'échange mutuel de services, le do ut des. L'individu donne ce qu'il considère avoir moins de valeur afin de recevoir quelque chose qu'il considère au moment de la transaction comme plus désirable. Il échange — achète ou vend — parce qu'il pense qu'il s'agit de la chose la plus avantageuse qu'il puisse faire à cet instant.

La compréhension intellectuelle de ce que font les individus quand ils échangent des biens et des services a été obscurcie par la manière dont les sciences sociales ont déformé le sens de tous les termes utilisés. Dans leur jargon le terme de « société » ne signifie plus le résultat du remplacement des efforts individuels isolés par la coopération mutuelle entre individus en vue d'améliorer leur condition : la « société » est une entité collective mythique au nom de laquelle un groupe de chefs prendrait soin de tout le monde. Les sciences sociales emploient l'adjectif « social » et le nom « socialisation » en conséquence.

La coopération sociale entre les individus — la société — peut se baser sur la coordination spontanée ou sur la subordination : sur le contrat ou sur le statut selon la terminologie de Henry Sumner Maine. L'individu s'intègre spontanément dans le cadre de la société de contrat ; sa place et ses fonctions — ses devoirs — lui sont attribuées dans le cadre de la société de statut par ceux qui sont aux commandes de l'appareil social de contrainte et d'oppression. Alors que dans la société de contrat cet appareil — gouvernement ou État — n'intervient que pour réprimer les machinations violentes ou frauduleuses visant à pervertir le système d'échange mutuel de services, dans la société de statut il maintient tout le système par des ordres et des interdictions.

L'économie de marché n'a pas été inventée par un esprit supérieur : elle n'a pas été tout d'abord planifiée comme schéma utopique puis mise en pratique. Des actions spontanées des individus, ne cherchant rien d'autre qu'à améliorer leur propre satisfaction, avaient sapé petit à petit le prestige du système coercitif du statut. Ce n'est qu'alors, lorsque la plus grande efficacité de la liberté économique ne put plus être mise en doute, que la philosophie sociale entra sur scène et démolit l'idéologie du système de statut. La suprématie politique des partisans de l'ordre pré-capitaliste fut abolie par des guerres civiles. L'économie de marché elle-même n'était pas le produit d'une action violente — de révolutions — mais d'une série de changements graduels pacifiques. Ce que sous-entend le terme de « révolution industrielle » est totalement trompeur.

4. Une remarque sur la terminologie légale

Dans la sphère politique la chute violente des méthodes de gouvernement pré-capitalistes a abouti à l'abandon complet des concepts féodaux du droit public et au développement d'une nouvelle doctrine constitutionnelle avec des concepts légaux et des termes auparavant inconnus. (Ce n'est qu'en l'Angleterre, où la transformation de la souveraineté royale en un système de suprématie d'une caste de propriétaires terriens privilégiés puis en gouvernement représentatif avec un droit de vote pour tous les adultes s'était faite par une successions de changements pacifiques 6, que l'on a majoritairement conservé la terminologie de l'ancien régime alors que les mots avaient depuis longtemps perdu toute signification pratique.) Dans le domaine du droit civil la transition de l'état pré-capitaliste à l'état capitaliste fut la conséquence d'une longue série de petits changements effectués à travers les actions de gens qui n'avaient pas le pouvoir de modifier officiellement les concepts légaux et les institutions légales traditionnellement utilisés. Les nouvelles méthodes pour faire des affaires donnèrent naissance à de nouvelles branches du droit qui furent développées à partir des anciennes coutumes et pratiques commerciales. Mais aussi radicale qu'ait été la transformation par ces nouvelles méthodes de l'essence et de la signification des institutions légales traditionnelles, on pensait que les termes et les concepts du vieux droit restés en usage continuaient à se rapporter aux conditions économiques et sociales qu'ils avaient eu autrefois. La conservation de termes traditionnels empêche les observateurs superficiels de remarquer toute la signification des changements fondamentaux effectués. L'exemple le plus remarquable nous est fourni par l'emploi du concept de propriété.

Là où en règle générale l'autosuffisance économique règne dans chaque foyer, et où par conséquent il n'y a pas d'échanges réguliers pour la plus grande part des produits, la signification de la propriété des biens de production ne diffère pas de la signification de la propriété des biens de consommation. Dans chaque cas la propriété sert uniquement le propriétaire. Posséder quelque chose, que ce soit un bien de production ou un bien de consommation, veut dire l'avoir pour soi tout seul et l'utiliser pour sa propre satisfaction.

Mais il en va tout autrement dans le cadre d'une économie de marché. Le propriétaire des biens de production est forcé de les utiliser pour satisfaire au mieux les besoins des consommateurs. Il renonce à sa propriété si d'autres personnes l'éclipsent en servant mieux les consommateurs. Dans l'économie de marché la propriété est acquise et préservée en servant le public et est perdue quand le public devient mécontent de la façon dont il est servi. La propriété privée des facteurs de production est pour ainsi dire un mandat public, retiré dès que les consommateurs pensent que d'autres gens les emploieraient plus efficacement. Par le biais du système des pertes et des profits, les propriétaires sont forcés d'employer « leur » propriété comme si elle appartenait aux autres et qu'elle leur avait été confiée sous l'obligation de l'utiliser pour satisfaire au mieux les bénéficiaires réels : les consommateurs. Tous les facteurs de production, y compris le facteur humain, c'est-à-dire la main-d'œuvre, servent la totalité des membres de l'économie de marché. Telles sont la véritable signification et la véritable nature de la propriété privée des facteurs de production matériels dans l'économie capitaliste. Elles n'ont pu être ignorées et mal comprises que parce que les gens — les économistes et les juristes tout comme les profanes — ont été égarés par le fait que le concept légal de la propriété tel qu'il fut développé par la pratique juridique et par les doctrines des époques pré-capitalistes est resté inchangé ou seulement un peu modifié après que son véritable sens fut radicalement changé 7.

Il est nécessaire d'étudier cette question au sein d'une analyse des problèmes épistémologiques des sciences de l'action humaines, parce qu'elle montre à quel point l'approche de la praxéologie moderne diffère radicalement des anciennes méthodes traditionnelles d'étude des conditions sociales. Aveuglés par l'acceptation sans aucun esprit critique des doctrines légalistes des époques pré-capitalistes, des générations d'auteurs sont totalement passés à côté des traits caractéristiques de l'économie de marché et de la propriété privée des moyens de production au sein de cette économie de marché. Selon eux, les capitalistes et les entrepreneurs seraient des autocrates irresponsables administrant les affaires économiques à leur seul avantage, sans aucun égard envers les intérêts du reste de la population. Ils dépeignent le profit comme un injuste lucre découlant de « l'exploitation » des employés et des consommateurs. Leur dénonciation passionnée du profit les a empêchés de comprendre que c'est précisément la nécessité de faire des profits et d'éviter les pertes qui obligent les « exploiteurs » à satisfaire les consommateurs au mieux de leurs capacités, en leur proposant les biens et les services qu'ils demandent avec le plus d'empressement. Les consommateurs sont souverains parce qu'au bout du compte ce sont eux qui déterminent ce qu'il faut produire, en quelle quantité et à quelle qualité.

5. La souveraineté des consommateurs

L'une des caractéristiques de l'économie de marché est la manière particulière dont elle traite des problèmes offerts par l'inégalité biologique, morale et intellectuelle des hommes.

Dans les époques pré-capitalistes les individus supérieurs, c'est-à-dire les plus intelligents et les plus efficaces, soumettaient et asservissaient les masses constituées par les gens moins efficaces. Dans la société de statut il y a des castes, il y a des seigneurs et des serviteurs. Toutes les affaires sont dirigées au seul bénéfice des premiers alors que les seconds doivent trimer pour leurs maîtres.

Dans l'économie de marché les meilleurs sont forcés, par l'intermédiaire du système des pertes et des profits, de servir les intérêts de tout le monde, y compris de la foule d'individus inférieurs. Dans son cadre les situations les plus désirables ne peuvent être obtenues que par des actions bénéfiques pour tous. Les masses, en leur qualité de consommateurs, déterminent en définitive les revenus et la richesse de tout le monde. Elles confient le contrôle des biens du capital à ceux qui savent comment les employer afin de les satisfaire elles, les masses, au mieux.

Il est bien sûr vrai que dans l'économie de marché ceux qui s'en tirent le mieux ne devraient pas, du point de vue d'un jugement éclairé, être considérés comme les individus les plus éminents de l'espèce humaine. Les hordes grossières de gens ordinaires ne sont pas capables de reconnaître à leur valeur les mérites de ceux qui éclipsent leur propre médiocrité. Elles jugent tout le monde du point de vue de la satisfaction de leurs désirs. Ainsi les champions de boxe et les auteurs de romans policiers jouissent d'un prestige supérieur à celui des philosophes et des poètes et gagnent plus d'argent qu'eux. Ceux qui déplorent ce fait ont certainement raison. Mais il est impossible de concevoir un système social qui rétribuerait de manière équitable les contributions de l'innovateur dont le génie conduit l'humanité vers des idées jusqu'alors inconnues et qui par conséquent est tout d'abord rejeté par tous ceux qui ne disposent pas de la même inspiration.

Ce qu'on a appelé la démocratie du marché donne naissance à un état de choses dans lequel les activités de production sont dirigées par ceux dont la conduite des affaires est approuvée par les masses qui achètent leurs produits. En rendant leurs entreprises rentables, les consommateurs transfèrent le contrôle des facteurs de production vers les mains des hommes d'affaires qui les servent le mieux. En rendant non profitables les entreprises des entrepreneurs maladroits, ils retirent ce contrôle à ceux dont les services ne leur plaisent pas. Lorsque les gouvernements contrecarrent des décisions du peuple en taxant les profits, il s'agit d'un acte antisocial au sens littéral du terme. D'un point de vue véritablement social, il serait plus « social » de taxer les pertes que les profits.

L'infériorité des masses se manifeste de la manière la plus convaincante dans le fait qu'elles détestent le système capitaliste et stigmatisent comme injustes les profits qui ont pour origine leur propre comportement. La demande d'expropriation de toute la propriété privée pour la redistribuer en parts égales à tous les membres de la société avait un sens dans une société totalement agricole. Dans ce cas le fait que certains possédaient de grands domaines était le corollaire du fait que d'autres ne possédaient rien ou pas assez pour subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille. Mais il en va différemment dans une société au sein de laquelle le niveau de vie dépend de la quantité de biens du capital. Le capital est accumulé par l'épargne et est maintenu quand les gens s'abstiennent de le consommer et de le dilapider. Dans une société industrielle la richesse de personnes aisées est à la fois la cause et l'effet du bien-être des masses. Ceux qui ne la possède pas sont également enrichis et non appauvris par elle.

Le spectacle offert par les politiques des gouvernements contemporains est effectivement paradoxal. Le goût de la propriété tant dénigré des promoteurs et des spéculateurs permet chaque jour de fournir aux masses des articles et des services inconnus jusque-là. Une corne d'abondance est déversée sur des individus incapables de comprendre les méthodes par lesquelles ces merveilleux dispositifs sont produits. Ces bénéficiaires intellectuellement limités du système capitaliste se bercent de l'illusion que c'est l'accomplissement de leur travail de routine qui crée toutes ces merveilles. Ils votent en faveur de dirigeants qui pratiquent une politique de sabotage et de destruction. Ils considèrent la « grande industrie », qui est obligée de produire pour une consommation de masse, comme le principal ennemi public et approuvent toute mesure qui, selon eux, améliore leur propre condition en « punissant » ceux qu'ils envient.

Analyser les problèmes en jeu n'est bien entendu pas le rôle de l'épistémologie.



Notes

a. L'expression « zoon politicon » est de nos jours habituellement traduite par « animal social » (c'est aussi le cas en anglais). Cette traduction a été critiqué par plusieurs auteurs, comme Gertrude Himmelfarb (The New History and the Old: Critical Essays and Reappraisals, Harvard University Press, 2004, p. 43-44), qui lui préfèrent la traduction « animal politique » [au sens classique du terme politique bien entendu]. NdT.

1. Tennyson, In Memoriam, LVI, iv.

2. L. Rougier, La scolastique et le Thomisme (Paris, 1925), pp. 36 et suivantes, 84 et suivantes, 102 et suivantes

3. Étymologiquement le terme de « parti » dérive du mot « partie » par opposition au « tout ». Un parti fraternel ne diffère pas du « tout » et n'est donc pas un parti. Le slogan « système du parti unique » fut inventé par les communistes russes (et fut imité par leurs adeptes, les fascistes italiens et les nazis allemands) pour camoufler l'abolition de la liberté et du droit de dissidence de l'individu.

4. Sur cet incident, voir W. F. Buckley, Up from Liberalism (New York, 1959), pp. 164-68.

5. E. R. A. Seligman, « What Are the Social Sciences? » [Que sont les sciences sociales ?] Encyclopedia of the Social Sciences, I, 3.

6. Ce ne furent pas les révolutions du XVIIe siècle qui transformèrent le système de gouvernement britannique. Les effets de la première révolution furent annulés par la Restauration et lors de la Glorieuse Révolution de 1688 la fonction royale fut simplement transférée du roi « légitime » à d'autres membres de sa famille. La lutte entre l'absolutisme dynastique et le régime parlementaire de l'aristocratie terrienne continua pendant la plus grande partie du XVIIIe siècle. Elle ne prit fin que lorsque les tentatives du troisième roi hanovrien pour faire revivre le régime des Tudors et des Stuarts échouèrent. La substitution du gouvernement populaire à l'aristocratie — au XIXe siècle — entraîna une succession de réformes du droit de vote.

7. Voir Mises, Die Gemeinwirtschaft (deuxième édition Iéna, 1932), pp. 15 et suivante. (Traduction française : Le Socialisme)


Chapitre V  |  Chapitre VII  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil