Le Fondement ultime de la science économique

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

VII. Les racines épistémologiques du monisme

 

1. Le caractère non expérimental du monisme

La vision du monde de l'Homme est, comme il a déjà été indiqué, déterministe. L'Homme ne peut pas concevoir l'idée d'un rien absolu ou de quelque chose issu de rien et remplissant l'univers de l'extérieur. Le concept humain de l'univers embrasse tout ce qui existe. Le concept humain du temps ne connaît ni début ni fin du flux temporel. Tout ce qui est et sera était potentiellement déjà présent dans quelque chose qui existait auparavant. Ce qui se passe devait nécessairement se passer. La pleine interprétation de tout événement conduit à un regressus in infinitum.

Ce déterminisme ininterrompu, qui est le point de départ de tout ce que font et enseignent les sciences expérimentales de la nature, ne découle pas de l'expérience : il est a priori 1. Les positivistes logiques comprennent le caractère aprioriste du déterminisme et, fidèles à leur empirisme dogmatique, rejettent le déterminisme avec passion. Mais ils n'ont pas conscience du fait qu'il n'y a absolument aucune base logique ou empirique au dogme fondamental de leur credo, de leur interprétation moniste de tous les phénomènes. Ce que montre l'empirisme des sciences de la nature est un dualisme constitué de deux sphères dont nous ne savons quasiment rien quant à leurs relations mutuelles. Il y a d'une part le domaine des événements extérieurs sur lesquels nos sens nous donnent des informations et d'autre part le domaine des pensées et des idées invisibles et intangibles. Si nous ne supposons pas seulement que la faculté de développer ce qu'on appelle l'esprit était déjà potentiellement inscrite dans la structure originelle des choses de toute éternité et qu'elle a porté ses fruits à la suite d'événements que la nature de ces choses devait nécessairement produire, mais aussi que dans ce processus il n'y avait rien qui ne puisse être réduit à des événements physiques et chimiques, alors nous utilisons la déduction à partir d'un théorème arbitraire. Il n'existe aucune expérience pouvant soutenir ou réfuter une doctrine de ce genre.

Tout ce que les sciences expérimentales de la nature nous ont enseigné jusqu'à présent sur le problème du corps et de l'esprit est qu'il existe un certain lien entre la faculté de penser et d'agir d'un homme et sa condition physique. Nous savons que des lésions au cerveau peuvent sérieusement détériorer, voire totalement détruire, les capacités intellectuelles de l'homme et que la mort, la désintégration totale des fonctions physiologiques des tissus vivants, met invariablement fin aux activités de l'esprit pouvant être notées par les esprits d'autres personnes. Mais nous ne savons rien du processus qui produit les pensées et les idées dans le corps d'un homme vivant. Des événements extérieurs presque identiques affectant l'esprit humain aboutissent à des pensées et à des idées différentes chez des gens différents ou chez les mêmes gens à des moments différents.

La physiologie ne dispose d'aucune méthode permettant de traiter de manière adéquate les phénomènes de la réaction de l'esprit aux stimuli. Les sciences de la nature sont incapables d'employer leurs méthodes pour analyser le sens qu'un homme donne à un événement du monde extérieur ou à ce que veulent dire d'autres personnes. La philosophie matérialiste de La Mettrie et de Feuerbach ainsi que le monisme de Haeckel n'appartiennent pas aux sciences de la nature : ce sont des doctrines métaphysiques cherchant une explication de quelque chose que les sciences de la nature ne peuvent pas explorer. Il en va de même des doctrines monistes du positivisme et du néopositivisme.

Établir ces faits n'a pas pour but de tourner en ridicule les doctrines du monisme matérialiste et de les qualifier de non sens. Seuls les positivistes considèrent l'ensemble des spéculations métaphysiques comme un non sens et rejettent tout type d'apriorisme. Des philosophes et des scientifiques judicieux ont admis sans réserve que les sciences de la nature n'ont pas contribué à apporter quoi que ce soit qui puisse justifier les principes du positivisme et du matérialisme et que toutes ces écoles de pensée enseignent de la métaphysique et une branche très insatisfaisante de celle-ci.

Les doctrines qui revendiquent pour leur empirisme l'épithète de radical ou de pur et qui stigmatisent comme non sens tout ce qui ne relève pas des sciences de la nature, n'arrivent pas à se rendre compte que le noyau prétendument empiriste de leur philosophie est entièrement basé sur la déduction à partir d'une hypothèse injustifiée. Tout ce que les sciences de la nature peuvent faire est de faire remonter tous les phénomènes pouvant être — directement ou indirectement — perçus par les sens humains à un ensemble de données ultimes. On peut rejeter une interprétation dualiste ou pluraliste de l'expérience et penser que toutes ces données ultimes pourraient être rattachées au cours du développement futur de la connaissance scientifique à une source commune. Mais une telle hypothèse ne relève pas de la science de la nature expérimentale. Il s'agit d'une interprétation métaphysique. Et il en est de même pour l'hypothèse supplémentaire selon laquelle cette source apparaîtra aussi comme la racine à partir de laquelle tous les phénomènes mentaux se sont développés.

D'un autre côté toutes les tentatives des philosophes pour démontrer l'existence d'un être suprême par des méthodes de pensée banales, que ce soit par le raisonnement aprioriste ou en effectuant des inférences à partir de certaines quantités observées de phénomènes visibles et tangibles, ont conduit à une impasse. Mais nous devons comprendre qu'il est tout aussi impossible de démonter de manière logique, par les mêmes méthodes philosophiques, l'inexistence de Dieu ou de rejeter la thèse suivant laquelle Dieu a créé l'X dont découle tout ce qu'étudient les sciences de la nature, ou l'autre thèse d'après laquelle les pouvoirs inexplicables de l'esprit humain sont nés et naissent par le biais d'une intervention divine réitérée au cours des affaires de l'univers. La doctrine chrétienne selon laquelle Dieu crée l'âme de chaque individu ne peut pas être réfutée par le raisonnement discursif de même qu'elle ne peut pas être prouvée de cette manière. Il n'y a rien dans les brillantes réussites des sciences de la nature ou dans le raisonnement a priori qui puisse contredire l'Ignorabimus de Du Bois-Reymond.

Il ne peut y avoir de philosophie scientifique au sens que donnent le positivisme logique et l'empirisme à l'adjectif « scientifique ». L'esprit humain, dans sa quête de la connaissance, a recours à la philosophie et à la théologie précisément parce qu'il recherche une explication aux problèmes auxquels les sciences de la nature ne peuvent pas répondre. La philosophie traite des choses qui se situent au-delà des limites du domaine dans lequel la structure logique de l'esprit humain permet de déduire quelque chose à partir des exploits des sciences de la nature.

2. Le cadre historique du positivisme

On ne caractérise pas de manière satisfaisante les problèmes de l'action humaine en disant que les sciences de la nature n'ont pas réussi — au moins jusqu'à présent — à fournir quoi que ce soit qui permette de les résoudre. Une description correcte de la situation devrait souligner que les sciences de la nature n'ont même pas les outils intellectuels pour prendre conscience de l'existence de ces problèmes. Les idées et les causes finales sont des concepts pour lesquels il n'y a pas de place dans le système et dans la structure des sciences de la nature. Leur terminologie ne dispose pas des concepts et des mots qui pourraient donner une direction adéquate dans le domaine de l'esprit et de l'action. Et tous leurs hauts faits, aussi merveilleux et bénéfiques qu'ils soient, n'effleurent même pas les problèmes essentiels de la philosophie auxquelles sont confrontées les doctrines métaphysiques et religieuses.

Le développement de l'opinion contraire, presque unanimement acceptée, peut facilement être expliqué. Toutes les doctrines métaphysiques et religieuses contiennent aussi, en plus de leurs enseignements moraux et théologiques, des théorèmes intenables sur les événements naturels et qui, avec le développement progressif des sciences de la nature, pouvaient être non seulement réfutés mais souvent tournés en ridicule. Des théologiens et des métaphysiciens ont obstinément essayé de défendre des thèses qui n'avaient qu'un lien superficiel avec le cœur de leur message moral et qui apparaissaient à un esprit scientifique comme des fables et des mythes totalement absurdes. Le pouvoir séculier des églises persécuta les scientifiques qui avaient le courage de s'écarter de ces enseignements. L'histoire des sciences dans l'orbite du christianisme occidental est une histoire de conflits dans laquelle les doctrines de la science étaient toujours mieux fondées que celles de la théologie officielle. Petit à petit, les théologiens durent finalement admettre dans chaque controverse que leurs adversaires avaient eu raison et qu'eux-mêmes avaient eu tort. L'exemple le plus spectaculaire d'une défaite peu glorieuse de ce genre — peut-être pas pour la théologie en tant que telle, mais certainement pour les théologiens — fut le résultat des débats concernant l'évolution.

On eut ainsi l'illusion que toutes les questions que la théologie avait l'habitude de traiter pourraient un jour être entièrement résolues et de manière irréfutable par les sciences de la nature. De la même façon que Copernic et Galilée avaient substitué une meilleure théorie des mouvements célestes aux doctrines intenables soutenues par l'Église, on attendait des futurs scientifiques qu'ils réussissent à remplacer toutes les autres doctrines « superstitieuses » par une vérité « scientifique ». Quand on critique l'épistémologie très naïve de Comte, Marx et Haeckel, il ne faut pas oublier que leur simplisme était une réaction aux enseignements encore plus simplistes de ce qu'on appelle aujourd'hui le fondamentalisme, dogmatisme qu'aucun théologien avisé n'oserait plus adopter.

Faire référence à ces faits n'excuse en aucun cas, et justifie encore moins, les simplifications du positivisme contemporain. Cela cherche juste à apporter une meilleure compréhension de l'environnement intellectuel dans lequel s'est développé le positivisme et dans lequel il est devenu populaire. Malheureusement la grossièreté des fanatiques positivistes est désormais sur le point de provoquer une réaction qui bloquera sérieusement l'avenir intellectuel de l'humanité. A nouveau, comme dans les derniers temps de l'empire romain, diverses sectes idolâtres prospèrent. Il y a le spiritualisme, le vaudou et d'autres doctrines et pratiques similaires, nombre d'entre elles étant empruntées aux cultes des tribus primitives. Il y a un renouveau de l'astrologie. Notre époque n'est pas seulement l'époque de la science. C'est aussi une époque dans laquelle les superstitions les plus absurdes trouvent des adeptes crédules.

3. Le cas de sciences de la nature

En raison de ces effets désastreux d'une réaction initialement excessive contre les produits du positivisme, il est nécessaire de répéter encore une fois que les méthodes expérimentales des sciences de la nature sont les seules à convenir pour le traitement des problèmes sous-jacents. Sans discuter à nouveau des tentatives visant à discréditer le concept de causalité et de déterminisme, nous devons souligner que ce qui est erroné dans le positivisme n'est pas ce qu'il enseigne à propos des méthodes des sciences empiriques de la nature mais ce qu'il affirme concernant des sujets sur lesquels — jusqu'à présent du moins — les sciences de la nature n'ont pas réussi à apporter la moindre information. Le principe positiviste de la vérifiabilité rectifié par Popper 2 est un principe épistémologique inattaquable pour les sciences de la nature. Mais il n'a pas de sens quand on l'applique à ce sur quoi les sciences de la nature ne peuvent rien nous dire.

Cet essai n'a pas pour but de parler des affirmations d'une quelconque doctrine métaphysique ou de la métaphysique en tant que telle. La nature et la structure logique de l'esprit humain étant ce qu'elles sont, plus d'un homme ne se satisfait pas de l'ignorance sur un problème donné et n'accepte pas facilement l'agnosticisme auquel conduit la quête la plus ardente de la connaissance. La métaphysique et la théologie ne sont pas, comme le prétendent les positivistes, les produits d'une activité indigne de l'Homo sapiens, les vestiges d'une ère primitive de l'humanité que les gens civilisés devraient repousser. Elles sont la manifestation de l'insatiable soif de connaissance de l'Homme. Peu importe que ce désir d'omniscience puisse ou non être un jour pleinement satisfait, l'Homme ne cessera jamais de courir passionnément après lui 3. Ni le positivisme ni aucune autre doctrine n'est invitée à condamner un principe religieux ou métaphysique qui ne contredit aucun des enseignements établis de l'a priori et de l'expérience.

4. Le cas des sciences de l'action humaine

Cet essai ne traite toutefois pas de théologie ou de métaphysique ni du rejet de ces doctrines par le positivisme. Il porte sur l'attaque du positivisme contre les sciences de l'action humaine.

