Édition française : Presses Universitaires de France (1985)
par Ludwig von Mises
traduit par Raoul Audouin
L'échange interpersonnel est dit échange indirect si, entre les biens et services dont l'échange l'un pour l'autre est le but ultime de la transaction, se trouvent interposés un ou plusieurs instruments d'échange. Ce qu'étudie la théorie de l'échange indirect, ce sont les proportions dans lesquelles s'échangent, d'une part les instruments d'échange, et d'autre part tous les biens et services de quelque ordre que ce soit. Les formulations de la théorie de l'échange indirect se réfèrent à tous les cas d'échange indirect, et à toutes les choses qui sont employées comme instruments d'échange.
Un instrument d'échange qui est d'usage commun est appelé monnaie. La notion de monnaie est vague, puisque sa définition comporte l'emploi d'un terme lui-même vague « d'usage commun ». Il y a des cas limites, où l'on ne peut décider si un instrument d'échange est ou non d'usage « commun » et devrait être appelé monnaie. Mais cette imprécision dans la caractérisation de la monnaie n'affecte nullement l'exactitude et la précision requises par la théorie praxéologique. Car tout ce qui doit être affirmé de la monnaie est valable pour tout instrument d'échange. Il est par conséquent indifférent, soit de conserver le terme traditionnel de théorie de la monnaie, soit de lui substituer une autre expression. La théorie de la monnaie était et est toujours la théorie de l'échange indirect et des instruments intermédiaires de l'échange 1.
Les funestes erreurs charriées par les idées populaires sur la monnaie, et qui ont fait se fourvoyer les politiques monétaires d'à peu près tous les gouvernements, auraient difficilement pu se produire si beaucoup d'économistes n'avaient eux-mêmes commis de grosses méprises en traitant des problèmes monétaires, et ne s'y cramponnaient obstinément.
Il y a en tout premier rang l'idée hérétique de la prétendue neutralité de la monnaie 2. Un rejeton de cette doctrine fut la notion du « niveau » des prix, qui monte ou baisse proportionnellement à la quantité de monnaie en circulation. On n'a pas compris que des changements dans la quantité de monnaie ne peuvent jamais affecter les prix de tous les biens et services dans un même temps et dans la même mesure. L'on n'a pas davantage compris que les changements dans le pouvoir d'achat de l'unité monétaire sont nécessairement liés à des changements dans les relations mutuelles des acheteurs et des vendeurs. Pour démontrer l'exactitude de la thèse selon laquelle la quantité de monnaie et les prix montent et baissent proportionnellement, l'on a eu recours, pour traiter de la théorie monétaire, à une procédure entièrement différente de celle que la science économique moderne emploie pour tous les autres problèmes de son ressort. Au lieu de partir des actions des individus, comme la catallactique doit le faire dans absolument tous les cas, on a construit des formules visant à couvrir l'entièreté de l'économie de marché. Les éléments de ces formules étaient : la quantité totale de monnaie disponible dans la Volkswirtschaft (économie nationale) ; le volume des échanges, c'est-à-dire l'équivalent en monnaie de tous les transferts de marchandises et de services effectués à l'intérieur de l'économie nationale ; la vitesse moyenne de circulation des unités monétaires ; le niveau des prix. Ces formules démontraient apparemment la justesse de la doctrine du niveau des prix. En fait, cependant, l'ensemble de ce raisonnement est un exemple typique de la pétition de principe ou cercle vicieux. Car l'équation des échanges implique d'avance la thèse du « niveau » qu'elle a pour but de prouver. Ce n'est rien de plus que l'expression mathématique de la thèse insoutenable selon laquelle il y a proportionnalité entre les mouvements de la quantité de monnaie et ceux des prix.
En analysant l'équation des échanges, l'on suppose que l'un de ses éléments masse monétaire, volume des échanges, vitesse de circulation change ; mais on ne se demande pas comment de tels changements se produisent. L'on méconnaît que des changements dans ces grandeurs se produisent, non pas dans l'économie nationale comme telle, mais dans les situations des acteurs individuels, et que c'est le jeu mutuel des réactions de ces acteurs qui se traduit par des modifications de la structure des prix. Les économistes mathématiciens refusent de partir des demandes et offres des individus en signes monétaires. Ils introduisent au contraire une notion étrangère au réel, la vitesse de circulation, calquée sur les schémas de la mécanique.
En ce point de notre raisonnement, il n'est pas utile d'examiner si oui ou non les économistes mathématiciens ont raison de supposer que les services rendus par la monnaie consistent entièrement, ou essentiellement, dans le circuit qu'elle parcourt, dans sa circulation. Même si cela était exact, il serait quand même faux d'expliquer le pouvoir d'achat le prix de l'unité monétaire, à partir de ses services. Les services rendus par l'eau, le whisky et le café n'expliquent pas les prix qu'on les paie. Ce qu'expliquent ces services, c'est seulement que les gens, dans la mesure où ils les apprécient, demandent, sous certaines conditions, des quantités déterminées de ces produits. C'est toujours la demande qui influe sur la structure des prix, non la valeur objective d'usage ou utilité intrinsèque.
Il est vrai qu'en ce qui concerne la monnaie, la tâche de la catallactique est plus vaste qu'en ce qui concerne les biens qui se vendent. Ce n'est pas la tâche de la catallactique, mais de la psychologie et de la physiologie, d'expliquer pourquoi les gens veulent s'assurer les services que peuvent rendre les divers articles du commerce. Mais c'est effectivement la tâche de la catallactique de répondre à cette question en ce qui concerne la monnaie. Seule la catallactique peut nous dire quels avantages un homme compte retirer du fait de détenir de la monnaie. Mais ce ne sont pas ces avantages escomptés, qui déterminent le pouvoir d'achat de la monnaie. L'envie de s'assurer ces avantages est seulement l'un des éléments qui font apparaître la demande de monnaie. C'est la demande, élément subjectif intégralement déterminé par des jugements de valeur, ce n'est pas un quelconque fait objectif, un quelconque pouvoir de provoquer un certain effet, qui joue un rôle dans la formation sur le marché des taux d'échange.
La faille
dans l'équation des échanges et dans ses éléments
de base est le fait qu'ils regardent les phénomènes de
marché d'un point de vue holistique, globaliste. C'est
l'illusion provoquée par l'adoption inconsciente de la notion
d'économie nationale. Mais là où existe, au vrai
sens du terme, une Volkswirtschaft, il n'y a ni marché,
ni prix, ni monnaie. Sur un marché, il n'y a que des
individus, ou des groupes d'individus agissant de concert. Ce qui
meut ces acteurs, ce sont leurs propres objectifs, non les objectifs
de l'ensemble de l'économie de marché. Si des notions
telles que le volume des échanges et la vitesse de circulation
ont un sens, ce ne peut être que par référence à
la résultante des actions individuelles. Il est inadmissible
de se retourner vers ces notions pour expliquer les actions des
individus. La première question que la catallactique doit
poser en présence de changements dans la quantité
totale de monnaie disponible dans le système de
marché,
c'est de savoir comment de tels changements affectent la conduite des
divers individus. La science économique moderne ne demande pas
ce que vaut « l'acier », ou « le pain », mais
ce que vaut une certaine masse d'acier, un certain poids de pain,
pour un homme qui agit à un moment et un endroit définis.
La science ne peut faire autrement en ce qui concerne la monnaie.
L'équation des échanges est incompatible avec les
principes fondamentaux de la pensée économique. C'est
une rechute dans la façon t de penser des âges où
les gens ne parvenaient pas à saisir les phénomènes
praxéologiques parce qu'ils étaient imprégnés
de notions holistiques. C'est un mode de pensée stérile,
comme l'étaient les spéculations de jadis sur la valeur
de « l'acier » et du « pain » en général.
La théorie de la monnaie est une partie essentielle de la
théorie catallactique. Il faut la traiter de la même
façon dont on traite tous les autres problèmes
catallactiques.
L'accessibilité
au marché varie considérablement selon les différentes
marchandises ou services. Il y a des biens pour lesquels il est aisé
de trouver preneurs, disposés à débourser la
plus haute rémunération qu'on puisse en obtenir dans
les circonstances données, ou une rémunération
un peu moindre. Il y a d'autres biens pour lesquels il est très
difficile de trouver rapidement un acheteur, même si le vendeur
est disposé à se contenter d'une contrepartie très
inférieure à celle qu'il pourrait obtenir d'un autre
amateur dont la demande est plus intense. C'est cette différence
dans l'accessibilité au marché pour les divers articles
et services, qui a engendré l'échange indirect. Un
homme qui à un moment donné ne peut acquérir ce
dont il a besoin pour son ménage ou la conduite de ses
affaires, ou qui ignore encore ce dont il pourra avoir besoin dans un
avenir indéterminé, se rapproche de son objectif
lointain en échangeant un bien peu aisément négociable,
qu'il a l'intention de vendre, contre un autre bien plus aisément
vendable. Il peut aussi se produire que les propriétés
physiques r de la marchandise qu'il entend écouler (telles par
exemple que son caractère périssable, ou le coût
de son magasinage, ou des circonstances analogues) l'obligent à
ne pas attendre plus longtemps. Parfois, il peut être poussé
à se débarrasser rapidement de l'article en question
parce qu'il craint que sa valeur marchande ne baisse. Dans tous ces
cas, il améliore sa situation en acquérant un bien
auquel le marché est plus ouvert, même si ce bien
ne peut servir à satisfaire directement l'un de ses besoins.
Un instrument intermédiaire d'échange est un bien que
les gens n'acquièrent ni pour le consommer eux-mêmes,
ni pour l'employer dans leur propre activité de production,
mais avec l'intention de l'échanger ultérieurement
contre des biens qu'ils comptent employer pour la consommation
ou la production. La monnaie
est un instrument d'échange. C'est le bien auquel le marché
est le plus largement accessible, car les gens en désirent
pour l'offrir ultérieurement dans des échanges
interpersonnels. La monnaie est ce qui sert comme instrument
d'échange généralement accepté et
couramment employé. C'est sa seule fonction. Toutes les autres
fonctions que l'on attribue à la monnaie sont simplement des
aspects particuliers de cette fonction primordiale et unique, d'être
un instrument intermédiaire d'échange 3. Les
instruments d'échange sont des biens économiques. Ils
sont rares ; il y a pour ces biens une demande. Il y a sur le marché
des gens qui désirent en acquérir et qui sont disposés
à échanger contre eux des biens et des services. Les
instruments d'échange ont une valeur d'échange. Les
gens font des sacrifices pour les acquérir ; ils paient des
« prix » pour les obtenir. La particularité de ces
« prix » réside simplement dans le fait qu'ils ne peuvent
être exprimés en termes de monnaie. Pour les biens et
services vendables, nous parlons de prix, ou prix en monnaie. Quand
il s'agit de la monnaie, nous parlons de son pouvoir d'achat en face
des biens vendables. Il existe
une demande pour les instruments de paiement parce que les gens
désirent en garder une provision. Chaque membre d'une société
de marché veut avoir un certain montant de monnaie dans sa
poche ou son tiroir, une encaisse liquide ou un solde disponible d'un
niveau déterminé. A certains moments il veut garder une
encaisse plus importante, à d'autres moments une encaisse
moindre ; dans des cas exceptionnels il peut même renoncer à
toute encaisse. A tout le moins, l'immense majorité des gens
visent non seulement à détenir divers objets du
commerce, mais aussi à posséder de la monnaie. Leur
encaisse liquide n'est pas seulement un avoir résiduel, une
marge non dépensée de leur fortune. Ce n'est pas un
reste inintentionnel, se trouvant là après que tous les
actes intentionnels d'achat et de vente ont été
effectués. Son montant est déterminé par une
demande délibérée d'encaisse. Et comme pour tous
les autres biens, ce sont les changements dans le rapport entre la
demande et l'offre de monnaie qui entraînent des changements
dans le taux d'échange entre la monnaie et les biens
vendables. Chaque
fragment de monnaie est la propriété de l'un des
membres de l'économie de marché. Le transfert de
monnaie du commandement de l'un des acteurs au commandement d'un
autre est, dans le temps, immédiat, la
possession
n'est à aucun moment interrompue. Il n'y a aucune fraction de
temps dans laquelle la monnaie ne soit pas une partie de l'avoir
liquide d'un individu ou d'une firme, et où elle serait
« en circulation » 4.
Il n'est pas correct de distinguer entre la monnaie en circulation et
la monnaie oisive. Il n'est pas moins erroné de distinguer
entre monnaie circulante et monnaie thésaurisée. Ce
qu'on appelle thésaurisation est un niveau d'encaisse liquide
qui dans l'opinion personnelle d'un observateur dépasse
ce qui est considéré comme normal et approprié.
Néanmoins, l'argent thésaurisé est de l'encaisse
liquide. La monnaie thésaurisée est encore de la
monnaie et remplit dans ses coffres la même fonction qu'elle
remplit dans les encaisses appelées normales. Celui qui
thésaurise de la monnaie pense que certaines circonstances
particulières font qu'il est indiqué d'accumuler de
l'encaisse liquide au-delà de ce qu'il conserverait
lui-même dans des circonstances différentes, ou que
d'autres gens conservent, ou qu'un économiste qui
critique son comportement considère comme approprié. En
agissant comme il le fait, il influe sur la configuration de la
demande de monnaie de la même façon qu'influe sur elle
toute autre demande « normale ». Bien des
économistes évitent d'employer les termes de demande et
d'offre au sens de demande de monnaie et offre de monnaie pour les
avoirs liquides, parce qu'ils craignent une confusion avec la
terminologie courante chez les banquiers. Il est courant, en effet,
d'appeler demande d'argent la demande d'emprunts à court
terme, et offre d'argent ces offres de prêts. De même, le
marché des prêts à court terme est appelé
marché de l'argent. On dit que l'argent est rare s'il y a une
tendance à la hausse du taux d'intérêt des prêts
à court terme ; et l'on dit que l'argent est abondant si la
tendance du taux d'intérêt pour de tels prêts est
à la baisse. Ces façons de parler sont si enracinées
qu'il est vain de s'aventurer à les écarter. Mais elles
ont favorisé la diffusion d'erreurs funestes. Elles font que
les gens confondent les notions de monnaie et de capitaux et croient
qu'en augmentant la quantité de monnaie l'on pourrait
abaisser durablement le taux d'intérêt. Mais c'est
précisément le caractère rudimentaire de ces
erreurs qui rend peu vraisemblable que la terminologie suggérée
puisse créer un malentendu. Il est difficile de penser que des
économistes puissent errer en des matières aussi
fondamentales. D'autres ont
maintenu que l'on ne devrait pas parler de demande de monnaie et
d'offre de monnaie parce que les objectifs des demandeurs diffèrent
de ceux qui demandent des biens vendables. Les marchandises,
disent-ils,
sont demandées en fin de compte pour la consommation, alors
que la monnaie est demandée pour être abandonnée
dans des actes d'échange ultérieurs. Cette objection
n'a pas plus de valeur. L'usage que font les gens d'un instrument
d'échange consiste finalement à être donné
à d'autres. Mais tout d'abord, les gens ont le désir
d'en accumuler un certain montant, afin d'être prêts pour
le moment où un achat pourrait être effectué.
Précisément parce que les gens ne désirent pas
pourvoir dans l'instant même à leurs besoins lorsqu'ils
livrent les biens ou services qu'ils apportent au marché,
précisément parce qu'ils désirent attendre ou
sont forcés d'attendre que se présentent des occasions
favorables pour acheter, ils ne troquent pas directement, mais
indirectement par l'intermédiaire d'un instrument d'échange.
Le fait que la monnaie ne s'use pas par l'emploi qu'on en fait, et
qu'elle peut rendre son service pendant un temps pratiquement
illimité, est un facteur important de la configuration de
l'offre de monnaie. Mais celle ne change rien au fait que la valeur
attribuée à la monnaie doit s'expliquer de la même
façon que pour tous les autres biens : par la demande de ceux
qui désirent en acquérir une certaine quantité. Les
économistes ont essayé d'énumérer les
facteurs qui dans le système économique global peuvent
augmenter ou diminuer la demande de monnaie. L'on compte comme de
tels facteurs : le chiffre de la population ; la mesure dans laquelle
les ménages fournissent à leurs propres besoins par une
production autarcique, et la mesure dans laquelle ils produisent pour
les besoins d'autrui, vendant leurs produits et achetant ce qu'il
leur faut sur le marché ; le rythme de l'activité de
production et les échéances de règlements selon
les divers moments de l'année ; les institutions procédant
à l'apuration des dettes et créances qui s'annulent
mutuellement, telles que les chambres de compensation. Tous ces
facteurs influent effectivement sur la demande de monnaie et le
niveau des diverses encaisses individuelles ou de firmes. Mais leur
influence est seulement indirecte, et tient au rôle qu'ils
jouent dans les supputations des gens concernant le montant
d'encaisse liquide qu'ils considèrent comme opportun. Ce qui
tranche la question, c'est toujours le jugement de valeur porté
par les intéressés. Les divers acteurs arrêtent
dans leur esprit le montant qui leur paraît adéquat de
l'encaisse désirée. Ils exécutent leur décision
en renonçant à l'achat de biens, de titres, ou de
créances productives d'intérêts, en vendant ou au
contraire en achetant davantage des avoirs de ces diverses sortes. En
matière de monnaie, les choses ne se passent pas autrement que
pour tous les autres biens et services. La demande de monnaie est
déterminée par le comportement des gens qui veulent en
acquérir pour la conserver en caisse. Une autre
objection soulevée contre la notion de demande de monnaie a
été la suivante : l'utilité marginale de l'unité
de monnaie décroît beaucoup
plus lentement que celle des autres biens ; en fait elle décroît
si lentement qu'on peut n'en pas tenir compte. En ce qui concerne la
monnaie, personne ne dit jamais que sa demande en est satisfaite, et
personne ne manque une occasion d'en acquérir davantage si le
sacrifice corrélatif n'est pas trop grand. Il n'est donc pas
admissible de considérer la demande de monnaie comme limitée.
Pourtant, la notion même de demande illimitée est
contradictoire. Ce raisonnement populaire est entièrement
faux. Il confond la demande de monnaie pour encaisse liquide, avec le
désir d'une richesse accrue exprimée en termes de
monnaie. Celui qui dit que sa soif d'argent ne peut jamais être
étanchée ne veut pas dire que son encaisse liquide ne
saurait jamais être trop grande. Ce qu'il veut dire, c'est
qu'il ne saurait jamais être assez riche. Si davantage d'argent
afflue dans ses mains, il ne s'en servira pas pour augmenter son
avoir liquide net ; ou il n'en utilisera de la sorte qu'une partie. Il
dépensera le reste soit pour le consommer immédiatement,
soit pour l'investir. Personne ne garde liquide plus d'argent qu'il
ne désire en avoir en caisse. Le fait
d'avoir compris que le taux d'échange entre la monnaie d'une
part et les marchandises et services vendables de l'autre, est
déterminé de la même façon que les taux
d'échange mutuels entre les diverses choses vendables,
c'est-à-dire par l'offre et la demande, a été
l'essence de la théorie quantitative de la monnaie. Cette
théorie a été l'application, pour l'essentiel,
de la théorie générale de l'offre et de la
demande au cas particulier de la monnaie. Son mérite fut de
vouloir expliquer la détermination du pouvoir d'achat de la
monnaie en recourant au même raisonnement que l'on emploie pour
expliquer tous les autres taux d'échange. Son défaut a
été de procéder à une interprétation
globaliste. Elle a considéré la masse disponible
de monnaie offerte dans l'Économie Nationale, et non pas les actions
des individus et des firmes distinctes. Un corollaire de ce point de
vue erroné a été l'idée qu'il y a une
proportionnalité entre les changements dans la quantité
totale de monnaie, et les changements dans les prix en
monnaie. Mais les premiers critiques n'ont pas su réfuter les
erreurs contenues dans la théorie quantitative, et lui
substituer une théorie plus satisfaisante. Ils ne s'en
sont pas pris à ce qu'il y avait de faux dans la théorie
quantitative ; ils ont attaqué au contraire son noyau de
vérité. Ils voulurent nier qu'il y eût une
relation causale entre les mouvements des prix et ceux de la quantité
de monnaie. Cette négation les a conduits dans un labyrinthe
d'erreurs, de contradictions et de sottises. La théorie
monétaire moderne reprend le fil de la théorie
quantitative traditionnelle, en ce qu'elle part de la claire
connaissance du fait que les changements dans le pouvoir d'achat de
la monnaie doivent être étudiés selon les
principes appliqués à tous les autres phénomènes
de marché, et qu'il existe une connexion entre d'une part les
changements de demande et d'offre de monnaie, et de l'autre les changements
de pouvoir d'achat. En ce sens, l'on peut dire que la théorie
monétaire moderne est une variante améliorée de
la théorie quantitative. Importance épistémologique de la théorie
monétaire de Carl Menger Carl Menger
n'a pas seulement fourni une théorie praxéologique
irréfutable de l'origine de la monnaie. Il a aussi reconnu
l'apport de sa théorie dans l'élucidation des principes
fondamentaux de la praxéologie et de ses méthodes de
recherche 5. Il y eut des
auteurs qui essayèrent d'expliquer l'origine de la monnaie par
voie de décret, ou de convention. L'autorité, l'État,
ou un contrat entre citoyens, aurait intentionnellement et
consciemment établi l'échange indirect et la monnaie.
Le principal défaut de cette thèse ne doit pas être
cherché dans le fait que cela supposerait que les hommes d'une
époque ignorant l'échange indirect et la monnaie,
furent capables cependant de dresser le plan d'un ordre économique
entièrement différent des conditions réelles de
leur propre temps, et de comprendre l'importance d'un tel plan. Il ne
faut pas non plus chercher la faille dans le fait que l'histoire ne
fournit aucun indice à l'appui de telles affirmations. Il
existe des raisons plus substantielles pour les rejeter. Si l'on
admet par hypothèse que la situation respective des parties
intéressées s'améliore pas à pas, à
mesure qu'on va de (échange direct vers l'échange
indirect, et plus tard, lorsqu'on donne la préférence
comme instrument intermédiaire d'échange, à
certains biens caractérisés par leur aptitude
particulière à être acceptés sur le
marché, l'on ne voit pas bien pourquoi il faudrait, en
recherchant l'origine de l'échange indirect, recourir au
surplus à un décret d'autorité, ou à un
contrat explicite entre les citoyens. Un homme qui éprouve de
la difficulté à obtenir par le troc ce dont il a envie,
améliore ses chances de se le procurer dans des actes
ultérieurs d'échange, s'il se procure un bien plus
aisément accepté au marché. Dans ces conditions,
il n'était pas besoin d'une intervention du pouvoir, ou d'une
convention entre citoyens. L'heureuse idée de procéder
de la sorte pouvait venir aux individus les plus astucieux, et les
moins doués pouvaient imiter leur méthode. Il est
certainement plus plausible d'admettre que les avantages immédiats
apportés par l'échange indirect ont été
reconnus par les intéressés, plutôt que de
supposer que l'image complète d'une société
trafiquant avec l'aide de la monnaie ait été conçue
par un
génie ;
ou si l'on adopte l'hypothèse de la convention, que cette
image ait été rendue évidente au reste des gens
par voie de persuasion. Si, par
contre, nous n'admettons pas que les individus aient pu découvrir
le fait qu'il leur est plus avantageux de recourir à des
échanges indirects, que d'attendre l'occasion propice pour un
échange direct ; et si, pour avancer la discussion, nous
supposons que les autorités ou une convention ont
introduit la monnaie, il faut résoudre des questions
supplémentaires. Nous devons nous demander quelles sortes de
mesures ont été employées pour amener les gens à
adopter une procédure dont ils ne comprenaient pas l'utilité
et qui était, techniquement, plus compliquée que
l'échange direct. Admettons que la contrainte ait été
pratiquée. Dans ce cas, nous devons demander en outre à
quel moment et par quelles circonstances l'échange indirect et
l'emploi de la monnaie ont plus tard cessé d'être des
procédures embarrassantes, ou du moins indifférentes,
aux intéressés pour leur apparaître avantageuses. La méthode
praxéologique rattache à reculons tous les phénomènes
aux actions des individus. Si les conditions de l'échange
interpersonnel sont de telle nature que l'échange indirect
facilite les transactions, et dans la mesure où les gens ont
conscience de ces avantages, l'échange indirect et la monnaie
apparaissent. L'expérience historique montre que ces
conditions étaient et sont telles. Si elles étaient
autres, nous ne pouvons imaginer comment les gens auraient pu adopter
l'échange indirect et la monnaie, et s'y tenir pour procéder
à leurs échanges. Le problème
historique des origines de l'échange indirect et de la monnaie
n'est, en fin de compte, pas intéressant pour la praxéologie.
La seule chose qui compte est que l'échange indirect et la
monnaie existent, parce que les conditions de leur existence furent
et sont toujours réunies. S'il en est ainsi, la praxéologie
n'a pas besoin de recourir à l'hypothèse d'un décret
d'autorité ou d'un pacte ayant inventé ces modes
d'échange. Les étatistes peuvent, s'ils le veulent,
continuer à attribuer l' « invention » de la
monnaie à l'État, si invraisemblable que ce soit. Ce qui
compte, c'est qu'un homme acquiert un bien, non pour le consommer ou
l'utiliser à produire, mais en vue de le céder dans un
acte ultérieur d'échange. Une telle conduite de
certaines gens fait d'une marchandise un intermédiaire
d'échange et, si cet usage de ce bien-là devient
habituel, la pratique en fait une monnaie. Tous les théorèmes
de la théorie catallactique des instruments d'échange
et de la monnaie se réfèrent aux services qu'un bien
rend en sa qualité d'instrument d'échange. Même
s'il était vrai que l'impulsion à l'instauration de
l'échange indirect et de la monnaie ait été
fournie par des autorités ou par un accord entre les membres
de la société, cela n'affaiblirait en rien la
constatation que seul le comportement de gens procédant à
des échanges est créateur d'échange indirect et
de monnaie. L'Histoire
peut nous dire où et quand des instruments d'échange
ont été employés pour la première fois et
comment, par la suite, la gamme des biens ainsi employés s'est
progressivement resserrée. Comme la différenciation
entre la notion large d'instrument d'échange et la notion plus
étroite de monnaie n'est pas tranchée mais graduelle,
il n'est pas possible de déterminer d'un commun accord où
se trouve la transition historique entre de simples instruments
d'échange et la monnaie. Répondre à de telles
questions est du ressort de jugements intuitifs historiques. Mais,
comme on l'a dit, la distinction entre l'échange direct et
l'échange indirect est, elle, tout à fait tranchée ;
et tout ce qui est formulé par la catallactique au sujet des
instruments d'échange se réfère à
l'entière catégorie des biens qui sont demandés
et acquis en tant que biens intermédiaires. Dans la
mesure où l'affirmation que l'échange indirect et la
monnaie ont été établis par décret ou
convention prétend à être une description
d'événements historiques, c'est aux historiens qu'il
revient d'en montrer l'inexactitude. Pour autant que ce soit présenté
simplement comme un constat historique, cela ne peut aucunement
affecter la théorie catallactique de la monnaie et son
explication de l'évolution de l'échange indirect. Mais
si l'intention en est d'affirmer quelque chose sur l'agir humain et
sur les faits sociaux, l'affirmation ne sert à rien car elle
ne porte point sur l'action. Ce n'est pas une constatation sur l'agir
humain, que de déclarer qu'un jour des gouvernants ou des
citoyens se sont assemblés et ont été frappés
de l'inspiration soudaine, que ce serait une bonne chose que
d'échanger de façon indirecte en passant par
l'intermédiaire d'un instrument d'échange d'usage
commun. C'est simplement reculer d'un cran le problème
impliqué. Il est
nécessaire de comprendre que l'on ne contribue en rien à
la conception scientifique de l'agir humain et des phénomènes
sociaux, en déclarant que l'État, un chef charismatique ou une
inspiration tombant sur le peuple entier ont créé cela.
De telles affirmations ne réfutent aucunement la théorie
montrant que de tels phénomènes peuvent être
reconnus comme « le produit initentionnel, le résultat
non délibérément imaginé et visé
par tels ou tels efforts individuels des membres de la société » 6. Dès
lors qu'un bien économique est demandé non seulement
par ceux qui veulent s'en servir pour consommer ou produire, mais
aussi par des gens qui désirent le conserver comme instrument
d'échange et le céder dès qu'il en est besoin
pour un acte d'échange ultérieur, la demande de ce bien
augmente. Un nouvel emploi de ce bien est apparu et crée pour
lui une
demande additionnelle. Comme pour tout autre bien économique, une
telle demande additionnelle entraîne une hausse de sa valeur
d'échange, autrement dit de la quantité des autres
biens que l'on offre pour en acquérir. Le montant d'autres
biens qui peut être obtenu en cédant un instrument
d'échange, son « prix » exprimé en termes
des divers biens et services, est en partie déterminé
par la demande de ceux qui désirent en acquérir comme
instrument d'échange. Si les gens cessent d'employer le bien
en question comme instrument d'échange, cette demande
additionnelle disparaît et le « prix » baisse
corrélativement. Ainsi la
demande d'un instrument d'échange est le composé de
deux demandes partielles : la demande provoquée par
l'intention de s'en servir pour la consommation ou la production, et
celle provoquée par l'intention de s'en servir comme
instrument d'échange 7.
En ce qui concerne la monnaie métallique moderne, l'on parle
de la demande industrielle et de la demande monétaire. La
valeur d'échange (ou pouvoir d'achat) d'un instrument
d'échange est la résultante des effets cumulés
de chacune des deux demandes partielles. Or le volume
de cette partie de la demande d'un instrument d'échange qui se
manifeste en raison de son utilité comme moyen d'échange,
dépend de sa valeur dans l'échange. Ce fait soulève
des difficultés que beaucoup d'économistes
considérèrent comme insolubles, de telle sorte qu'ils
s'abstinrent de poursuivre dans cette ligne de raisonnement. Il
est illogique, disaient-ils, d'expliquer le pouvoir d'achat de
la monnaie en se référant à la demande de
monnaie, et la demande de monnaie en se référant à
son pouvoir d'achat. La
difficulté, toutefois, n'est qu'apparente. Le pouvoir d'achat
que nous expliquons en nous référant au volume de la
demande spécifique n'est pas le même pouvoir d'achat
dont la hauteur détermine cette demande spécifique. Le
problème est de concevoir comment se forme le pouvoir d'achat
du futur immédiat, du moment qui vient. Pour résoudre
cette question nous nous reportons au pouvoir d'achat du passé
immédiat, du moment qui vient de passer. Ce sont des grandeurs
distinctes. Il est erroné d'objecter à notre théorème,
que l'on peut appeler le théorème de la régression,
un prétendu raisonnement en cercle vicieux 8. Mais, disent
les critiques, cela revient simplement à déplacer le
problème à reculons. Car maintenant l'on doit encore
expliquer la formation du pouvoir d'achat d'hier. Si l'on explique ce
dernier en se référant à celui d'avant-hier
et ainsi de suite, l'on s'engage dans une régression in
infinitum. Un tel raisonnement, déclarent-ils, n'est
certainement pas une solution complète et logiquement
satisfaisante du problème en question. Ce que ces critiques ne
voient pas, c'est que la régression ne recule pas sans fin.
Elle atteint un point où l'explication est complète et
où aucune question ne reste sans réponse. Si nous
remontons à la trace le pouvoir d'achat de la monnaie pas à
pas, nous arrivons finalement au point où le bien considéré
a commencé à servir comme instrument d'échange.
A ce moment-là, la valeur d'échange de la veille
est exclusivement déterminée par la demande non
monétaire industrielle qui est manifestée seulement
par ceux qui désirent se servir du bien pour des emplois
autres que celui d'instrument d'échange. Mais,
poursuivent les critiques, cela veut dire que l'on explique la partie
du pouvoir d'achat de la monnaie qui est due à ses services
comme moyen d'échange, par le fait de son emploi à des
fins industrielles. Le problème même, qui est
d'expliquer la composante spécifiquement monétaire
dans sa valeur d'échange, reste non résolu. Là
encore, les critiques se trompent. La composante de la valeur de la
monnaie qui découle des services qu'elle rend comme instrument
d'échange, est entièrement expliquée par
référence à ces services monétaires
spécifiques, et à la demande qu'ils créent. Deux
faits ne peuvent être niés, et personne ne les nie. Le
premier est que la demande d'un instrument d'échange est
déterminée par des prises en considération de sa
valeur d'échange qui découle à la fois des
services monétaires et des services industriels qu'elle rend.
Deuxièmement, que la valeur d'échange d'un bien qui n'a
pas encore été demandé pour servir d'instrument
d'échange est déterminée uniquement par la
demande émanant de gens qui veulent s'en servir à des
fins dites industrielles, c'est-à-dire pour consommer ou
produire. Or, la théorie de la régression vise à
interpréter l'apparition d'une demande monétaire pour
un bien qui antérieurement avait été
demandé exclusivement à des fins industrielles, comme
influencée par la valeur d'échange qui lui était
assignée à ce moment-là en raison de ses
seuls usages non monétaires. Cela n'implique certainement pas
que l'on explique la valeur d'échange spécifiquement
monétaire d'un instrument d'échange sur la base de sa
valeur d'échange industrielle. Le pouvoir
d'achat de la monnaie est déterminé par la demande et
l'offre, comme dans le cas des prix de tous les biens et services
vendables. Etant donné que l'action tend toujours à
réaliser un arrangement plus satisfaisant des éléments
d'une situation à venir, quelqu'un qui envisage d'acquérir
ou de céder de la monnaie se préoccupe naturellement,
avant tout, de son pouvoir d'achat futur et de la configuration
future des prix. Mais il ne peut former de jugement sur le futur
pouvoir d'achat de la I monnaie, autrement qu'en regardant comment il
se manifestait dans le passé immédiat. C'est là
le fait qui distingue radicalement la détermination du pouvoir
d'achat de la monnaie de la détermination des taux d'échange
mutuels entre les divers biens et services. A l'égard de ces
derniers, les acteurs n'ont rien d'autre à considérer
que leur importance pour la future satisfaction de besoins. Si une
nouvelle marchandise inconnue jadis se trouve mise en vente, comme ce
fut le cas par exemple pour les appareils de radio il y a quelques
décennies, la seule question qui compte pour l'individu
est de
savoir si la satisfaction que lui procurera le nouvel article sera ou
non supérieure à la satisfaction attendue d'autres
biens auxquels il devra renoncer pour se procurer la chose nouvelle.
La connaissance des prix passés n'est pour l'acheteur qu'un
moyen d'estimer son « boni » de consommateur. Si cette
estimation ne l'intéresse pas, il peut au besoin ordonner ses
achats sans que lui soient familiers les prix de marché du
passé immédiat, que les gens appellent prix actuels. Il
pourrait faire ses évaluations sans qu'il y ait appréciations.
Comme on l'a noté précédemment, si l'on perdait
complètement la mémoire des prix passés, cela
n'empêcherait pas la formation de nouveaux taux d'échange
entre les diverses choses vendables. Mais si la connaissance du
pouvoir d'achat de la monnaie venait à disparaître, le
processus de développement de l'échange indirect et des
instruments d'échange devrait recommencer à zéro.
Il deviendrait nécessaire de recommencer par employer certains
biens, plus aisément accueillis par le marché, comme
instruments d'échange. La demande de ces biens augmenterait,
et elle ajouterait au montant de leur valeur d'échange
découlant de leur emploi (non monétaire) industriel, un
composant spécifique dû à leur nouvel usage comme
instrument d'échange. Un jugement de valeur n'est possible,
vis-à-vis de la monnaie, que s'il peut s'appuyer sur
l'existence de prix. L'acceptation d'une nouvelle sorte de
monnaie présuppose que la chose en question a déjà
une valeur d'échange antérieurement acquise par les
services qu'elle rend directement à la consommation ou à
la production. Ni un acheteur ni un vendeur ne pourrait juger de la
valeur d'une unité monétaire s'il n'avait aucune
information sur sa valeur d'échange son pouvoir d'achat
dans le passé immédiat. La relation
entre la demande de monnaie et l'offre de monnaie, qu'on peut appeler
relation monétaire, détermine le niveau du pouvoir
d'achat. La relation monétaire d'aujourd'hui, telle qu'elle
est formée sur la base du pouvoir d'achat d'hier, détermine
le pouvoir d'achat d'aujourd'hui. Celui qui désire augmenter
son encaisse liquide restreint ses achats et augmente ses ventes, ce
qui produit une tendance à la baisse des prix. Celui qui
souhaite diminuer ses encaisses liquides accroît ses achats
soit pour consommer, soit pour produire et investir et il
restreint ses ventes ; il introduit ainsi une tendance à la
hausse des prix. Les
changements dans la masse de monnaie doivent nécessairement
altérer la localisation des biens vendables en tant que
possédés par les divers individus et firmes. La
quantité de monnaie existante dans l'ensemble du système
de marché ne peut augmenter ou diminuer autrement qu'en
augmentant ou diminuant d'abord les encaisses liquides de certains
membres individuellement. Nous pouvons, si nous voulons, supposer que
chaque membre personnellement reçoit une part de la monnaie
additionnelle, ou supporte une part de la réduction, au moment
même où la
monnaie additionnelle entre ou sort du système. Mais que nous fassions
cette supposition ou non, le résultat final de notre
démonstration restera le même. Ce résultat sera
que des changements dans la structure des prix, provoqués par
des changements dans la quantité de monnaie disponible à
l'intérieur du système économique, n'affectent
jamais les prix des diverses marchandises et des services dans la
même mesure et au même moment. Supposons
que le gouvernement émette une quantité additionnelle
de papier monnaie. Le gouvernement a l'intention soit d'acheter des
biens et services, soit de rembourser des dettes antérieures
ou d'en verser les intérêts. Quoi qu'il en soit, le
Trésor vient sur le marché avec une demande
additionnelle de biens et de services, il est maintenant en mesure
d'acheter davantage. Les prix des biens qu'il achète montent.
Si le gouvernement avait dépensé dans ces achats
l'argent prélevé au préalable par l'impôt,
les contribuables auraient diminué leurs achats et, tandis que
les biens achetés par le gouvernement renchériraient,
le prix des autres biens baisserait. Mais cette baisse de prix des
articles que les contribuables avaient l'habitude d'acheter ne se
produit pas si le gouvernement augmente la quantité d'argent à
sa disposition sans réduire celle aux mains du public. Les
prix de certains articles à savoir, ceux que le
gouvernement achète montent immédiatement, tandis
que les prix des autres marchandises restent inchangés pour un
temps. Mais le processus se poursuit. Les gens qui vendent les biens
que le gouvernement achète sont maintenant eux-mêmes
en mesure d'acheter davantage qu'ils n'en avaient l'habitude. Les
prix des choses que ces gens-là achètent en plus
grande quantité, augmentent par conséquent aussi. Ainsi
l'impulsion à la hausse se propage d'un groupe de biens et de
services aux autres groupes, jusqu'à ce que tous les prix et
taux de salaires aient augmenté. La hausse des prix n'est donc
pas simultanée pour les diverses catégories de biens et
services. Lorsque
finalement, dans le cours ultérieur de l'augmentation de la
masse monétaire, tous les prix auront monté, la hausse
n'aura pas affecté les divers biens et services dans la même
proportion. Car le processus aura affecté la situation
matérielle des divers individus de façon diverse.
Pendant que le processus se déroule, certaines gens profitent
des prix plus élevés des biens et services qu'ils
vendent, pendant que les prix des choses qu'ils achètent n'ont
pas encore augmenté ou n'ont pas augmenté autant.
D'autre part, il y a des gens malchanceux qui vendent des biens et
services dont les prix n'ont pas monté, ou monté autant
que les prix des biens qu'ils doivent acheter pour leur consommation
quotidienne. Pour les premiers, la propagation graduelle de la hausse
est une bonne fortune, pour les seconds une calamité. De plus,
les débiteurs sont avantagés, au détriment des
créditeurs. Lorsque le processus parvient à son terme,
la richesse des divers individus a été modifiée
dans des sens divers et des proportions
diverses.
Certains sont enrichis, d'autres appauvris. Les conditions ne sont
plus ce qu'elles étaient avant. Le nouvel état de
choses entraîne des changements d'intensité dans la
demande des divers biens. Les rapports des prix en monnaie des divers
biens et services vendables ne sont plus les mêmes qu'avant. La
structure des prix a changé, indépendamment du fait que
tous les prix exprimés en monnaie ont monté. Les prix
finaux vers lesquels tendent les prix de marché, une fois que
les effets de l'augmentation de la masse de monnaie ont achevé
d'agir, ne sont pas égaux aux prix finaux antérieurs
multipliés par un même coefficient. Le défaut
principal de la vieille théorie quantitative, aussi bien que
de l'équation des échanges des économistes
mathématiciens, est d'avoir méconnu cette question
fondamentale. Des changements dans la quantité de monnaie
doivent forcément entraîner des changements dans les
autres données aussi. Le système du marché,
avant et après l'apport ou le retrait d'une quantité de
monnaie, n'est pas seulement modifié en ce que les encaisses
des individus et les prix ont monté ou baissé. Il s'est
produit en outre des changements dans les taux d'échange
mutuels des divers biens et services ; changements que l'on peut, si
l'on tient à user de métaphores, désigner plus
adéquatement par l'image d'une révolution des prix que
par le chiffre trompeur d'une élévation ou d'une baisse
du « niveau » des prix. Nous pouvons
pour l'instant négliger les effets produits par l'influence
sur le contenu de tous les paiements différés tels
qu'ils ont été stipulés par les contrats. Nous
les examinerons plus tard, de même que la répercussion
des événements monétaires sur la consommation et
la production, sur l'investissement en capitaux fixes, et sur
l'accumulation et la consommation de capital. Mais même en
mettant de côté toutes ces choses, nous ne devons jamais
oublier que des changements dans la quantité de monnaie
affectent les prix de manière inégale. Il dépend
des données de chaque cas individuel que les effets sur les
prix des biens et services divers se produisent à un moment
donné et dans une proportion déterminée. Dans le
cours d'une expansion monétaire (inflation) la première
réaction n'est pas seulement que les prix de certains d'entre
eux augmentent plus tôt et plus fort que d'autres. Il peut
aussi se produire que certains commencent par baisser parce qu'ils
sont principalement demandés par les groupes dont les intérêts
sont atteints. Les
changements dans la relation monétaire ne sont pas seulement
causés par les gouvernements émettant un surcroît
de papier-monnaie. Un accroissement de la production de métaux
précieux employés comme monnaie a les mêmes
effets, bien qu'évidemment ce soient d'autres classes de la
population qui s'en trouvent avantagées ou défavorisées.
Les prix montent de même si, en l'absence d'une réduction
correspondante de la quantité de monnaie, la demande de
monnaie diminue en raison d'une
tendance générale à désirer moins d'encaisse
liquide. La monnaie dépensée ainsi en plus grande
quantité du fait de cette « dé-thésaurisation »
entraîne une tendance à la hausse des prix, de
la même façon que si elle provenait des mines de métaux
précieux ou de la planche à billets. Inversement, les
prix baissent quand la masse disponible de monnaie diminue (par
exemple, en cas de retrait de monnaie-papier) ou lorsque la
demande de monnaie augmente (par exemple en vue de
« thésauriser », c'est-à-dire de garder
davantage d'encaisse liquide, ou de soldes créditeurs). Le
processus est toujours inégal et par à-coups,
disproportionné et asymétrique. On pouvait
objecter, et l'on n'y a pas manqué, que la production normale
des mines d'or apportée au marché peut bien produire
une augmentation de la quantité de monnaie, mais non pas
accroître le revenu et encore moins la richesse
des propriétaires de mines. Ces gens gagnent seulement leur
revenu « normal » et donc leur dépense ne peut
déranger les conditions du marché, ni les tendances
dominantes à l'établissement de prix finaux et à
l'équilibre d'une économie en rythme uniforme. Pour
eux, la production annuelle de la mine ne représente pas une
augmentation de richesse et ne les oblige pas à offrir des
prix plus élevés. Ils continuent à vivre sur le
même pied que toujours. Leur dépense dans ces limites ne
bouleversera pas le marché. Donc la production normale d'or,
bien qu'elle augmente certainement la quantité de monnaie
disponible, ne peut mettre en branle un processus de dépréciation.
Elle est neutre vis-à-vis des prix. Contre un
tel raisonnement, l'on doit tout d'abord observer qu'au sein d'une
économie en progrès, où la population augmente
et où sont réalisées la division du travail et
sa conséquence la spécialisation industrielle, il règne
en permanence une tendance à l'augmentation de la demande de
monnaie. De nouvelles gens apparaissent sur la scène et
désirent se constituer une encaisse liquide. L'autosuffisance
économique, c'est-à-dire la production pour les besoins
du ménage même, perd du terrain, et les gens deviennent
davantage dépendants du marché ; en gros et de façon
générale, cela les obligera à augmenter leur
encaisse liquide. Ainsi la tendance à la hausse des prix
émanant de ce qu'on appelle la production d'or « normale »
rencontre une tendance à la baisse des prix émanant
de la demande croissante d'encaisses liquides. Toutefois, ces deux
tendances opposées ne se neutralisent pas l'une l'autre.
Chacun des deux processus suit son cours propre, produisant un
désarrangement des conditions sociales existantes, rendant
certains plus riches, d'autres plus pauvres. Tous deux affectent les
prix des divers biens à des moments différents et à
des degrés différents. Il est vrai que la hausse des
prix de certains articles, provoquée par l'un de ces
processus, peut être finalement compensée par la baisse
causée par l'autre. Il peut arriver que certains prix, à
la fin, retrouvent leur niveau antérieur. Mais ce résultat
final n'est pas causé par une absence des
mouvements
que causent les modifications de la relation monétaire. C'est
plutôt l'issue d'effets combinés et coïncidants de
deux processus indépendants l'un de l'autre, et dont
chacun provoque des changements de données sur le marché
ainsi que dans la situation matérielle des individus et
groupes d'individus. La nouvelle structure des prix peut n'être
pas très différente de la précédente.
Mais c'est la résultante de deux séries de changements
qui ont accompli toutes les transformations sociales qu'ils
contenaient en puissance. Le fait que
les possesseurs de mines d'or escomptent de leur production un revenu
annuel stable n'annule pas l'influence de l'or nouvellement produit
sur les prix. Les propriétaires de mines prennent sur le
marché, en échange de l'or produit, les biens et
services requis pour l'extraction, et les biens dont ils ont besoin
pour leur consommation et leurs investissements dans d'autres
branches de production. S'ils n'avaient pas produit cette quantité
d'or, les prix n'en auraient pas été affectés.
Peu importe qu'ils aient anticipé sur la production future de
la mine, qu'ils l'aient capitalisée et ajusté leur
train de vie au flux escompté de rapport des opérations
d'extraction. Les effets que l'or nouvellement extrait exerce sur
leur dépense et sur celles des gens qui vont peu à peu
l'incorporer dans leur encaisse, ne commencent qu'à l'instant
où cet or est disponible dans les mains des propriétaires
des mines. Si, comptant sur une certaine production à venir,
ils avaient dépensé de la monnaie à une date
antérieure, et que la production escomptée ait manqué
à se réaliser, la situation ne serait pas différente
des autres cas où une consommation a été
financée par du crédit basé sur des prévisions
démenties ensuite par les faits. Les
changements dans le volume des encaisses désirées de
diverses gens ne se neutralisent que dans la mesure où ils se
produisent périodiquement et sont mutuellement liés par
une réciprocité causale. Les salariés et
receveurs d'appointements ne sont pas payés jour par jour,
mais à certains « jours de paie » au terme d'une
ou de plusieurs semaines. Ils ne cherchent pas à maintenir
leur encaisse liquide au même niveau pendant l'intervalle entre
deux jours de paie ; le montant d'argent qu'ils ont en poche diminue
au fur et à mesure qu'approche la paie suivante. De l'autre
côté, les marchands qui leur fournissent ce dont ils ont
besoin couramment augmentent leurs encaisses dans la même
période. Les deux mouvements se conditionnent l'un l'autre ; il
y a une interdépendance causale qui les harmonise dans le
temps et le montant. Ni le marchand ni le client ne se laissent
impressionner par ces fluctuations récurrentes. Leurs plans
concernant l'encaisse aussi bien que les opérations
professionnelles et les dépenses de consommation, prennent en
compte la période complète et n'en regardent que
l'ensemble. Est-il
possible de penser un état de choses où les changements
dans le pouvoir d'achat de la monnaie se produiraient au même
moment et dans la même proportion relativement à toutes
les marchandises et à tous les services, et
proportionnellement à des changements apportés soit à
la demande, soit à l'offre de monnaie ? Autrement dit, est-il
possible d'imaginer une monnaie neutre dans le cadre d'une économie
dont le système ne correspond pas à la construction
imaginaire d'une économie tournant en rythme uniforme ? Nous
pouvons appeler cette pertinente question le problème de Hume
et Mill. Il est hors
de conteste que ni Hume ni Mill n'ont réussi à trouver
de réponse positive à cette question 9.
Est-il possible de répondre catégoriquement par la
négative ? Nous
imaginons deux systèmes d'économie tournant en rythme
uniforme, A et B. Les deux systèmes sont
indépendants, et à aucun égard en connexion l'un
avec l'autre. Les deux systèmes ne diffèrent que par le
fait qu'à chaque montant m de monnaie en A correspond
un montant n. ni en B, avec n plus grand ou plus petit que 1.
Nous supposons qu'il n'y a pas de paiements différés,
et que la monnaie employée dans les deux systèmes ne
sert qu'à l'usage monétaire et n'est propre à
aucun usage non monétaire. En conséquence, les prix
dans les deux systèmes sont dans le rapport 1 : n.
Est-il pensable que la situation en A soit modifiée
d'un seul coup de façon telle que tout y soit équivalent
à la situation en B ? La réponse à cette
question doit clairement être négative. Celui qui veut
répondre affirmativement doit supposer qu'un deus ex
machina s'adresse à chaque individu au même instant,
augmente ou diminue son encaisse en la multipliant par n, et lui dise
que dorénavant il doit multiplier par n toutes les
données de prix qu'il emploie dans ses études de prix
et autres calculs. Cela ne peut arriver sans un miracle. Il a été
signalé déjà que dans la construction imaginaire
d'une économie fonctionnant en rythme uniforme, la notion
même de monnaie s'évanouit dans un processus de calcul
insubstantiel, contradictoire en son essence, et dépourvu de
toute signification 10.
Il est impossible d'assigner une fonction quelconque à
l'échange indirect, aux instruments d'échange et à
la monnaie, dans une construction imaginaire dont la marque
caractéristique est l'immutabilité et la rigidité
des circonstances. Là où
il n'y a pas d'incertitude concernant l'avenir, il n'est nul besoin
d'encaisse liquide. Comme la monnaie doit nécessairement se
trouver détenue par des gens dans leur encaisse liquide, il
n'y a pas non plus de monnaie. L'emploi d'instruments d'échange
et la détention d'encaisses liquides sont conditionnés
par le fait que les données économiques sont
changeantes. La monnaie elle-même est un élément
de changement ; son existence est incompatible avec l'idée d'un
flux régulier d'événements dans une économie
en circuit uniforme. Tout
changement dans la relation monétaire modifie en dehors
de ses effets sur les paiements différés la
situation des divers membres de la société. Certains
deviennent plus riches, d'autres plus pauvres. Il peut arriver que
les effets d'un changement dans la demande et dans l'offre de monnaie
se rencontrent avec les effets de changements inverses survenant en
gros au même moment et dans la même mesure ; il peut
arriver que la résultante des deux mouvements opposés
soit telle qu'aucun changement marqué n'apparaisse dans la
structure des prix. Mais même alors, les répercussions
sur la situation des divers individus ne sont pas absentes. Tout
changement dans la relation monétaire se propage dans sa ligne
propre et produit ses effets particuliers. Si un mouvement
inflationnaire et un mouvement déflationnaire se produisent au
même moment, ou si une inflation est suivie chronologiquement
par une déflation de telle sorte que les prix ne soient
finalement guère modifiés, les conséquences
sociales de chacun des deux mouvements ne s'annulent pas
réciproquement. Aux conséquences sociales d'une
inflation s'ajoutent les conséquences d'une déflation.
Il n'y a aucune raison de supposer que tous ceux ou même la
plupart de ceux qui sont avantagés par l'un des mouvements
seront lésés par l'autre, et vice versa. La monnaie
n'est ni un numéraire abstrait, ni un étalon de
valeur ou de prix. C'est nécessairement un bien économique
et, comme tel, elle est revêtue de valeur et pourvue de prix en
raison de ses mérites propres, c'est-à-dire des
services qu'un homme en attend s'il conserve une encaisse liquide.
Sur le marché, il y a toujours changement et mouvement. C'est
uniquement parce qu'il y a des fluctuations, qu'il y a de la monnaie.
La monnaie
est un élément de changement, non pas parce qu'elle
« circule », mais parce qu'on la détient dans des
encaisses. C'est uniquement parce que les gens s'attendent à
des changements dont ils ignorent la nature et l'ampleur, qu'ils
conservent de la monnaie. Alors que la
monnaie ne peut être pensée qu'à l'intérieur
d'une économie de changement, elle est en elle-même
un élément de changements supplémentaires. Toute
modification dans les données économiques la met en
mouvement, et en font la force motrice de nouveaux changements. Tout
déplacement dans la relation mutuelle des taux d'échange
entre les divers biens non monétaires produit non seulement
des changements dans la production et dans ce qu'on appelle
couramment la distribution, mais encore il provoque des modifications
de la relation monétaire et par là des changements
supplémentaires. Rien ne peut survenir dans l'orbite des biens
vendables qui n'affecte l'orbite de la monnaie, et tout ce qui
advient dans l'orbite de la monnaie affecte l'orbite des
marchandises. La notion
d'une monnaie neutre n'est pas moins contradictoire que celle d'une
monnaie à pouvoir d'achat stable. La monnaie qui n'aurait pas
par elle-même une force de poussée ne serait pas la
monnaie parfaite que les gens supposent ; elle ne serait pas du tout
une monnaie. C'est une
illusion populaire de croire que la monnaie parfaite devrait être
neutre et dotée d'un pouvoir d'achat immuable, et que le but
de la politique monétaire devrait être de réaliser
cette monnaie parfaite. Il est aisé de comprendre cette idée
en tant que réaction contre les postulats encore plus faux des
inflationnistes. Mais c'est une réaction excessive,
intrinsèquement confuse et contradictoire, et elle a causé
des désastres parce qu'elle a été renforcée
par une erreur invétérée inhérente à
la pensée de beaucoup de philosophes et d'économistes. Ces penseurs
sont induits en erreur par la croyance commune qu'un état de
repos est plus parfait qu'un état de mouvement. Leur idée
de la perfection implique qu'aucun état plus parfait ne peut
être pensé, et que par conséquent tout changement
l'amoindrirait. Le mieux que l'on puisse dire d'un mouvement est
qu'il est dirigé vers l'obtention d'un état de
perfection, dans lequel il y a repos puisque tout mouvement ultérieur
conduirait à un état moins parfait. Le mouvement est vu
comme l'absence d'équilibre et de pleine satisfaction, comme
une manifestation de trouble et de manque. Dans la mesure où
de telles réflexions établissent simplement le fait que
l'action tend à écarter une gêne et finalement à
l'obtention d'une totale satisfaction, elles sont bien fondées.
Mais il ne faut pas oublier que le repos et l'équilibre ne
sont pas seulement présents dans un état où un
parfait contentement a rendu les gens parfaitement heureux ; ils
existent aussi dans la situation où des gens, bien qu'ils
manquent de bien des choses, ne voient aucun moyen d'améliorer
leur condition. L'absence d'action
n'est pas
seulement le résultat de la pleine satisfaction ; elle peut
aussi bien être le corollaire de l'impuissance à rendre
les choses plus satisfaisantes. Elle peut signifier privation
d'espoir, tout autant que contentement. Avec
l'univers réel de l'agir et du changement incessant, avec le
système économique qui ne peut être rigide, ne
sont compatibles ni la neutralité de la monnaie, ni la
stabilité de son pouvoir d'achat. Un monde du genre que
postulent les exigences absolues d'une monnaie neutre ou une monnaie
stable, serait un monde sans action. Il n'est par
conséquent ni étrange ni mauvais que, dans le cadre
d'un monde ainsi changeant, la monnaie ne soit ni neutre ni stable en
pouvoir d'achat. Tous les plans pour rendre la monnaie neutre et
stable sont contradictoires. La monnaie est un élément
d'action et par conséquent de changement. Les changements dans
la relation monétaire, c'est-à-dire dans la relation
entre la demande de monnaie et les quantités disponibles de
monnaie, affectent le taux d'échange entre la monnaie d'une
part, et les choses vendables de l'autre. Ces changements n'affectent
pas dans le même temps et dans la même proportion les
prix des diverses marchandises et divers services. Ils affectent par
conséquent de façon diverse la fortune des divers
membres de la société. Les
changements dans le pouvoir d'achat de la monnaie, c'est-à-dire
dans le taux d'échange entre la monnaie et les biens et
produits vendables, peuvent avoir leur origine ou bien du côté
de la monnaie, ou bien du côté des biens et produits
vendables. Le changement dans les données qui les provoque
peut survenir soit dans la demande et dans l'offre de monnaie, soit
dans la demande et l'offre des autres biens et services. Nous pouvons
en conséquence distinguer entre les changements de pouvoir
d'achat, selon qu'ils sont induits par les encaisses ou par les
biens. Les
changements dans le pouvoir d'achat de la monnaie induits par les
biens peuvent être amenés par des changements dans
l'offre de produits et de services, ou dans la demande de
marchandises ou services déterminés. Une hausse ou une
baisse générale dans la demande de tous les biens et
services, ou de la majeure partie d'entre eux, ne peut être
provoquée que du côté de la monnaie. Examinons
maintenant les conséquences sociales et économiques des
changements de pouvoir d'achat de la monnaie, dans la triple
hypothèse que voici : premièrement, que la monnaie en
question ne puisse être utilisée que comme monnaie,
c'est-à-dire comme instrument d'échange, et ne puisse
servir à rien d'autre ; deuxièmement, qu'il n'y ait
d'échange
qu'entre des
biens présents, et aucun échange de biens présents
contre des biens futurs ; troisièmement, que nous ne tenions
pas compte des effets des changements de pouvoir d'achat sur les
calculs en monnaie. Sous ces
trois conditions, tout ce que peuvent provoquer des changements de
pouvoir d'achat induits par les encaisses, ce sont des déplacements
dans la répartition des richesses entre différents
individus. Certains s'enrichissent, d'autres s'appauvrissent ;
certains sont mieux pourvus, d'autres moins bien ; ce que certains
gagnent provient de ce que d'autres perdent. Il serait toutefois
insoutenable d'interpréter ce fait en disant que la
satisfaction totale est restée inchangée ou que, bien
qu'aucun changement ne se soit produit dans les disponibilités
totales, l'état de totale satisfaction ou la somme de bonheur
s'est trouvée augmentée ou diminuée par les
changements de répartition de la richesse. Les notions de
satisfaction totale ou de bonheur global sont vides de sens. Il est
impossible de trouver un critère de comparaison entre les
divers degrés de satisfaction ou de bonheur obtenus par les
divers individus. Les
changements de pouvoir d'achat induits par les encaisses déclenchent
indirectement d'autres changements en favorisant soit l'accumulation
de capitaux neufs, soit la consommation du capital existant.
L'apparition et le sens de ces effets secondaires dépendent
des données spéciales de chaque cas. Nous traiterons de
ces problèmes importants à une prochaine occasion 11. Les
changements de pouvoir d'achat induits par les biens ne sont parfois
rien d'autre que les conséquences d'un déplacement de
la demande, de certains biens vers certains autres. Si leur cause a
été un accroissement ou une diminution dans l'offre de
biens, il ne s'agit pas seulement de transferts de certaines gens à
certaines autres. Ces changements ne signifient pas que Pierre gagne
ce que Paul a perdu. Certains peuvent devenir plus riches sans que
personne soit appauvri ; et vice versa. Nous pouvons
décrire ce fait de la manière suivante : Soient A et
B deux systèmes indépendants, aucunement
connectés l'un à l'autre. Dans les deux systèmes
l'on emploie la même espèce de monnaie, inutilisable
pour usages non monétaires. Maintenant, supposons comme cas 1
que A et B diffèrent l'un de l'autre uniquement
en ceci que dans B la masse de monnaie disponible est de n m,
où m représente la masse de monnaie
disponible en A ; en même temps, à chaque encaisse
c et à chaque créance en monnaie d qui
existent en A, correspondent en B une encaisse de n c
et une créance de n d. A tous autres égards,
il y a égalité entre A et B. Maintenant,
supposons comme cas 2, que A et B diffèrent l'un
de l'autre uniquement par le fait qu'en B l'offre totale d'une
certaine marchandise r est de n p, le facteur p
représentant l'offre totale de cette même marchandise
dans A ;
et qu'à chaque stock v de cette marchandise r
existant dans A correspond un stock dans B de n v.
Dans les deux cas, n est supérieur à 1.
Si nous demandons à chaque individu de A s'il est
disposé à faire le moindre sacrifice afin d'échanger
sa situation pour la situation correspondante en B, la réponse
sera unanimement négative dans le cas 1. Mais dans le cas 2,
tous les possesseurs de r et tous ceux qui n'en possèdent pas
mais qui désirent en acquérir une quantité
c'est-à-dire au moins un individu donneront une réponse
affirmative. Les services
que rend la monnaie sont fonction du niveau de son pouvoir d'achat.
Personne ne désire avoir comme encaisse un certain nombre de
pièces de monnaie ou un poids de monnaie déterminé ;
l'on désire avoir en caisse un montant déterminé
de pouvoir d'achat. Comme le fonctionnement du marché tend à
porter le pouvoir d'achat de la monnaie, dans son état final,
à un degré où la demande et l'offre de monnaie
coïncident, il ne peut jamais y avoir excès ou manque de
monnaie. Tout individu, et tous les individus ensemble, bénéficient
toujours des avantages qu'ils peuvent tirer de l'échange
indirect et de l'emploi de la monnaie, que la quantité totale
de monnaie soit grande ou petite. Les changements dans le pouvoir
d'achat de la monnaie provoquent des changements dans la répartition
de la richesse parmi les divers membres de la société.
Du point de vue des gens qui souhaitent s'enrichir par de tels
changements, la masse disponible de monnaie peut être jugée
insuffisante ou excessive, et l'attrait de gains de cette nature peut
conduire à des politiques destinées à provoquer
des altérations induites par encaisses, dans le pouvoir
d'achat. Néanmoins, les services que rend la monnaie ne
peuvent être ni améliorés ni restaurés par
un changement dans la masse de monnaie disponible. Dans les encaisses
individuelles, il peut apparaître un excès ou un manque
de monnaie. Mais de telles situations peuvent être réglées
en accroissant ou en diminuant la consommation ou l'investissement.
(Bien entendu, il ne faut pas se laisser prendre à la
confusion populaire entre demande de monnaie pour encaisse, et désir
de davantage de richesse.) La quantité de monnaie disponible
dans l'ensemble de l'économie est toujours suffisante pour
assurer à tout un chacun tout ce que la monnaie est capable de
faire. Si l'on
considère les choses de ce point de vue, l'on peut déclarer
que les dépenses supportées pour accroître la
quantité de monnaie sont autant de gaspillages. Le fait que
des choses qui pourraient rendre quelque autre service utile soient
utilisées comme monnaie, et ainsi soustraites à ces
autres emplois, apparaît comme un sacrifice inutile de
possibilités limitées de satisfaction des besoins.
C'est cette idée qui conduisit Adam Smith et Ricardo à
considérer qu'il serait très avantageux de réduire
le coût de la production de monnaie en recourant à
l'emploi légal de
papier-monnaie.
Cependant, les choses apparaissent sous un autre jour à qui
étudie l'histoire monétaire. Si l'on regarde les
conséquences catastrophiques des grandes inflations de
papier-monnaie, il faut reconnaître que le coût
élevé de la production d'or est le moindre mal. Il
serait futile de répliquer que ces catastrophes ont été
provoquées par le mauvais usage que firent les gouvernements
des pouvoirs que plaçaient entre leurs mains la monnaie
crédit et la monnaie factice, et que des gouvernements plus
sages auraient adopté des politiques plus saines. Etant donné
que la monnaie ne peut être neutre et de pouvoir d'achat
constant, les plans d'un gouvernement concernant la détermination
de la quantité de monnaie ne peuvent jamais être
impartiaux, ni équitables envers tous les membres de la
société. Tout ce
qu'un gouvernement fait dans l'intention d'influer sur le niveau du
pouvoir d'achat dépend nécessairement des jugements de
valeur personnels des dirigeants. Les intérêts de
certains groupes de gens sont toujours, dans ces opérations,
avantagés au détriment d'autres groupes. Elles ne
servent jamais ce qu'on appelle le bien public ou la prospérité
commune. Pas plus que dans les autres domaines, les politiques
monétaires ne peuvent s'appuyer scientifiquement sur des
formules normatives. Le choix de
la chose à employer comme instrument d'échange et comme
monnaie n'est jamais indifférent. Il détermine le cours
des changements induits par encaisses dans le pouvoir d'achat. La
seule question est de savoir qui devrait faire le choix : les gens
qui achètent et vendent sur le marché, ou les
gouvernements ? Ce fut le marché qui, dans un processus de
sélection, qui a duré pendant des générations,
assigna finalement aux métaux précieux, or et argent,
le caractère de monnaie. Il y a deux cents ans que les
gouvernements sont intervenus à l'encontre des choix du marché
en fait d'instrument monétaire. Même les étatistes
les plus fanatiques ne se risquent pas à affirmer que cette
immixtion a été bénéfique. Inflation et déflation, inflationnisme et déflationnisme Les notions
d'inflation et de déflation ne sont pas des concepts
praxéologiques. Ils n'ont pas été créés
par des économistes, mais par le langage profane du public et
des politiciens. Ils impliquaient l'illusion populaire, qu'il existe
quelque chose comme une monnaie neutre, ou une monnaie à
pouvoir d'achat constant, et que la monnaie doit être neutre et
stable en pouvoir d'achat pour être saine. De ce point de vue,
le terme d'inflation a été appliqué pour
signifier les changements induits par encaisses, ayant pour résultat
une baisse du pouvoir d'achat ; et le terme de déflation, pour
signifier les changements induits par encaisses ayant pour résultat
une hausse de pouvoir d'achat. Les termes
d'inflationnisme et déflationnisme, inflationnistes et
déflationnistes, signifient les programmes politiques visant à
l'inflation ou à la déflation au sens des grands
changements induits par encaisses dans le pouvoir d'achat. La
révolution sémantique qui est l'une des
caractéristiques majeures de notre époque a aussi
changé la connotation traditionnelle des termes inflation et
déflation. Ce que beaucoup de gens appellent ainsi aujourd'hui
n'est plus le grand accroissement ou la grande contraction de la
quantité de monnaie, mais les conséquences qui en
découlent inexorablement : la tendance générale
à une hausse ou à une baisse des prix des biens et des
taux de salaires. Cette innovation est loin d'être anodine.
Elle joue un rôle important, en ce qu'elle nourrit les
tendances populaires vers l'inflationnisme. Tout
d'abord, il n'y a plus de terme disponible pour signifier ce que le
mot inflation signifiait jadis. Il est impossible de combattre une
politique que vous ne pouvez nommer. Hommes d'État et écrivains
n'ont plus la possibilité de recourir à une
terminologie acceptée et comprise par le publie, lorsqu'ils
veulent mettre en question le bien-fondé de l'émission
d'énormes quantités supplémentaires de monnaie.
Il leur faut entrer dans une analyse détaillée et
décrire cette politique avec tous ses caractères et des
comptes méticuleux ; et ils doivent répéter ce
processus lassant à chaque étape de leur discussion du
problème. Comme cette politique n'a pas de nom, l'on
pense qu'il
n'y a là rien à analyser, mais un fait pur et simple.
Elle s'épanouit sans entraves. Le second
méfait est que ceux qui s'engagent dans des tentatives naïves
et sans espoir pour combattre les inévitables conséquences
de l'inflation les prix en hausse déguisent leur
entreprise en l'appelant lutte contre l'inflation. Alors qu'ils
ne font que combattre des symptômes, ils prétendent
combattre les racines du mal. Parce qu'ils ne comprennent pas les
relations ` causales entre l'accroissement de la quantité de
monnaie d'une part, et la hausse des prix de l'autre, ils aggravent
pratiquement les choses. Le meilleur exemple a été
fourni par les subventions accordées pendant la seconde guerre
mondiale aux agriculteurs, par les gouvernements des États-Unis,
du Canada et de Grande-Bretagne. Les prix plafonnés
réduisent l'offre des denrées concernées,
parce que leur production se traduit par une perte pour les
producteurs marginaux. Pour prévenir cette conséquence,
les gouvernements accordèrent des subsides aux agriculteurs
qui produisaient aux coûts les plus élevés. Ces
mesures de soutien furent i financées par des injections
supplémentaires de monnaie. Si les consommateurs avaient eu à
payer plus cher les produits en question, l'on n'aurait pas vu se
produire d'effets inflationnistes ultérieurs. Les
consommateurs auraient été forcés d'employer à
ces dépenses supplémentaires la monnaie qui était
déjà émise, et elle seule. Ainsi la confusion
entre l'inflation et ses conséquences produit en fait
directement une inflation accrue. Il est clair
que cette nouvelle connotation à la mode, des termes
d'inflation et déflation est entièrement déroutante
et perturbatrice, et qu'elle doit être absolument rejetée.
Le calcul
monétaire compte avec les prix des biens et services tels
qu'ils ont été déterminés, auraient été
déterminés, ou seront vraisemblablement déterminés
sur le marché. Il cherche à déceler les
discordances de prix et à tirer des conclusions de telles
découvertes. Les
changements induits par encaisses dans le pouvoir d'achat ne peuvent
être pris en compte dans de tels calculs. Il est possible de
remplacer les calculs basés sur une certaine monnaie a par des
calculs différents fondés sur une autre monnaie b.
Dans ce cas, les calculs sont mis à l'abri des déviations
provenant de changements dans le pouvoir d'achat de a ; mais
ils peuvent être encore faussés par les changements
intervenant dans le pouvoir d'achat de b. Il n'y a aucun moyen
de libérer quelque mode de calcul que ce soit de l'influence
des changements de pouvoir d'achat de la monnaie particulière
sur laquelle il est basé. Tous les
résultats du calcul économique et toutes les
conclusions qu'on en tire sont soumis aux vicissitudes liées
aux changements induits par encaisses du pouvoir d'achat. En liaison
avec les hausses ou baisses du pouvoir d'achat, il se produit entre
les articles reflétant des prix antérieurs et ceux
reflétant les prix plus récents des différences
spécifiques ; le calcul montre des profits ou pertes qui
proviennent seulement des changements induits par encaisses dans le
pouvoir d'achat de la monnaie. Si nous comparons ces profits ou ces
pertes avec le résultat d'un calcul accompli sur la base d'une
autre monnaie dont le pouvoir d'achat a subi des variations moins
intenses, nous pouvons les dire imaginaires ou simplement apparents.
Mais il ne faut pas oublier que de telles constatations ne sont
possibles qu'en comparant des calculs faits en différentes
sortes de monnaie. Comme il n'existe en réalité aucune
monnaie à pouvoir d'achat constant, de tels profits ou pertes
apparents ressortent de tous les modes de calculs économiques,
quelle que soit la sorte de monnaie prise pour base. Il est
impossible de distinguer strictement les profits et pertes
authentiques de ceux qui sont simplement apparents. L'on peut
donc déclarer que le calcul économique n'est pas
parfait. Malgré tout, personne n'est capable de suggérer
une méthode qui pourrait affranchir le calcul économique
de ces imperfections ou dessiner un système monétaire
qui pourrait écarter cette source d'erreur entièrement. C'est un
fait indéniable que le marché libre a réussi à
élaborer un système de moyens de paiement qui répondait
bien à toutes les exigences aussi bien de l'échange
indirect que du calcul économique. Les objectifs de la
supputation monétaire sont d'une nature telle qu'ils ne
peuvent être frustrés par les inexactitudes dérivant
de mouvements du pouvoir d'achat lents et de faible amplitude
relative. Les variations de pouvoir d'achat induites par encaisses,
de l'amplitude qui était habituelle au cours des deux derniers
siècles avec la monnaie métallique, et plus
spécialement avec la monnaie d'or, ne peuvent affecter le
résultat des calculs économiques des chefs
d'entreprises si gravement que leurs supputations en deviennent
inefficaces. L'expérience historique montre que l'on pouvait,
à toutes les fins pratiques que comporte la conduite d'une
affaire, employer de façon tout à fait satisfaisante
ces méthodes de calcul. L'examen théorique montre qu'il
est impossible d'imaginer, et encore moins de réaliser, une
méthode meilleure. De ce fait, il est vain de qualifier
d'imparfait le calcul économique. L'homme n'a pas le pouvoir
de changer les catégories de l'agir humain. Il doit ajuster sa
conduite à ces catégories. Les hommes
d'affaires n'ont jamais estimé nécessaire de libérer
le calcul économique en termes de monnaie or, de sa
dépendance par rapport aux fluctuations du pouvoir d'achat.
Les propositions pour améliorer le système de la
monnaie à cours légal, en adoptant une table de
référence
composée
de chiffres indices, ou bien divers systèmes d'étalons
marchandises, n'ont pas été faites en vue des
transactions économiques pratiques et du calcul monétaire.
Leur but était de fournir un étalon moins instable pour
les contrats de prêts à long terme. Les entrepreneurs
n'ont même pas jugé utile de modifier leurs méthodes
comptables sur certains points où il eût été
aisé de resserrer les marges d'erreur découlant des
fluctuations de pouvoir d'achat. Il aurait été, par
exemple, possible d'abandonner la pratique d'amortir les équipements
durables au moyen de tranches annuelles de leur prix d'acquisition. A
la place, on pouvait employer un système de mise en réserve
de quotas de dépréciation, invariablement fixés
en un pourcentage du coût de remplacement estimé
suffisant pour payer le matériel neuf le moment venu. Mais le
monde des affaires n'était pas disposé à
l'adopter. Tout ce qui
précède ne vaut qu'en ce qui concerne une monnaie non
sujette à des variations de pouvoir d'achat induites par
encaisses, rapides et de grande ampleur. Mais une monnaie sujette à
de rapides et profondes variations devient complètement inapte
au service en tant qu'instrument d'échange. Les
délibérations des individus qui déterminent leur
comportement vis-à-vis de la monnaie se basent sur leur
connaissance des prix du passé immédiat. S'ils ne les
connaissaient pas, ils ne seraient pas en mesure de décider du
montant auquel devrait s'élever leur encaisse liquide, ni
combien ils devraient dépenser pour acquérir les divers
biens dont ils ont besoin. Un instrument d'échange sans passé
n'est pas imaginable. Rien ne peut revêtir la fonction
d'instrument d'échange, qui n'ait été déjà
un bien économique auquel les gens assignaient une valeur
d'échange avant même qu'il ne devienne demandé en
tant qu'instrument d'échange. Mais le
pouvoir d'achat transmis par le passé immédiat est
modifié par ce que sont aujourd'hui la demande et la masse
disponible de monnaie. L'agir humain est toujours provision pour le
futur, même si ce futur vient dans l'heure commencée.
Celui qui achète, le fait pour la consommation et la
production à venir. Dans la mesure où il pense que le
futur va différer du présent et du passé, il
modifie sa façon de juger des valeurs et des prix. Cela n'est
pas moins vrai vis-à-vis de la monnaie, que de tous les biens
vendables. Dans ce sens, nous pouvons dire que la valeur d'échange
de la monnaie aujourd'hui est une anticipation de sa valeur d'échange
demain. La base de tous les jugements concernant la
monnaie est
son pouvoir d'achat tel qu'il était dans le passé
immédiat. Mais, dans la mesure où l'on s'attend à
des variations de pouvoir d'achat induites par encaisses, un second
facteur entre en scène, qui est l'anticipation de ces
variations. Celui qui
pense que les prix des biens auxquels il s'intéresse
augmenteront, en achète davantage qu'il n'eût fait s'il
n'avait cru à cette hausse ; en conséquence, il diminue
son encaisse liquide. Celui qui croit que les prix baisseront,
restreint ses achats et donc augmente son encaisse. Aussi longtemps
que de telles prévisions aléatoires sont limitées
à quelques marchandises, elles ne provoquent pas une tendance
générale à changer l'importance des encaisses.
Mais c'est différent si les gens croient qu'ils sont à
la veille de grands changements du pouvoir d'achat induits par
encaisses. Lorsqu'ils s'attendent à une hausse ou une baisse
des prix de toutes choses, ils intensifient ou ralentissent leurs
achats. Ces attitudes renforcent et accélèrent
considérablement les tendances escomptées. Cela
continue jusqu'au moment où l'on ne s'attend plus à
voir le changement du pouvoir d'achat dépasser le point
atteint. Alors seulement les gens cessent d'être poussés
à acheter ou à vendre, et recommencent à
augmenter ou restreindre leurs encaisses. Mais si à
un moment donné l'opinion publique se persuade que
l'augmentation de la quantité de monnaie va continuer
indéfiniment, et qu'en conséquence les prix de tous les
biens et services ne cesseront pas de monter, tout le monde se hâte
d'acheter le plus possible et de limiter son encaisse au strict
minimum. Car dans de telles circonstances, le coût habituel de
conserver de l'encaisse liquide s'augmente des pertes subies du fait
de la baisse progressive du pouvoir d'achat. Les avantages de garder
du liquide doivent se payer de sacrifices si lourds qu'ils
apparaissent déraisonnables. Ce phénomène fut,
lors des grandes inflations européennes des années
vingt, appelé « fuite vers les valeurs réelles »
(flight into real goods, Flucht in die Sachwerte) ou hausse de
panique (Crack-up boom, Katastrophenhausse). Les
économistes mathématiciens sont bien embarrassés
pour s'expliquer la relation causale entre l'accroissement de la
quantité de monnaie et ce qu'ils appellent la « vélocité
de la circulation ». La marque
caractéristique de ce phénomène est que
l'accroissement de la quantité de monnaie provoque une baisse
de la demande de monnaie. La tendance à la fonte du pouvoir
d'achat, telle que l'engendre l'augmentation de la quantité
disponible de monnaie, est intensifiée par la propension
générale à restreindre les encaisses qu'elle
entraîne. Finalement, un point est atteint où les prix
auxquels les gens seraient disposés à céder des
biens « réels » sont majorés d'un escompte
tel pour parer à l'accélération de la baisse
prévue du pouvoir d'achat, que plus personne n'a assez
d'argent liquide disponible pour payer de tels prix. Le système
monétaire
s'effondre,
toutes les transactions en monnaie cessent ; une panique achève
d'enlever tout pouvoir d'achat à cette monnaie-là.
Les gens retournent au troc, ou à l'emploi d'une autre sorte
de monnaie. Le cours
d'une inflation croissant avec le temps est celui-ci : au
commencement l'injection de monnaie additionnelle fait que les
prix de certaines marchandises augmentent ; d'autres prix
augmentent plus tard. La hausse des prix affecte les divers biens et
services, comme on l'a montré, à des moments différents
et dans une proportion différente. Ce premier
stade du processus inflationniste peut durer de longues années.
Pendant ce temps, les prix de nombreux biens et services ne sont pas
encore ajustés à la relation monétaire modifiée.
Il y a encore des gens dans le pays qui ne se sont pas rendu compte
d'être en présence d'une révolution des prix qui
aboutira à une hausse considérable de tous les prix,
bien que l'importance de cette hausse ne doive pas être la même
pour les divers biens et services. Ces gens croient encore qu'un jour
les prix baisseront. Dans l'attente de ce jour, ils restreignent
leurs achats et du même coup augmentent leurs encaisses. Aussi
longtemps que de telles idées demeurent ancrées dans
l'opinion du public, il n'est pas trop tard pour que le gouvernement
abandonne sa politique inflationnaire. Mais à
la fin les masses s'éveillent à la réalité.
Elles s'aperçoivent soudain du fait que l'inflation est
délibérée et que cette politique continuera
indéfiniment. Une rupture d'équilibre survient. La
hausse de panique se produit. Tout le monde est pressé
d'échanger son argent contre des biens « réels »,
qu'on en ait besoin ou pas, et à n'importe quel prix. Dans un
délai très bref, quelques semaines ou même
quelques jours, ce qu'on employait comme monnaie cesse de servir de
moyens d'échange. Cela devient des chiffons de papier.
Personne ne veut donner quoi que ce soit pour en recevoir. C'est là
ce qui s'est passé avec la monnaie continentale en Amérique,
en 1781 ; avec en France les mandats territoriaux en 1796, et avec le
Mark allemand en 1923. Cela se reproduira chaque fois que la même
situation apparaîtra. Pour que quelque chose soit employé
comme instrument d'échange, l'opinion publique ne doit pas
être fondée à croire que la quantité de
cette chose augmentera sans limite. L'inflation est une politique qui
ne peut être perpétuelle. Dans la
mesure où un bien employé comme monnaie est revêtu
d'une valeur et d'un prix en raison des services qu'il rend à
des fins non monétaires, il ne se pose aucun problème
appelant une attention spéciale. La tâche de la théorie
de la monnaie consiste simplement à traiter de cette
composante
de la valeur attribuée à la monnaie, qui dépend
de sa fonction comme instrument d'échange. Dans le
cours de l'histoire, diverses marchandises ont été
employées comme instruments d'échange. Une longue
évolution a éliminé la plupart de ces
marchandises de l'emploi monétaire. Deux seulement, les métaux
précieux or et argent, ont subsisté. Dans la seconde
partie du XIXe siècle, des gouvernements de plus en
plus nombreux se tournèrent résolument vers la
démonétisation de l'argent. Dans tous
ces cas, ce qui est employé comme monnaie est une marchandise
qui est utilisée aussi pour des fins non monétaires.
Dans l'étalon or, l'or est monnaie et la monnaie est or. Il
est sans importance que les lois assignent ou non le pouvoir
libératoire aux seules pièces frappées par le
gouvernement. Ce qui compte est que ces pièces contiennent
réellement un poids fixe d'or, et que n'importe quelle
quantité de métal monnayable puisse être
transformée en pièces. En régime d'étalon
or, le dollar et la livre n'étaient que de simples noms pour
une quantité définie d'or, entre des marges extrêmement
étroites fixées avec précision par la loi. Nous
pouvons appeler cette sorte de monnaie une monnaie-marchandise. Une seconde
sorte de monnaie est la monnaie-crédit. La monnaie-crédit
a son origine dans l'emploi de substituts monétaires. On avait
l'habitude d'employer des créances payables à vue et
absolument sûres, comme substitut de la somme d'argent à
laquelle ces créances donnaient droit. (Nous traiterons des
caractéristiques et des problèmes des substituts
monétaires dans les sections suivantes.) Le marché
usait constamment de ces créances, et continua quand un jour
leur rachat immédiat fut suspendu, et que des doutes sur leur
sûreté et la solvabilité du débiteur se
manifestèrent. Aussi longtemps que ces créances avaient
été des créances à échéance
quotidienne sur un débiteur dont la solvabilité était
incontestée, pouvant être réglées à
vue et sans frais, leur valeur d'échange avait été
égale à leur valeur faciale ; c'était cette
parfaite équivalence qui leur conférait le caractère
de substituts de la monnaie. A partir du moment où leur rachat
fut suspendu, leur échéance repoussée à
un avenir indéfini, des doutes apparurent sur la solvabilité
du débiteur ou du moins sur sa volonté de payer, et en
conséquence elles perdirent une partie de la valeur qu'on leur
attribuait précédemment. C'étaient maintenant de
simples créances, qui ne portaient pas d'intérêt,
contre un débiteur douteux, et dont l'échéance
restait indéterminée. Mais étant donné
qu'on s'en servait comme instrument d'échange, leur valeur
d'échange ne tomba pas aussi bas qu'elle l'eût fait si
elles n'avaient été simplement que des créances. L'on peut
aisément admettre que cette monnaie crédit pourrait
rester en usage comme instrument d'échange, même si elle
perdait son
caractère
de créance sur une banque ou sur le Trésor, devenant
ainsi de la monnaie factice. Une monnaie factice consiste en de
simples signes qui ne peuvent ni être employés à
aucun usage industriel, ni ouvrir une créance sur qui que ce
soit. II n'incombe
pas à la catallactique, mais à l'histoire économique
de rechercher s'il y a eu dans le passé des spécimens
de monnaie factice, ou si toutes les sortes de monnaie qui ne
furent pas des monnaies marchandises ont été de la
monnaie crédit. La seule chose que la catallactique ait à
établir, c'est que la possibilité de l'existence de la
monnaie factice doit être admise. La chose
importante à retenir est que pour toute espèce de
monnaie, sa démonétisation c'est-à-dire
l'abandon de son emploi comme instrument d'échange doit
entraîner une diminution considérable de sa valeur
d'échange. Ce que cela signifie pratiquement a été
mis en lumière quand dans les quatre-vingt-dix dernières
années l'emploi de l'argent métal comme monnaie
marchandise a été graduellement restreint. Il y a des
exemples de monnaie crédit et de monnaie factice qui sont
matérialisées par des jetons métalliques. Cette
monnaie est en quelque sorte imprimée sur de l'argent, du
cuivre ou du nickel. Si de telles pièces de monnaie factice
sont démonétisées, elles gardent une valeur
d'échange en tant que bout de métal. Mais c'est une
bien petite indemnisation pour le détenteur. Elle n'a
pratiquement aucune importance. La
conservation d'une encaisse liquide comporte des sacrifices. Dans la
mesure où une personne conserve de l'argent dans ses poches ou
un solde créditeur à son compte en banque, elle renonce
à l'emploi immédiat de ces sommes pour acquérir
des biens qu'elle pourrait consommer ou employer dans la production.
En économie de marché, ces sacrifices peuvent être
définis avec précision par le calcul. Ils sont égaux
au montant de l'intérêt originel qu'il aurait gagné
en investissant la somme. Le fait qu'un homme prend en compte ce
manque à gagner prouve qu'il préfère les
avantages de la détention d'une encaisse, malgré la
perte de l'intérêt. II est
possible de préciser les avantages que les gens attendent de
la conservation d'une certaine encaisse. Mais c'est une illusion que
de supposer qu'une analyse de ces motifs pourrait nous fournir une
théorie de la détermination du pouvoir d'achat, qui
pourrait se passer des notions d'encaisse gardée liquide et de
demande et offre de monnaie 12.
Les avantages et inconvénients de garder une encaisse ne sont
pas des facteurs objectifs qui pourraient influer directement sur le
montant des encaisses gardées. Ils sont mis en balance par
chaque individu et pesés les uns contre les
autres. Le
résultat est un jugement de valeur subjectif, coloré
par la personnalité de l'individu. Des gens divers, et les
mêmes gens à divers moments, évaluent les mêmes
faits objectifs de façon diverse. De même qu'on ne
pourrait, en connaissant l'état de santé et la
condition physique d'un homme, dire combien il serait disposé
à dépenser pour de la nourriture d'un certain pouvoir
nutritif, la connaissance des données concernant sa situation
matérielle ne nous permet pas de dire quoi que ce soit de
précis quant au volume de l'encaisse qu'il garde. La relation
monétaire, c'est-à-dire la relation entre la demande de
monnaie et la quantité de monnaie disponible, détermine
uniquement la structure des prix pour autant que le taux d'échange
réciproque entre monnaie et biens ou services vendables est
concerné. Si la
relation monétaire reste inchangée, il ne peut
apparaître de pression inflationniste (expansionniste) ni
déflationniste (contractionniste) sur le commerce, les
entreprises, la production, la consommation et l'emploi. Les
assertions en sens contraire reflètent les plaintes de gens
qui renâclent devant la nécessité d'ajuster leurs
activités aux demandes de leurs contemporains telles qu'elles
se manifestent sur le marché. Néanmoins, ce n'est pas à
cause d'une prétendue rareté de monnaie, que les prix
des produits agricoles sont insuffisants pour assurer aux
cultivateurs sub-marginaux des recettes du montant désiré
par eux. La cause de la détresse de ces agriculteurs est que
d'autres agriculteurs produisent à moindre coût. Un
accroissement de la quantité de biens produits, toutes choses
égales d'ailleurs, doit amener une amélioration de la
situation des gens. Sa conséquence est une baisse des prix en
monnaie des biens dont la production a augmenté. Mais une
telle baisse du prix en monnaie ne diminue en rien les avantages qui
découlent de la production de richesses plus abondantes. L'on
peut considérer comme inéquitable que la part des
créanciers dans cette richesse supplémentaire augmente,
bien que de telles critiques soient contestables si l'augmentation de
pouvoir d'achat a été correctement prévue et
s'il en a été tenu compte de façon adéquate
par une prime de prix négative 13.
Mais il ne faut pas dire qu'une baisse de prix provoquée par
l'accroissement de production des biens en question prouve qu'il
y a un déséquilibre impossible à éliminer
sans un accroissement de la quantité de monnaie. Bien entendu,
en règle générale
tout accroissement de la production de certains biens ou de tous les biens
requiert une nouvelle affectation des facteurs de production entre
les diverses branches de l'activité économique. Si la
quantité de monnaie demeure inchangée,
la nécessité d'une telle redistribution devient visible
dans la structure des prix. Certaines branches de production
deviennent plus profitables, dans d'autres les profits baissent ou
des pertes apparaissent. Par là, le fonctionnement du marché
tend à éliminer ces déséquilibres dont il
f est tant parlé. Il est possible, par le moyen d'une
augmentation de la quantité de monnaie, de retarder ou
d'interrompre ce processus d'adaptation. Il est impossible de le
rendre superflu, ou moins pénible pour les intéressés. Si les
variations induites par encaisses dans le pouvoir d'achat provoquées
par les gouvernements n'avaient d'autre résultat que des
déplacements de richesse entre certaines gens et
d'autres, il ne serait pas admissible de les condamner du point de
vue de la neutralité scientifique de la catallactique. Il est
évidemment frauduleux de les justifier sous le prétexte
du bien commun ou de la prospérité générale.
Mais l'on pourrait encore les considérer comme des mesures
politiques convenables pour favoriser les intérêts de
certains groupes aux frais d'autres groupes, sans qu'il y ait
d'autres inconvénients. Cependant, il y a en fait d'autres
conséquences à considérer. Il n'est pas
nécessaire de souligner celles auxquelles entraîne
forcément une politique de déflation prolongée.
Personne ne préconise une telle politique. La faveur des
masses, ainsi que des écrivains et hommes politiques désireux
d'être applaudis, va à l'inflation. A propos de ces
tendances, nous devons souligner trois points : Primo, une
politique inflationniste ou expansionniste provoque inévitablement
une surconsommation d'une part, et de mauvais investissements d'autre
part. Ainsi elle gaspille du capital et compromet dans l'avenir
l'état de satisfaction des besoins 14.
Secundo, le processus inflationniste n'écarte pas la
nécessité d'ajuster la production et de réorienter
les ressources. Il ne fait que la différer et la rend ainsi
plus malaisée. Tertio, l'inflation ne peut être
employée comme politique permanente, parce qu'à la
longue elle conduit forcément à l'effondrement du
système monétaire. Un petit
commerçant ou un aubergiste peut aisément tomber dans
l'illusion que tout ce qu'il faut pour que ses confrères et
lui-même soient plus prospères, c'est que le public
dépense davantage. A ses yeux, l'important est de pousser les
gens à dépenser plus. Mais il est effarant qu'une telle
croyance puisse être présentée au monde comme une
nouvelle philosophie sociale. Lord Keynes et ses disciples imputent
au manque de propension à
dépenser
ce qu'ils jugent insatisfaisant dans la situation économique.
Ce qui est nécessaire, à leur avis, pour rendre les
gens plus prospères, ce n'est pas une augmentation de
production, mais une augmentation de dépense. Afin que les
gens puissent dépenser davantage, on recommande une politique
« expansionniste ». Cette thèse
est aussi ancienne qu'elle est mauvaise. Son analyse et sa réfutation
seront effectuées dans le chapitre relatif au cycle
économique 15. Des créances
pour une quantité de monnaie définie, payables et
recouvrables sur demande, contre un débiteur dont la
solvabilité et l'intention de payer ne font aucun doute,
rendent à l'individu tous les services que la monnaie peut
rendre, pourvu que toutes les parties avec lesquelles il peut opérer
des transactions soient parfaitement au courant des qualités
essentielles ci-dessus des créances en question :
exigibilité quotidienne, solvabilité et intention de
payer indubitables du débiteur. Nous pouvons appeler de telles
créances des substituts monétaires, puisqu'elles
peuvent pleinement remplacer la monnaie dans l'encaisse de l'individu
ou de la firme. Les caractères techniques et légaux des
substituts de monnaie ne sont pas du ressort de la catallactique. Un
substitut monétaire peut être concrétisé
par un billet de banque, ou un dépôt à vue auprès
d'une banque honorant les chèques (monnaie chèques ou
monnaie bancaire), pourvu que la banque soit en mesure d'échanger
à vue et sans frais le billet contre la monnaie vraie. Les
jetons sont aussi des substituts de la monnaie, pourvu que le porteur
soit en mesure de les échanger à volonté, sans
frais ni délai, contre de la monnaie. Pour réaliser
cela, il n'est pas nécessaire que le gouvernement soit obligé
par la loi de les racheter. Ce qui importe est que ces signes soient
réellement échangeables sans frais ni délai. Si
le montant total des jetons mis en circulation est maintenu dans des
limites raisonnables, le gouvernement n'a pas à prendre de
mesure spéciale pour maintenir leur valeur d'échange au
pair de leur valeur faciale. La demande du public pour de la monnaie
divisionnaire donne à tout un chacun l'occasion de les
échanger contre des pièces de monnaie. L'important est
que tout porteur de substituts monétaires soit absolument
certain de pouvoir, à tout instant et sans frais, les échanger
contre de la monnaie. Si le
débiteur le gouvernement ou une banque conserve
en regard du volume total des substituts monétaires une
réserve à 100 % de monnaie réelle, nous appelons
ce substitut monétaire un certificat de monnaie. Chaque
certificat
de monnaie est sinon légalement, du moins toujours au
sens catallactique la représentation d'un montant
correspondant de monnaie en réserve. L'émission de
certificats de monnaie n'augmente pas la quantité des choses
susceptibles de satisfaire la demande de monnaie pour encaisse. Par
conséquent, les variations dans le volume des certificats
n'altèrent pas la masse de monnaie disponible ni la relation
monétaire. Ils ne jouent aucun rôle dans la formation du
pouvoir d'achat de la monnaie. Si la
réserve de monnaie conservée par le débiteur en
regard des substituts monétaires demeure inférieure au
montant total des certificats de monnaie, nous appelons cet excédent
de certificats par rapport à la réserve, moyens
fiduciaires. En règle générale, il n'est pas
possible de vérifier si un certain spécimen de
substitut monétaire est un certificat de monnaie ou un
instrument fiduciaire. Une partie du montant total des substituts
monétaires en circulation est d'habitude couverte par la
réserve de monnaie conservée. Ainsi, une part du
montant total des substituts monétaires en circulation
consiste en certificats de monnaie, le reste étant des
instruments fiduciaires. Mais ce fait ne peut être mesuré
par que ceux qui sont familiers avec les bilans bancaires. Le billet
de banque, le dépôt ou le jeton de monnaie divisionnaire
ne renseigne pas sur son caractère catallactique. L'émission
de certificats de monnaie n'accroît pas les fonds que la banque
peut employer pour ses opérations de prêts. Une banque
qui n'émet pas d'instruments fiduciaires ne peut accorder que
du crédit-réel, elle ne peut prêter que ses
propres fonds et le montant de monnaie que lui ont confié ses
clients. L'émission d'instruments fiduciaires augmente les
fonds dont dispose la banque pour prêter au-delà de
ces limites. Elle peut maintenant accorder non seulement du
crédit-réel, mais aussi du crédit de circulation,
c'est-à-dire du crédit au moyen de l'émission
d'instruments fiduciaires. Tandis que
la quantité de certificats de monnaie est indifférente,
la quantité des instruments fiduciaires ne l'est pas. Les
instruments fiduciaires affectent les phénomènes de
marché de la même façon que le fait la monnaie.
Les variations de leur volume influent sur la détermination du
pouvoir d'achat de la monnaie, des prix et pour un temps
aussi du taux de l'intérêt. Des
économistes ont précédemment employé une
autre terminologie. Beaucoup étaient disposés à
appeler les substituts monétaires, simplement de la monnaie,
puisqu'ils sont aptes à remplir les services que la monnaie
rend. Mais cette terminologie n'est pas pratique. Le premier objet
d'une terminologie scientifique est de faciliter l'analyse des
problèmes impliqués. La tâche de la théorie
catallactique de la monnaie en tant que distincte de la
théorie légale et des disciplines techniques du métier
de banquier et de comptable est l'étude des problèmes
de la formation des
prix et des
taux d'intérêt. Cette tâche exige une distinction
tranchée entre les certificats de monnaie et les instruments
fiduciaires. Le terme expansion du crédit a été souvent mal
interprété. Il est important de comprendre que le
crédit-réel ne peut être étendu. Le seul
véhicule de l'expansion de crédit consiste dans le
crédit de circulation. Mais le fait d'accorder du crédit
de circulation ne signifie pas toujours une expansion du crédit.
Si le montant des instruments fiduciaires antérieurement émis
a épuisé tous ses effets sur le marché, si les
prix, les taux de salaires et les taux d'intérêt ont été
ajustés à la masse totale de monnaie proprement dite et
de moyens fiduciaires (masse monétaire au sens large), le fait
d'accorder du crédit de circulation sans un surcroît
d'instruments fiduciaires ne constitue pas de l'expansion du crédit.
L'expansion de crédit n'a lieu que si le crédit est
fourni par une addition d'instruments fiduciaires, et non pas si les
banques prêtent de nouveau des instruments fiduciaires
remboursés par leurs anciens débiteurs. 1
La théorie du calcul monétaire ne relève pas de
la théorie de l'échange indirect. C'est une partie de
la théorie générale de la praxéologie. 2
Voir ci-dessus, p. 215. D'importantes contributions à
l'histoire et à la terminologie de cette doctrine sont
fournies par F. A. Hayek, Prices and Production (éd.
révisée, Londres, 1935), pp. 1 et suiv., 129 et suiv. 3
Voir Mises, The Theory of Money and Credit, traduction par H.
E. Batson, Londres et New York, 1934, pp. 34 à 37. 4
La monnaie peut être en cours de transport, elle peut voyager
dans des trains, des bateaux, des avions allant d'un endroit à
un autre. Mais dans ce cas également, elle est toujours sous
le commandement de quelqu'un, elle est la propriété de
quelqu'un. 5
Voir les livres de Carl Menger, Grundsätze der
Volkswirtschaftslehre, Vienne, 1871, pp. 250 et suiv. ; même
ouvrage, 2e éd., Vienne, 1923, pp. 241 et suiv. ;
Untersuchungen ûbes die Methode der Sozialwissenschaften,
Leipzig, 1883, pp. 171 et suiv. 6
Voir Menger, Untersuchungen, passage cité, p. 178. 7
Les problèmes d'une monnaie exclusivement consacrée à
servir d'instrument d'échange, et non apte à rendre
d'autres services en fonction desquels on en demanderait, sont
traités ci-dessous dans la section 9. 8
L'auteur de ce livre a d'abord exposé ce théorème
de la formation régressive du pouvoir d'achat dans la
première édition de son livre, Theory of Money and
Credit, publié en 19,2 (pp. 97-123 de la traduction
en langue anglaise). Son théorème a été
critiqué de divers points de vue. Certaines des objections
soulevées, spécialement celles de B. M. Anderson dans
son livre riche en idées, The Value of Money, paru
d'abord en 1917 (voir pp. 100 et suiv. de l'édition de 1936),
méritent un examen très soigneux. L'importance des
problèmes soulevés rend nécessaire de peser
également les objections de H. Ellis, German Monetary
Theory 1905-1933, Cambridge, 1934, PP. 77 et suiv. Dans le
texte ci-dessus, toutes les objections soulevées sont
identifiées et examinées critiquement. 9
Voir Mises, Theory of Money and Credit, pp. 140-142. 12
Un tel essai a été fait par Greidanus, The Value of
Money, Londres, 1932, pp. 197 et suiv. 13
. Sur les relations entre les taux d'intérêt sur le
marché, et les variations du pouvoir d'achat, voir, ci-après,
chap. XX.3 / Demande de monnaie et offre de monnaie
4 / La détermination du pouvoir d'achat de la monnaie
5 / Le problème de Hume et Mill, et la force motrice de la monnaie
6 / Changements dans le pouvoir d'achat induits par les encaisses et par les biens
7 / Calcul monétaire et changements dans te pouvoir d'achat
8 / L'anticipation des changements probables dans le pouvoir d'achat de la monnaie
9 / La valeur spécifique de la monnaie
10 / La portée de la relation monétaire
11 / Les substituts de la monnaie
Notes