La doctrine fondamentale du positivisme est la thèse selon laquelle les procédures expérimentales des sciences de la nature sont les seules méthodes applicables à la quête de la connaissance. D'après les positivistes, les sciences de la nature, totalement absorbées par la tâche plus urgente de résoudre les problèmes de la physique et de la chimie, ont par le passé négligé et pourraient également négliger dans le futur proche de prêter attention aux problèmes de l'action humaine. Mais, ajoutent-ils, il ne peut y avoir de doute qu'une fois que les hommes imprégnés d'une attitude scientifique et formés aux méthodes exactes du travail de laboratoire auront du temps libre pour se tourner vers l'étude de questions « mineures » comme celles du comportement humain, ils substitueront une connaissance authentique de tous ces sujets aux palabres sans valeur actuellement en vogue. La « science unifiée » résoudra tous les problèmes en cours et inaugurera une ère bienheureuse « d'ingénierie sociale » dans laquelle toutes les affaires humaines seront traitées de manière aussi satisfaisante que celle avec laquelle la technologie moderne fournit le courant électrique.

Quelques pas plutôt importants sur la voie vers ce résultat, prétendent les précurseurs les moins prudents de ce credo, ont déjà été faits par le béhaviorisme (ou la « béhaviorique » [behavioristics] comme Neurath préfère l'appeler). Ils attirent l'attention sur la découverte des tropismes et sur les réflexes conditionnés. Progressant plus loin à l'aide des méthodes qui ont permis ces réussites, la science sera un jour capable de réaliser toutes les promesses du positivisme. C'est une présomption vaine de l'Homme de s'imaginer que sa conduite n'est pas entièrement déterminée par les mêmes réactions qui déterminent le comportement des plantes et des chiens.

Face à tout ce discours passionné nous devons souligner la dure réalité : les sciences de la nature n'ont pas d'outil intellectuel pour étudier les idées et la finalité.

Un positiviste convaincu peut espérer qu'un jour les physiologistes pourront réussir à décrire dans les termes de la physique et de la chimie tous les événements conduisant à la production de certains individus et qu'ils réussiront à modifier leur substance innée au cours de leur vie. Nous pouvons éviter de poser la question de savoir si une telle connaissance serait suffisante pour expliquer totalement le comportement des animaux dans toute situation qu'ils pourraient rencontrer. Mais on ne peut pas douter qu'elle ne pourrait pas permettre au chercheur de traiter la façon dont un homme réagit à des stimulations extérieures. Car cette réaction humaine est déterminée par des idées, phénomènes dont la description est hors de portée de la physique, de la chimie et de la physiologie. Il n'y a pas d'explication dans les termes des sciences de la nature pour désigner ce qui conduit beaucoup de gens à rester fidèles à la foi religieuse dans laquelle ils ont été élevés et d'autres à changer de foi, pourquoi certains rejoignent ou quittent des partis politiques, pourquoi il existe différentes écoles philosophiques et différentes opinions sur une multitude de problèmes.

5. Les erreurs du positivisme

Constamment à la recherche d'une amélioration des conditions dans lesquelles les hommes doivent vivre, les nations de l'Europe occidentale et de l'Europe centrale ainsi que leurs descendants des territoires outremer ont réussi à développer ce que l'on appelle — le plus souvent de façon méprisante — la civilisation bourgeoise occidentale. Son fondement est le système économique capitaliste, dont le corollaire est le gouvernement représentatif avec la liberté de pensée et la communication entre les hommes. Bien que continuellement sabotée par la folie et la méchanceté des masses ainsi que par les vestiges idéologiques des modes de pensée pré-capitalistes, la libre entreprise a radicalement changé le destin de l'Homme. Elle a réduit les taux de mortalité et allongé la durée de vie moyenne, multipliant ainsi les chiffres de la population. Elle a, d'une façon sans précédent, augmenté le niveau de vie de l'homme moyen dans les nations qui n'ont pas trop sévèrement entravé l'esprit de propriété des individus entreprenants. Tous les individus, aussi fanatique que soit leur zèle à dénigrer et à combattre le capitalisme, lui rendent implicitement hommage en réclamant avec passion les produits qu'elle fabrique.

La richesse apportée par le capitalisme à l'humanité n'est pas la réalisation d'une force mythique appelée progrès. Elle n'est pas non plus celle des sciences de la nature ou l'application de leurs enseignements au perfectionnement de la technologie et de la thérapeutique. Aucune amélioration technique ou thérapeutique ne peut être utilisée en pratique si les moyens matériels nécessaires n'ont pas été auparavant rendus disponibles par l'épargne et l'accumulation du capital. La raison pour laquelle on n'a pas rendu accessible à tout le monde toutes les choses sur lesquelles la technologie donne des informations quant à leur production et à leur usage, c'est l'insuffisance de la quantité de capitaux accumulés. Ce qui a transformé la situation stagnante du bon vieux temps en l'activité du capitalisme, ce ne furent pas les changements rencontrés dans les sciences de la nature et dans la technologie mais l'adoption du principe de la libre entreprise. Le grand mouvement idéologique qui partit de la Renaissance, continua par les Lumières et culmina au XIXe siècle avec le libéralisme 4 a produit à la fois le capitalisme — l'économie de marché libre — et son corollaire politique — ou comme les marxistes ont l'habitude de dire sa « superstructure » politique — le gouvernement représentatif et les droits civiques des individus : liberté de conscience, de pensée, de parole et de tous les autres moyens de communication. Ce fut dans le climat créé par ce système capitaliste de l'individualisme que toutes les grandes réalisations intellectuelles modernes se sont faites. Jamais auparavant l'humanité n'avait vécu dans des conditions comparables à celles de la seconde moitié du XIXe siècle, moment où l'on pouvait librement discuter dans les pays civilisés des plus grands problèmes de la philosophie, de la religion et de la science sans crainte de représailles de la part des pouvoirs en place. C'était une époque de différences d'opinion productives et salutaires.

Un contre-mouvement se développa, mais pas à partir d'un renouveau des funestes forces discréditées qui avaient entraîné l'uniformité par le passé. Il survint du complexe autoritaire et dictatorial profondément inscrit dans les âmes de bon nombre de personnes bénéficiant des fruits de la liberté et de l'individualisme sans avoir contribué en quoi que ce soit à leur développement et à leur aboutissement. Les masses n'aiment pas ceux qui les dépassent dans un domaine donné. L'homme moyen envie et déteste ceux qui sont différents.

Ce qui pousse les masses dans le camp du socialisme, c'est, plus encore que l'illusion que le socialisme les rendra plus riche, l'espoir qu'il fera plier tous ceux qui sont meilleurs qu'elles-mêmes. Le trait caractéristique de tous les plans utopiques depuis ceux de Platon jusqu'à ceux de Marx est la pétrification rigide de toutes les conditions humaines. Une fois atteint l'état « parfait » des affaires sociales, aucun nouveau changement ne devra plus être toléré. Il n'y aura plus de place pour les innovateurs et les réformateurs.

Dans la sphère intellectuelle la défense de cette tyrannie intolérante est représentée par le positivisme. Son champion, Auguste Comte, n'a pas contribué en quoi que ce soit au progrès de la connaissance. Il a simplement établi le projet d'un ordre social dans lequel, au nom du progrès, de la science et de l'humanité, tout écart vis-à-vis de ses propres idées devait être interdit.

Les héritiers intellectuels de Comte sont les positivistes contemporains. Comme Comte lui-même, ces avocats de la « science unifiée », du panphysicalisme, du « positivisme logique » ou « empirique » et de la philosophie « scientifique » n'ont pas contribué eux-mêmes au progrès des sciences de la nature. Les futurs historiens de la physique, de la chimie, de la biologie et de la physiologie n'auront pas à mentionner leurs noms et leurs travaux. Tout ce que la « science unifiée » a apporté fut de recommander la suppression des méthodes pratiquées par les sciences de l'action humaine et leur remplacement par celles des sciences expérimentales de la nature. Elle n'est pas remarquable par ce qu'elle a apporté mais uniquement pour ce qu'elle a voulut voir interdit. Ses protagonistes sont les champions de l'intolérance et d'un dogmatisme étroit.

Les historiens doivent comprendre les conditions politiques, économiques et intellectuelles qui ont conduit au positivisme, ancien et nouveau. Mais l'intuition historique spécifique permettant de comprendre le milieu dans lequel des idées se sont développées ne peut ni justifier ni repousser les enseignements d'une école de pensée. Il revient à l'épistémologie de démasquer les erreurs du positivisme et de les réfuter.



Notes

1. « La science est déterministe ; elle l'est a priori; elle postule le déterminisme, parce que sans lui elle ne pourrait être. » Henri Poincaré, Dernières pensées (Paris, 1913), p. 244.

2. Voir ci-dessus, p. 69.

3. « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps. » E. Meyerson, De l'explication dans les sciences (Paris, 1927), p. 20.

4. Le terme libéralisme tel qu'il est employé dans cet essai doit être compris dans sa connotation classique du dix-neuvième siècle et non dans le sens qu'il a actuellement aux États-Unis, où il veut dire le contraire de tout ce qu'il avait l'habitude de signifier au dix-neuvième siècle.


Chapitre VI  |  Chapitre VIII  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil