Édition française : Presses Universitaires de France (1985)
par Ludwig von Mises
traduit par Raoul Audouin
Il n'y a jamais eu de doutes ni d'incertitudes quant au domaine de la science économique. Depuis le moment où les gens ont souhaité une étude systématique de l'économie ou économie politique, tous ont été d'accord que la mission de cette branche du savoir est d'étudier les phénomènes de marché ; c'est-à-dire, la détermination des taux d'échange mutuels des biens et services négociés sur les marchés, leur source dans l'agir de l'homme et leurs répercussions sur ses actions ultérieures. La complexité d'une définition précise du domaine de l'économie ne provient pas d'une incertitude quant à la sphère des phénomènes à étudier. Elle est due au fait que les efforts pour élucider les phénomènes en question doivent aller au-delà de la portée du marché et des transactions de marché. Afin de concevoir pleinement le marché, l'on est obligé d'étudier l'agir d'individus hypothétiquement isolés, d'une part ; et de comparer le système de marché avec une imaginaire société socialiste, d'autre part. En étudiant l'échange interpersonnel, l'on ne peut éviter de considérer l'échange autistique. Mais alors il n'est plus possible de définir de façon tranchée les frontières entre le genre d'actions qui est le champ propre de la science économique au sens étroit, et le reste de l'agir. L'économie élargit son horizon et se change en une science générale de toute et de chaque action de l'homme, elle devient praxéologie. La question qui se présente est celle du moyen de distinguer avec précision, à l'intérieur du domaine plus large de la praxéologie générale, un terrain plus restreint des problèmes spécifiquement économiques.
Les tentatives infructueuses pour résoudre ce problème d'une délimitation précise du domaine de la catallactique ont choisi comme critère, ou bien les motifs induisant à l'action, ou bien les objectifs visés par l'action. Mais la variété et la complexité des mobiles provoquant un homme à agir n'apportent rien à une étude d'ensemble de l'agir. Toute action est motivée par l'aspiration à écarter une gêne ressentie. Il n'importe nullement pour la science de l'agir, de considérer comment les gens qualifient cette gêne, des points de vue physiologique, psychologique ou éthique. La tâche de l'économie est de s'occuper de tous les prix des denrées, telles qu'elles sont demandées et payées sur le marché. Elle ne doit pas borner ses investigations à l'étude des prix qui résultent, en fait ou probablement, d'un comportement traduisant des attitudes auxquelles la psychologie, l'éthique ou d'autres points de vue sur les actes humains attacheraient certain qualificatif. La classification des actions d'après leurs divers mobiles peut être importante pour la psychologie, elle peut fournir un terme de référence pour l'évaluation morale ; pour l'économie, elle est dénuée de portée. Essentiellement, il en va de même en ce qui concerne les essais pour restreindre le champ de l'économie aux seules actions qui visent à fournir aux gens des choses tangibles du monde extérieur. A strictement parler, les gens ne désirent pas des objets tangibles en eux-mêmes, mais les services que ces biens sont aptes à leur rendre. Ils cherchent à obtenir l'accroissement de bien-être que ces services sont susceptibles de procurer. Mais s'il en est ainsi, il n'est pas admissible d'exclure du domaine de l'action « économique » celles de ces actions qui écartent la gêne directement, sans interposition d'aucune chose tangible et visible. L'avis d'un médecin, l'enseignement d'un instituteur, le récital d'un artiste et d'autres services personnels, ne sont pas moins un objet d'étude pour l'économie que ne le sont les maquettes d'architecte d'un édifice à construire, la formule d'un savant pour la production d'un composé chimique, et l'apport de l'auteur à la publication d'un livre.
L'objet d'étude de la catallactique couvre tous les phénomènes de marché, avec toutes leurs racines, ramifications et conséquences. C'est un fait que les gens opérant sur le marché sont mus non seulement par le désir de se procurer nourriture, abri et satisfactions sexuelles, mais aussi par de multiples besoins d'ordre « idéal ». L'homme qui agit est toujours préoccupé de choses à la fois « matérielles » et « idéales ». Il choisit entre diverses alternatives, sans considérer si elles sont cataloguées matérielles ou idéales. Dans les échelles de valeurs effectives, choses matérielles et idéales sont enchevêtrées. Même s'il était possible de tracer une ligne nette entre les intérêts matériels et idéaux, il faut considérer que toute action concrète, ou bien vise à la réalisation d'objectifs à la fois matériels et idéaux, ou bien résulte d'un choix entre quelque chose de matériel et quelque chose d'idéal.
L'on peut laisser sans réponse la question de savoir s'il est possible d'isoler les actions qui tendent à la satisfaction de besoins exclusivement conditionnés par la physiologie, de celles répondant à des besoins « plus élevés ». Mais nous ne devons pas sous-estimer le fait que dans la réalité aucune nourriture n'est évaluée seulement pour son pouvoir nutritif, aucun vêtement pour la seule protection qu'il procure contre le froid et la pluie. Il est indéniable que la demande des marchandises est largement influencée par des considérations métaphysiques, religieuses et morales, par des jugements de valeur esthétique, par les coutumes, habitudes, préjugés, traditions, modes changeantes, et par bien d'autres choses. Pour un économiste qui voudrait tenter de cantonner ses recherches aux seuls aspects « matériels », l'objet de la recherche s'évanouit aussitôt qu'il cherche à le saisir.
Tout ce qu'on peut affirmer est ceci : l'économie est principalement intéressée par l'analyse de la détermination des prix en monnaie des biens et services échangés sur le marché. Pour remplir cette tâche, elle doit partir d'une théorie générale de l'agir humain. De plus, elle doit étudier non seulement les phénomènes du marché, mais non moins la conduite hypothétique d'un homme isolé et d'une collectivité socialiste. Finalement, elle ne doit pas confiner ses recherches dans ces modes d'action que le langage courant appelle des actions « économiques », mais les étendre à des actions que, d'une manière de parler lâche, l'on appelle « non économiques ».
Le champ de la praxéologie la théorie générale de l'agir humain peut être défini et circonscrit avec précision. Les problèmes spécifiquement économiques, ceux de l'action économique au sens étroit, ne peuvent qu'en très gros être dissociés du corps complet de la théorie praxéologique. Des faits accidentels de l'histoire de la science, ou des conventions, jouent un rôle dans tous les efforts pour définir le champ de l'économie « proprement dite ».
Non par rigueur logique ou épistémologique, mais pour des considérations pratiques et en raison de conventions traditionnelles, nous dirons que le domaine de la catallactique ou de l'économie au sens étroit est l'analyse des phénomènes de marché. Ceci revient à dire : la catallaxie est l'analyse de ces actions qui sont conduites sur la base des calculs en monnaie. L'échange de marché et le calcul en monnaie sont indissociablement liés. Un marché où il n'y a que de l'échange direct est simplement une construction imaginaire. D'autre part, la monnaie et le calcul monétaire sont conditionnés par l'existence du marché.
Il incombe certainement à l'économie, entre autres tâches, d'analyser le fonctionnement d'un imaginaire système socialiste de production. Mais l'accès de cette étude n'est, lui aussi, possible qu'à travers l'étude de la catallactique, l'élucidation d'un système où il y a des prix en monnaie et le calcul économique.
Négation de l'économie
Il y a des doctrines qui nient purement et simplement qu'il puisse exister une science de l'économie. Ce qui est enseigné de nos jours dans la plupart des universités sous l'étiquette d'économie en est pratiquement la négation.
Celui qui conteste l'existence de l'économie nie virtuellement que le bien-être de l'homme soit perturbé par la rareté de facteurs extérieurs. Tout le monde, affirme-t-il implicitement, pourrait jouir de la parfaite satisfaction de tous ses désirs, pourvu qu'une réforme parvienne à surmonter certains obstacles engendrés par de malhabiles institutions faites de main d'homme. La nature est prodigue de biens, elle comble sans mesure de ses dons le genre humain. La situation pourrait être paradisiaque pour un nombre illimité de gens. La rareté est le résultat artificiel des pratiques établies. L'abolition de ces pratiques aboutirait à l'abondance.
Dans la doctrine de Marx et de ses disciples, la rareté est une catégorie historique seulement. Elle est la caractéristique de l'histoire primitive de l'humanité, qui sera pour toujours liquidée par l'abolition de la propriété privée. Lorsque l'humanité aura effectué le saut du domaine de la nécessité dans le domaine de la liberté 1 et ainsi atteint « la phase supérieure de la société communiste », il y aura abondance et conséquemment il sera faisable de donner « à chacun selon ses besoins » 2. Il n'y a dans la vaste marée des écrits marxistes pas la moindre allusion à la possibilité qu'une société communiste dans sa « plus haute phase » se trouve confrontée à une rareté des facteurs naturels de production. Le fait de l'indésirabilité du travail est évaporé par l'assertion que travailler sous le communisme, bien entendu, ne sera plus désormais un désagrément mais un plaisir, « la nécessité primordiale de la vie » 3. Les regrettables réalités rencontrées par « l'expérience » russe sont interprétées comme causées par l'hostilité des capitalistes, par le fait que le socialisme en un seul pays n'est pas encore complet et donc ne pouvait pas établir la « phase supérieure », et plus récemment, par la guerre.
Puis il y a les inflationnistes radicaux tels que, par exemple, Proudhon et Ernest Solvay. A leur avis la rareté est créée par les bornes artificielles opposées à l'expansion du crédit et autres méthodes pour accroître la quantité de monnaie en circulation, bornes inculquées au crédule public par les égoïstes intérêts de classe des banquiers et autres exploiteurs. Ils recommandent comme panacée que les dépenses publiques soient illimitées.
Tel est le mythe de l'abondance et prospérité potentielles. L'économie peut laisser aux historiens et aux psychologues le soin d'expliquer la popularité de cette façon de prendre ses désirs pour des réalités et de se complaire dans des rêves éveillés. Tout ce que l'économie a à dire de ce vain bavardage est que l'économie s'occupe des problèmes que l'homme rencontre du fait que sa vie est conditionnée par des facteurs naturels. Elle étudie l'agir, c'est-à-dire les efforts conscients pour écarter autant que possible une gêne éprouvée. Elle n'a rien à déclarer quant à la situation dans un univers irréalisable, et même inconcevable pour la raison humaine, où les facilités n'auraient aucune limite. Dans un tel monde, l'on peut admettre qu'il n'y aurait ni loi de la valeur, ni rareté, ni problèmes économiques. Ces choses-là seront absentes parce qu'il n'y aura pas de choix à faire, pas d'action, pas de tâches à mener à bonne fin par la raison. Des êtres qui se seraient épanouis dans un tel monde n'auraient jamais développé le raisonnement et la réflexion. Si jamais un monde de ce genre se trouvait donné aux descendants de la race humaine, ces êtres bienheureux verraient leur capacité de penser s'atrophier et ils cesseraient d'être humains. Car la tâche primordiale de la raison est d'affronter consciemment les limitations qu'impose à l'homme la nature, elle est de lutter contre la rareté. L'homme pensant et agissant est le produit d'un univers de rareté dans lequel n'importe quelle sorte de bien-être obtenu est la récompense de l'effort et de la peine, comportement que l'on appelle communément économique.
La méthode spécifique de l'économie est la méthode des modèles imaginaires.
Cette méthode est celle de la praxéologie. Qu'elle ait été soigneusement élaborée et perfectionnée dans le domaine des études économiques au sens étroit résulte du fait que l'économie, au moins jusqu'à présent, a été la partie la plus développée de la praxéologie. Quiconque veut exprimer une opinion sur des problèmes couramment dénommés économiques, a recours à cette méthode. L'emploi de ces constructions imaginaires n'est assurément pas un procédé particulier à l'analyse scientifique de ces problèmes. Le profane recourt à cette même méthode pour les traiter. Mais alors que les schémas du profane sont plus ou moins flous et confus, la science économique s'efforce de les élaborer avec le plus grand soin, scrupule et précision ; et elle tient à examiner de façon critique toutes leurs conditions et suppositions.
Un modèle théorique est l'image conceptuelle d'une suite d'événements logiquement tirée des éléments d'action qui y sont inclus. C'est un résultat déductif, dérivé ultimement de la catégorie fondamentale de l'agir, qui est l'acte de préférer et écarter. En dressant un tel modèle imaginaire, l'économiste ne se pose pas la question de savoir si sa construction dépeint ou non les circonstances réelles de ce qu'il veut analyser. Il ne s'inquiète pas non plus de savoir si oui ou non un système tel que le suppose son modèle théorique pourrait être conçu comme existant et fonctionnant réellement. Même des modèles qui sont inconcevables, intrinsèquement contradictoires, ou irréalisables, peuvent rendre des services utiles, voire indispensables, à la compréhension de la réalité, pourvu que l'économiste sache s'en servir correctement.
La méthode des constructions imaginaires est justifiée par ses succès. La praxéologie ne peut pas, comme le font les sciences naturelles, fonder ses enseignements sur des expériences de laboratoire et la perception sensorielle d'objets extérieurs. Il lui a fallu élaborer des méthodes entièrement différentes de celles de la physique et de la biologie. Ce serait une grave erreur de chercher dans le champ des sciences naturelles l'analogue des constructions imaginaires. Les modèles de la praxéologie ne peuvent jamais être confrontés à quelque expérience des choses extérieures et ne peuvent jamais être appréciés à partir d'une telle expérience. Leur rôle est de servir l'homme dans un examen qui ne peut s'en rapporter à ses sens. En confrontant les modèles théoriques avec la réalité nous ne pouvons nous demander s'ils correspondent à l'expérience et dépeignent correctement les données empiriques. Nous devons demander si les suppositions de notre construction sont identiques aux conditions de telles actions que nous désirons concevoir.
La formule essentielle pour l'agencement de modèles théoriques consiste à abstraire de l'opération certaines des conditions présentes dans l'action réelle. Nous sommes alors en mesure d'identifier les conséquences hypothétiques de l'absence de ces conditions et de concevoir l'effet de leur présence. Ainsi nous concevons la catégorie de l'agir en construisant l'image d'une situation où il n'y a pas d'action, soit parce que l'individu est entièrement satisfait et n'éprouve aucune gêne soit parce qu'il ne connaît aucun processus d'où il pourrait escompter une amélioration de son bien-être (de son état de satisfaction). Ainsi nous pouvons concevoir la notion d'intérêt originaire, à partir d'une construction imaginaire dans laquelle aucune distinction n'est faite entre des satisfactions obtenues pendant des périodes de temps d'égale durée, mais inégales quant à la distance du moment de l'action.
La méthode des modèles théoriques est indispensable à la praxéologie ; c'est la seule méthode d'investigation en praxéologie et en économie. C'est assurément une méthode difficile à manier parce qu'elle peut aisément conduire à des syllogismes fallacieux. Elle chemine sur une crête étroite ; de chaque côté bâille l'abîme de l'absurde et de l'incohérent. Seul un impitoyable esprit d'autocritique peut éviter â quelqu'un de tomber tête en avant dans ces gouffres sans fond.
Le modèle théorique d'une économie de marché pur et sans entraves suppose qu'il y a division du travail et propriété privée (direction privée) des moyens de production, et qu'en conséquence il y a échange de biens et de services sur le marché. Il suppose que le fonctionnement du marché n'est pas obstrué par des facteurs institutionnels. Il suppose que le gouvernement, l'appareil social de contrainte et de répression, veille à préserver le fonctionnement du système de marché, et le protège contre les atteintes de la part de tiers. Le marché est libre, il n'y a pas d'ingérence de facteurs extérieurs au marché, quant aux prix, aux taux de salaires et aux taux d'intérêts. En partant de ces hypothèses, l'économie essaie d'élucider le fonctionnement d'une pure économie de marché. C'est seulement à un stade ultérieur, ayant épuisé tout ce que l'on peut apprendre de l'étude de ce modèle imaginaire, que la science économique se tourne vers l'étude des divers problèmes soulevés par l'ingérence sur le marché, du pouvoir et des autres organisations qui emploient la contrainte et l'intimidation.
Il est stupéfiant que cette procédure logiquement irréprochable, et la seule qui soit apte à résoudre le problème impliqué, ait été passionnément attaquée. Des gens l'ont taxée de préjugé en faveur d'une politique économique libérale, qu'ils stigmatisent comme réactionnaire, défendant le patronat de droit divin, qu'ils qualifient de manchestérianisme, de négativisme, etc. Ils dénient que quelque chose puisse être gagné pour la connaissance de la réalité, en s'occupant de cette construction imaginaire. Toutefois, ces turbulents critiques se contredisent eux-mêmes, en ce qu'ils ont recours à la même méthode pour soutenir leurs propres thèses. En demandant que des taux minimum soient fixés pour les salaires, ils dépeignent l'hypothétique situation déplorable d'un marché libre du travail, et en réclamant des droits de douane ils décrivent les prétendus désastres que provoquerait le libre-échange. Il n'y a évidemment pas d'autre moyen disponible pour éclairer la portée d'une mesure limitant le libre jeu des facteurs agissant sur un marché sans entraves, que d'étudier d'abord l'état de choses régnant sous un régime de liberté économique.
Il est vrai que les économistes ont tiré de leurs recherches la conclusion que les buts que poursuivent la plupart des gens, ou même pratiquement tous, par l'effort, le travail et la politique économique peuvent le mieux être atteints là où le système de libre marché n'est pas entravé par les décrets du pouvoir. Mais ce n'est pas un jugement préconçu, dérivant d'une attention insuffisante à la portée de l'intervention gouvernementale dans la vie des affaires. C'est au contraire le résultat d'un examen soigneusement impartial de tous les aspects de l'interventionnisme.
Il est vrai aussi que les économistes classiques et leurs successeurs avaient l'habitude d'appeler « naturel » le système de l'économie de marché non entravé, et de dire que l'ingérence du pouvoir dans les phénomènes de marché était « artificielle » et « perturbante ». Mais cette terminologie aussi était le résultat de leur étude soigneuse des problèmes du protectionnisme. Ils étaient d'accord avec la pratique sémantique de leur époque en appelant « contraire à la nature » un état de choses social non satisfaisant.
Le Théisme et le Déisme
de l'Ere des Lumières considéraient la régularité
des phénomènes naturels comme une émanation des
décrets de la Providence. Quand les philosophes de cette
période découvrirent qu'il existe une régularité
des phénomènes, également dans l'agir humain et
dans l'évolution sociale, ils étaient tout disposés
à l'interpréter de même comme une preuve du soin
paternel du Créateur de l'univers. Telle était la
véritable signification de la doctrine de l'harmonie
préétablie soutenue par certains économistes 4.
La philosophie sociale du despotisme paternaliste mettait
l'accent sur la mission divine des rois et des autocrates
prédestinés pour gouverner les peuples. Le libéral
rétorquait que le fonctionnement d'un marché non
entravé, sur lequel le consommateur c'est-à-dire
chaque citoyen est souverain, apporte des résultats
plus satisfaisants que les décrets de chefs consacrés.
Observez le fonctionnement du système
de marché, disaient-ils, et
vous y découvrirez aussi le doigt de Dieu.
Parallèlement
au modèle théorique d'une pure économie de
marché, les économistes classiques élaborèrent
sa contrepartie logique, la construction imaginaire d'une
république socialiste. Dans le processus heuristique qui
conduit finalement à la découverte du fonctionnement
d'une économie de marché, l'image d'un ordre socialiste
eut même une priorité logique. La question qui
préoccupait les économistes était de savoir si
un tailleur pouvait être fourni de pain et de chaussures s'il
n'y avait pas de décret gouvernemental obligeant le boulanger
et le cordonnier à couvrir ses besoins. La première
idée était que l'intervention de l'autorité est
requise pour amener chaque spécialiste à servir ses
concitoyens. Les économistes furent déconcertés
quand ils découvrirent qu'il n'est pas besoin d'une telle
contrainte. En opposant la productivité à la
profitabilité, l'intérêt personnel et le bien
public, l'égoïsme et l'altruisme, les économistes
se référaient implicitement à l'image d'un
système socialiste. Leur étonnement devant le pilotage
pour ainsi dire « automatique » du système de
marché était dû précisément au fait
qu'ils se rendaient compte qu'un état « anarchique »
de la production aboutit à mieux pourvoir les gens, que les
ordres d'un gouvernement centralisé omnipotent. L'idée
du socialisme d'un système de division du travail
entièrement commandée et dirigée par une
autorité planificatrice n'a pas pris naissance dans la
tête d'utopistes réformateurs. Ces utopistes
visaient plutôt à la coexistence autarcique de
petits organismes autosuffisants ; prenez, par exemple, le
phalanstère de Fourier. Leur volonté de changement
radical se tourna vers le socialisme lorsqu'ils prirent comme modèle
de leur ordre nouveau l'image d'une économie dirigée
par un gouvernement national ou une autorité mondiale, qui
était contenue dans les théories des économistes. Maximisation des profits L'on croit généralement
que les économistes, en traitant des problèmes d'une
économie de marché, manquent totalement de réalisme
en supposant que tous les hommes sont toujours en quête
d'obtenir le plus grand avantage possible. C'est construire, dit-on,
l'image d'un être parfaitement égoïste et
raisonneur pour qui rien ne compte que le profit. Un tel homo
conomicus peut être à la ressemblance des
boursicoteurs et spéculateurs. Mais dans leur immense
majorité, les gens sont bien différents. L'intelligence
de la réalité n'a rien à gagner de l'étude
du comportement de cette fiction décevante. Il n'est pas nécessaire de
reprendre la réfutation de tout ce qu'il entre de confusion,
d'erreur et de distorsion dans cette affirmation. Les deux premières
parties de ce livre ont démasqué les idées
fausses qu'elle implique. A ce point-ci il suffit de s'occuper
du problème de la maximation du profit. La praxéologie en général,
et l'économie dans son champ particulier, ne tiennent pour
certain, en ce qui concerne les ressorts de l'agir humain, rien de
plus que ceci : l'acteur entend écarter une gêne. Dans
les conditions particulières de la transaction sur le marché,
agir veut dire acheter et vendre. Tout ce qu'affirme la science
économique concernant l'offre et 1a demande s'applique à
tout cas concret d'offre et demande ; pas seulement à une
offre et demande occasionnée par des circonstances spéciales
appelant une définition ou description particulière.
Affirmer qu'un homme, placé devant l'alternative de recevoir
plus ou de recevoir moins pour la marchandise qu'il veut vendre,
choisit toutes choses égales d'ailleurs de
recevoir le prix le plus élevé, cela ne nécessite
aucune hypothèse supplémentaire. Un prix plus
élevé signifie pour le vendeur une meilleure
satisfaction de ses besoins. La même chose s'applique
mutatis mutandis à l'acheteur. Le montant épargné
en achetant la denrée en question lui permet de dépenser
davantage pour la satisfaction d'autres nécessités.
Acheter sur le marché le plus bas et vendre sur le plus haut
est toutes choses égales d'ailleurs une conduite
qui ne suppose aucune donnée spéciale concernant
les mobiles et la moralité de l'acteur. C'est simplement le
résultat nécessaire de n'importe quelle action dans le
cadre de l'échange au marché. En sa qualité de négociant,
un homme est au service des consommateurs, tenu de se conformer à
leurs désirs. Il ne peut se laisser aller à ses propres
humeurs et fantaisies. Mais les humeurs et fantaisies de ses clients
sont pour lui la loi sans appel, pourvu que ces clients soient
disposés à en payer le prix. Il est dans la nécessité
d'adapter sa conduite à ce que demandent les consommateurs. Si
les consommateurs, dénués de sens du beau, préfèrent
le laid et le vulgaire, il doit, à l'encontre de ses propres
convictions, leur fournir de telles choses 5.
Si les consommateurs ne
veulent pas payer pour des produits nationaux plus que pour ceux de
l'étranger, il doit acheter l'article étranger dès
lors qu'il est meilleur marché. Un employeur ne peut faire de
générosités aux dépens de ses clients. Il
ne peut payer des salaires dépassant le taux déterminé
par le marché, si les acheteurs ne sont pas disposés à
payer proportionnellement plus cher les articles produits dans des
fabriques où les salaires sont plus élevés
qu'ailleurs. Il n'en va pas de même pour
l'homme qui choisit comment dépenser son revenu. Il est libre
de faire ce qui lui plaît le mieux. Il peut faire des aumônes.
Il peut, motivé par certaines doctrines et préjugés,
user de discrimination à l'égard de biens de certaine
origine ou provenance, et
choisir l'article inférieur ou
plus coûteux que l'article technologiquement le meilleur et le
moins cher. En règle générale,
les gens qui achètent ne font pas de cadeau au vendeur. Mais
cependant cela arrive. La frontière est parfois malaisée
à discerner, entre acheter des biens et services dont on a
besoin, et faire une charité. Celui qui achète à
une vente de bienfaisance combine d'ordinaire un achat avec un don
d'inspiration charitable. Celui qui donne une petite pièce à
un musicien de rue aveugle ne paie certainement pas la médiocre
musique, il donne simplement une aumône. L'homme qui agit est une unité.
L'homme d'affaires qui possède seul sa firme efface parfois la
frontière entre les affaires et la charité. S'il
souhaite aider un ami dans le besoin, le tact peut lui suggérer
un procédé qui évitera à ce dernier la
gêne de vivre de charités. Il donne à l'ami un
emploi dans son bureau bien qu'il n'ait pas besoin de son aide ou
qu'il puisse embaucher quelqu'un d'équivalent pour un salaire
moindre. Alors le salaire convenu apparait, dans la forme, comme une
partie des dépenses de l'affaire. En fait il est la dépense
d'une fraction du revenu de l'entrepreneur. D'un point de vue
strict, c'est une consommation et non une dépense destinée
à augmenter les profits de la firme 6. D'embarrassantes méprises
découlent de la tendance à regarder seulement ce
qui est tangible, visible et mesurable, en négligeant tout le
reste. Ce que le consommateur achète n'est pas simplement
nourriture et calories : Il ne désire pas se nourrir comme un
loup, mais manger comme un homme. Les aliments satisfont d'autant
mieux l'appétit de bien des gens qu'ils sont mieux préparés
et présentés, servis sur une table mieux dressée,
et que le cadre où se prend le repas est plus agréable.
De tels détails sont tenus pour sans importance par qui
considère seulement les aspects chimiques du processus de digestion 7.
Mais le fait qu'ils jouent un rôle important
dans la détermination du prix de la nourriture est
parfaitement compatible avec l'affirmation que les gens préfèrent
toutes choses égales d'ailleurs acheter au
meilleur marché. Chaque fois qu'en choisissant entre deux
choses que les chimistes et les technologues estiment parfaitement
égales, l'acheteur préfère la plus coûteuse,
il a une raison. S'il ne se trompe pas, il paie pour des services que
la chimie et la technologie ne peuvent comprendre par leurs méthodes
spécifiques de recherche. Si un
homme préfère un
restaurant cher à un moins cher parce qu'il aime siroter ses
cocktails dans le voisinage d'un duc, nous pouvons gloser sur sa
vanité risible. Mais nous ne devons pas dire que le
comportement de cet homme ne vise pas à améliorer son
propre état de satisfaction. Ce que fait un homme est toujours
orienté vers un accroissement de sa propre satisfaction. En ce
sens et en aucun autre nous sommes libres d'employer le
terme d'égoïsme et de souligner que l'action est toujours
nécessairement égoïste. Même une action
visant directement à améliorer la situation d'autres
gens est égoïste. L'acteur considère comme plus
satisfaisant pour lui-même de faire que d'autres
mangent plutôt que de manger lui-même. Ce qui le
gêne est la conscience du fait que d'autres sont dans le
besoin. C'est vrai que beaucoup de gens se
comportent d'autre manière et préfèrent remplir
leur propre estomac et non celui de leurs concitoyens. Mais cela n'a
rien à voir avec l'économie ; c'est une donnée de
l'expérience historique. Quoi qu'il en soit, l'économie
se réfère à toute espèce d'action, sans
considérer si elle est motivée par le besoin qu'éprouve
un homme de manger, ou de faire que d'autres mangent. Si la maximation des profits signifie
qu'un homme, dans toutes les transactions de marché, vise à
accroître le plus possible l'avantage qu'il en tire, c'est une
circonlocution, une périphrase et un pléonasme. Cela
affirme seulement ce qui est impliqué dans la catégorie
même de l'agir. Si cela veut dire autre chose, c'est
l'expression d'une idée erronée. Quelques économistes croient que
c'est la tâche de la science économique que
d'établir comment, dans l'ensemble de la société,
la plus grande satisfaction de tous les individus, ou du plus grand
nombre d'individus, pourrait être atteinte. Ils ne se
rendent pas compte qu'il n'existe aucune méthode qui nous
permette de mesurer l'état de satisfaction atteint par les
divers individus. Ils se méprennent sur le caractère
des jugements fondés sur la comparaison entre le bonheur de
divers individus. Alors qu'ils formulent des jugements de valeur
arbitraires, ils croient être en train d'établir des
faits. L'on peut qualifier de juste le fait de voler le riche pour
faire des dons aux pauvres. Toutefois, appeler équitable ou
injuste quelque chose est toujours un jugement de valeur et, comme
tel, purement personnel et non susceptible d'être ni vérifié
ni réfuté. L'économie ne cherche pas à
prononcer des jugements de valeur. Elle vise à la
connaissance des conséquences de certaines façons
d'agir. Il a été affirmé
que les besoins physiologiques de tous les hommes sont de la même
nature, et que cette égalité-là fournit un
étalon pour mesurer le degré de satisfaction objective.
En exprimant de telles opinions et en recommandant l'emploi de
tels critères pour guider la politique des gouvernements, l'on
propose d'agir envers des hommes comme l'éleveur
envers son bétail. Mais les
réformateurs ne comprennent pas qu'il n'existe aucun principe
universel d'alimentation valable pour tous les hommes. D'entre les
divers principes, celui que l'on choisit dépend des buts que
l'on veut atteindre. L'éleveur ne nourrit pas ses vaches dans
le but de les rendre heureuses, mais en vue des destinations qu'il
leur assigne dans ses propres plans. Il peut préférer
plus de lait ou plus de viande ou quelque autre chose. Quel type
d'hommes l'éleveur d'hommes désire-t-il
élever ? Des athlètes ou des mathématiciens ?
Des guerriers ou des ouvriers d'usine ? Celui qui voudrait faire de
l'homme le matériau d'un système dirigé
d'élevage et de mise en forme physique s'arrogerait des
pouvoirs despotiques et emploierait ses concitoyens comme des
moyens pour atteindre des fins à lui, qui diffèrent de
celles qu'eux-mêmes poursuivent. Les jugements de valeur d'un individu
mettent de la différence entre ce qui le rend lui-même
plus satisfait ou moins satisfait. Les jugements de valeur qu'un
homme porte à propos de la satisfaction d'un autre homme ne
déclarent rien de valable sur la satisfaction de cet autre ;
ils déclarent seulement quelle est la situation de ce dernier
qui satisfait le mieux l'auteur du jugement. Les réformateurs
en quête du maximum de satisfaction générale
nous ont dit seulement quel état des affaires d'autrui leur
conviendrait le mieux. Aucune autre construction imaginaire
n'a causé plus de scandale que celle d'un acteur économique
isolé entièrement dépendant de lui-même.
Et pourtant, la science économique ne peut s'en passer. Afin
d'étudier l'échange interpersonnel, elle doit le
comparer avec des situations où il est absent. Elle construit
deux variantes de l'image d'une économie autistique où
il y a seulement échange autistique : l'économie d'un
individu isolé et l'économie d'une collectivité
socialiste. En employant cette construction imaginaire les
économistes ne s'embarrassent pas du problème de savoir
si un tel système pourrait réellement fonctionner 8. Ils
se rendent parfaitement compte du fait que leur modèle
théorique est factice. Robinson Crusoé qui, malgré
tout, peut avoir existé, et le manager suprême d'une
république socialiste parfaitement isolée, qui n'a
jamais existé, n'auraient pas été en mesure de
dresser des plans et d'agir comme les gens peuvent le faire
uniquement en recourant au calcul économique. Néanmoins,
dans le cadre de notre construction imaginaire nous sommes libres de
feindre
qu'ils pourraient calculer, chaque fois
qu'une telle fiction peut servir dans la discussion du problème
spécifique à étudier. La construction imaginaire d'une
économie autistique est à la racine de la distinction
populaire entre productivité et profitabilité, telle
qu'elle s'est développée jusqu'à servir de
critère des jugements de valeur. Ceux qui ont recours à
cette distinction considèrent l'économie autistique,
spécialement celle de type socialiste, comme le système
le plus désirable et le plus parfait de direction de
l'économie. Chaque phénomène de l'économie
de marché est jugé selon qu'il pourrait ou non être
justifié du point de vue d'un système socialiste. Seul
l'agir qui aurait une raison d'être dans les plans du manager
d'un tel système se voit reconnaître une valeur positive
et l'épithète de productif. Toutes les autres activités
poursuivies dans l'économie de marché sont
appelées improductives en dépit du fait qu'elles
peuvent être profitables à ceux qui les exercent. Ainsi
par exemple la promotion des ventes, la publicité et la banque
sont considérées comme des activités profitables
mais improductives. L'économie, évidemment,
n'a pas à commenter de tels jugements de valeur arbitraires. La seule méthode pour traiter le
problème de l'action est de concevoir que l'action vise
finalement à amener un état de choses où il n'y
ait plus aucune action, soit parce que toute gêne a été
écartée, soit parce qu'il est hors de question de
pouvoir écarter davantage la gêne ressentie. L'action
tend ainsi vers un état de repos, d'absence d'action. La théorie des prix analyse, en
conséquence, l'échange interpersonnel sous cet aspect.
Les gens continuent à échanger sur le marché
jusqu'à ce qu'aucun échange additionnel ne soit
possible, parce qu'aucun des participants n'attend
d'amélioration supplémentaire d'un nouvel acte
d'échange. Les acheteurs potentiels considèrent que les
prix demandés par les vendeurs potentiels ne sont pas
satisfaisants, et vice versa. Aucune autre transaction n'a lieu. Un
état de repos se produit. Cet état de repos, que nous
pouvons appeler l'état de repos simple, n'est pas une
construction imaginaire. Il se présente de temps en temps.
Lorsque la Bourse ferme, les agents de change ont exécuté
tous les ordres qui pouvaient être satisfaits au prix du
marché. Seuls les vendeurs et acheteurs potentiels qui
considèrent respectivement le prix du marché trop bas
ou trop élevé n'ont ni vendu ni acheté 9.
La même chose vaut à l'égard de toutes les
transactions. L'entière économie de
marché est, pour ainsi dire, une
vaste bourse ou place de marché. A chaque moment s'effectuent
au prix réalisable toutes les transactions auxquelles les
participants sont consentants. De nouvelles ventes ne peuvent être
effectuées que lorsque les évaluations de l'un des
participants au moins se seront modifiées. Il a été soutenu que
l'état de repos simple est une notion non satisfaisante.
Elle se réfère, a-t-on dit, seulement à
la détermination des prix de biens dont une quantité
définie est déjà disponible, et ne dit rien des
effets exercés par ces prix sur la production. L'objection
n'est pas fondée. Les théorèmes impliqués
dans la notion d'état de repos simple sont valables à
l'égard de toutes les transactions sans exception. C'est vrai,
les acheteurs de facteurs de production vont immédiatement se
mettre à produire et bientôt reviendront sur le marché
pour vendre leurs produits et acheter ce dont ils ont besoin pour
leur propre consommation et afin de poursuivre les processus de
production. Mais cela n'enlève pas sa valeur au schéma.
Ce schéma, assurément, n'affirme pas que l'état
de repos durera. L'accalmie disparaîtra certainement dès
que les conditions qui l'avaient amenée changeront. La notion de l'état de repos
simple n'est pas une construction imaginaire mais la description
adéquate de ce qui se produit constamment sur chaque marché.
Sous cet aspect elle diffère essentiellement de la
construction imaginaire de l'état final de repos. En examinant l'état de repos
simple, nous regardons seulement ce qui se passe en ce moment-ci.
Nous limitons notre attention à ce qui s'est produit dans ce
moment et ne tenons pas compte de ce qui se produira ensuite, que ce
soit à l'instant suivant, demain ou plus tard. Nous nous
occupons seulement de prix réellement payés au cours de
ventes, c'est-à-dire de prix du passé
immédiat. Nous ne demandons pas si des prix futurs seront ou
non égaux à ceux-là. Mais maintenant nous faisons un pas de
plus. Nous portons notre attention sur les facteurs qui amèneront
forcément une tendance à des variations de prix. Nous
essayons de découvrir vers quel but cette tendance doit
conduire avant que sa force motrice s'épuise et qu'un nouvel
état de repos s'établisse. Le prix correspondant à
ce prochain état de repos était appelé prix
naturel par les anciens économistes ; aujourd'hui l'on emploie
souvent l'expression prix statique. Afin d'éviter des
associations déroutantes, il est plus pratique d'appeler cela
le prix final et corrélativement de parler d'état final
de repos. Cet état final de repos est une construction
imaginaire, non une description de la réalité. Car
l'état final de repos ne sera jamais atteint. De nouveaux
facteurs perturbants apparaîtront avant qu'il soit réalisé.
Ce qui rend nécessaire le recours à cette construction
imaginaire est le fait qu'à tout moment le marché
évolue vers un état final de repos.
Chaque nouvel instant ultérieur
peut créer de nouveaux faits altérant cet état
final de repos. Mais le marché est toujours tiré de
repos par un effort vers un certain état final de repos. Le prix de marché est un
phénomène réel ; c'est le taux d'échange
qui a été appliqué dans la transaction
accomplie. Le prix final est un prix hypothétique. Les prix de
marché sont des faits historiques et nous sommes par là
même en mesure de les noter avec exactitude numérique,
en francs et centimes. Le prix final ne peut être défini
qu'en définissant les conditions nécessaires à
son apparition. On ne peut lui attribuer aucune valeur numérique
en termes de monnaie ou de quantités d'autres biens. Il
n'apparaîtra jamais sur le marché. Le prix de marché
ne peut jamais coïncider avec le prix final relatif à
l'instant dans lequel cette structure du marché est effective.
Mais la catallactique manquerait lamentablement à sa tâche
d'analyser les problèmes de détermination des prix s'il
lui arrivait de négliger de s'occuper du prix final. Car dans
la situation du marché d'où émerge le prix de
marché, il y a déjà en action des forces
latentes qui continueront à provoquer des changements de prix
jusqu'au moment où, pourvu qu'il n'apparaisse pas de nouvelles
données, le prix final et l'état final de repos se
trouvent établis. Nous bornerions indûment notre étude
de la détermination des prix si nous devions ne
considérer que les prix de marché momentanés et
l'état de repos simple, en négligeant le fait que le
marché est déjà agité par des facteurs
qui doivent forcément provoquer d'autres changements de
prix et une tendance à un état de repos différent. Le phénomène dont nous
avons à nous saisir est le fait que les changements dans
les facteurs qui déterminent la formation des prix ne
produisent pas tous leurs effets d'un seul coup. Un laps de
temps doit s'écouler avant que tous leurs effets soient
épuisés. Entre l'apparition d'une nouvelle donnée
et l'adaptation parfaite du marché à cette donnée,
il faut que passe un peu de temps. (Et bien entendu, pendant que ce
temps s'écoule, d'autres données nouvelles
apparaissent.) En étudiant les effets d'un quelconque
changement dans les facteurs affectant le marché, nous ne
devons jamais oublier que nous nous occupons d'événements
qui se succèdent, avec une série d'effets également
échelonnés. Nous ne sommes pas à même de
dire d'avance combien de temps doit s'écouler. Mais nous
savons avec certitude que du temps doit passer, bien que cette
période puisse parfois être brève au point de ne
guère jouer de rôle dans la vie pratique. Les économistes ont souvent
commis des erreurs, en négligeant l'élément de
temps. Prenons par exemple la discussion portant sur les effets de
changements dans la quantité de monnaie. Certains ne se
souciaient que des conséquences à long terme,
c'est-à-dire du prix final et de l'état final
de repos. D'autres ne voyaient que les effets à court terme,
c'est-à-dire les prix dans l'instant qui suit le
changement de données. Les uns comme les
autres se fourvoyaient et leurs
conclusions étaient faussées d'autant. Beaucoup
d'autres cas d'une erreur analogue pourraient être cités. La construction imaginaire de l'état
final de repos se caractérise par la prise en considération
complète du changement dans la succession temporelle des
événements. A cet égard elle diffère de
la construction imaginaire de l'économie tournant en régime
constant, caractérisée par l'élimination du
changement de données et de l'élément temps. (Il
est maladroit et trompeur d'appeler cette construction imaginaire,
comme on le fait, économie statique ou équilibre
statique ; et c'est une erreur grossière de la confondre avec
la construction imaginaire d'une économie stationnaire 10.)
L'économie en régime constant est un système
fictif dans lequel les prix de marché de tous les biens et
services coïncident avec leur prix final. Dans ce cadre il n'y a
aucun changement de prix quelconque, la stabilité des prix est
totale. Les mêmes transactions de marché se répètent
toujours les mêmes. Les biens des ordres élevés
passent en quantités constantes par les mêmes stades de
transformation jusqu'à ce qu'enfin les biens de consommation
produits parviennent aux consommateurs et soient consommés. Il
ne se produit aucun changement dans les données du marché.
Aujourd'hui ne diffère en rien d'hier, et demain ne
différera en rien d'aujourd'hui. Le système est en flux
perpétuel, mais reste toujours au même endroit. Il se
meut, uniformément autour d'un centre fixe, il tourne à
allure régulière. L'état de repos simple
est dérangé de moment en moment, mais instantanément
rétabli au niveau antérieur. Tous les facteurs, y
compris ceux qui déséquilibrent de manière
récurrente l'état de repos simple, sont constants. Par
conséquent les prix communément appelés
prix statiques ou d'équilibre restent constants aussi. L'essence de cette construction
imaginaire est l'élimination du temps qui s'écoule et
du perpétuel changement des phénomènes de
marché. La notion d'un quelconque changement touchant l'offre
et la demande est incompatible avec cette construction. L'on ne peut,
dans un tel cadre, prendre en compte que les changements qui
n'affectent pas la configuration des facteurs de formation des prix.
Il n'est pas nécessaire de peupler le monde imaginaire de
l'économie en régime constant d'hommes qui ne
vieillissent pas, n'engendrent pas, ni ne meurent. Nous pouvons
supposer que des enfants naissent, vieillissent et finissent par
mourir, pourvu que les chiffres de la population totale et ceux de
chaque groupe d'âge restent les mêmes. Alors la demande
des biens dont la consommation n'intéresse que certaines
tranches d'âge ne change pas, bien que les individus dont elle
émane ne soient pas les mêmes. Les objections que l'on a jusqu'à
présent opposées à l'emploi du modèle
fictif d'une économie en régime constant ont
complètement manqué leur objectif. Leurs auteurs n'ont
pas saisi en quoi cette construction est problématique,
ni pourquoi elle peut aisément susciter des erreurs et de la
confusion. L'action est changement, et le
changement est inséré dans le temps. Mais dans une
économie en régime constant, le changement et la
succession d'événements sont éliminés.
Agir, c'est faire des choix et uvrer dans l'incertitude du
futur. Mais dans une économie en régime constant il n'y
a pas à choisir et l'avenir n'est pas incertain puisqu'il ne
diffère point de l'état actuel connu. Un système
rigide tel que celui-là n'est pas peuplé d'hommes
vivants qui opèrent des choix et sont exposés à
l'erreur ; c'est un monde d'automates sans âme ni pensée ;
ce n'est pas une société humaine, c'est une
fourmilière. Ces insurmontables contradictions
n'affectent pourtant pas le service que rend cette construction
imaginaire, pour traiter les seuls problèmes auxquels elle est
nécessairement et utilement appliquée : il s'agit du
problème de la relation entre les prix des produits et ceux
des facteurs requis pour les produire, et du problème connexe
de l'activité d'entrepreneur et des profits ou pertes. Afin de
comprendre la fonction d'entrepreneur et la signification des profits
et pertes, nous construisons un système d'où elles sont
absentes. Cette image est seulement un outil de notre pensée.
Elle
n'est pas la description d'un état
de choses possible ou réalisable. Il est même hors de
question de pousser la construction imaginaire d'une économie
en régime constant jusqu'à ses ultimes conséquences
logiques. Car il est impossible d'éliminer l'entrepreneur du
tableau d'une économie de marché. Les divers facteurs
complémentaires de production ne peuvent se rassembler
spontanément. Il faut qu'ils soient combinés par les
efforts intentionnels d'hommes qui tendent à
certaines fins et sont mus par le besoin d'améliorer leur état
de satisfaction. En éliminant l'entrepreneur on élimine
la force motrice de tout le système de marché. Puis il y a une autre défectuosité.
Dans la construction imaginaire d'une économie en régime
constant, l'échange indirect et l'emploi de monnaie sont
facilement impliqués. Mais quelle sorte de monnaie
pourrait-ce être ? Dans un système où
rien ne change il n'y a aucune incertitude quelconque touchant
l'avenir, personne n'a besoin de garder une encaisse liquide. Tout
individu sait avec précision de quelle quantité de
monnaie il aura besoin à n'importe quelle date. Il est donc à
même de prêter tous les fonds qu'il reçoit, de
façon telle que les remboursements dus viennent à
échéance au moment où il en aura besoin.
Supposons qu'il n'y ait que de la monnaie d'or et une seule banque
centrale. A chaque étape vers l'état d'économie
en régime constant, tous les individus et firmes restreignent
peu à peu leurs encaisses et les quantités d'or ainsi
libérées confluent dans l'emploi non monétaire,
donc industriel. Quand l'équilibre de l'économie en
régime constant est finalement atteint, il ne subsiste plus
d'encaisses en liquide ; il n'y a plus d'or employé à
usage monétaire. Individus et firmes détiennent des
créances sur la banque centrale, dont chaque partie vient à
échéance dans le montant exact nécessaire pour
le règlement de leurs obligations. La banque centrale n'a
pas besoin de réserves puisque le montant total des recettes
journalières de ses clients est exactement le même que
le montant de leurs retraits. Toutes les transactions peuvent en fait
être effectuées par virements de compte à compte
sur les livres de la Banque sans recours aucun à des
encaisses. Ainsi la « monnaie » de ce système
n'est pas un moyen intermédiaire d'échanges, ce n'est
pas une monnaie du tout ; c'est simplement un numéraire, une
abstraite et indéterminée unité de compte, avec
ce caractère vague et indéfinissable que l'imagination
de certains économistes et les erreurs de nombreux profanes
ont erronément attribué à la monnaie.
L'interposition de ces expressions numériques entre vendeur et
acheteur n'affecte pas l'essence des ventes ; c'est un élément
neutre en ce qui concerne les activités économiques des
gens. Mais la notion d'une monnaie neutre est irréalisable et
inconcevable en elle-même 11.
S'il nous fallait
employer la terminologie malcommode utilisée dans maints
écrits économiques
contemporains, nous devrions dire : la monnaie est nécessairement
un « facteur dynamique » ; il n'y a aucune place libre
pour la monnaie dans un système « statique ». Mais
la notion même d'une économie de marché sans
monnaie est intrinsèquement contradictoire. La construction imaginaire d'un système
en régime constant est une notion limitative. Dans un tel
cadre il n'existe plus en fait d'action. La réaction
automatique se substitue à l'effort conscient de l'homme
pensant vers la suppression de son insatisfaction. Nous ne pouvons
utiliser cette problématique construction imaginaire qu'à
la condition de ne jamais oublier l'objectif en vue duquel on l'a
construite. Nous voulons d'abord analyser la tendance, prépondérante
dans toute action, vers l'établissement d'une économie
en régime constant ; ce faisant, nous devons toujours tenir
compte du fait que cette tendance ne peut jamais atteindre son but
dans un monde qui n'est ni parfaitement rigide ni immuable,
c'est-à-dire dans un univers qui est vivant et non
pas mort. Deuxièmement, il nous faut comprendre à
quels égards la situation d'un monde où il y a de
l'agir diffère de celle d'un monde rigide. Cela, nous ne
pouvons le découvrir que par le raisonnement a contrario
fourni par l'image d'une économie rigide. Par là nous
sommes conduits à percevoir que la prise en compte des
conditions incertaines d'un avenir inconnu la spéculation,
en un mot est inhérente à chaque action, et
que profits et pertes sont des traits essentiels de l'agir, que l'on
ne peut écarter par aucune gymnastique intellectuelle
euphorisante. Les procédures adoptées par ceux d'entre
les économistes qui ont clairement conscience de ces
fondamentales réalités peuvent être appelées
la méthode logique de l'économie, par contraste avec la
technique de la méthode mathématique. Les économistes mathématiques
dédaignent de prêter attention aux actions qui, dans
l'hypothèse imaginaire et irréalisable où aucune
donnée nouvelle n'apparaîtra, sont supposées
aboutir à l'économie en régime constant.
Ils n'aperçoivent pas le spéculateur individuel qui ne
vise pas à établir une économie en régime
constant, mais à tirer profit d'une action, par laquelle la
marche des affaires s'ajustera mieux à l'obtention des buts
cherchés en agissant, à savoir écarter le mieux
possible une gêne. Ils soulignent exclusivement
l'imaginaire état d'équilibre que tout l'ensemble
complexe d'actions de ce genre établirait en l'absence de tout
nouveau changement dans les données. Ils décrivent cet
équilibre imaginaire par des jeux d'équations
différentielles simultanées. Ils ne s'aperçoivent
pas que l'état de choses dont ils traitent est une situation
dans laquelle il n'y a plus d'actions, mais seulement une suite
d'événements provoquée par un mystérieux
Premier Moteur. Ils consacrent tous leurs efforts à décrire,
en symboles mathématiques, des « équilibres »
divers, c'est-à-dire des états de repos et
d'absence d'action. Ils traitent d'équilibre comme si c'était
une
entité réelle et non une
notion limitative, un simple outil mental. Ce qu'ils font n'est qu'un
jeu futile avec des symboles mathématiques, un passe-temps
incapable de fournir aucune connaissance 12. La construction imaginaire d'une
économie stationnaire a parfois été confondue
avec celle d'une économie en régime constant. Mais en
fait les deux constructions diffèrent l'une de l'autre. L'économie stationnaire est une
économie dans laquelle la richesse et le revenu des individus
restent inchangés. Avec cette image, des changements sont
compatibles, qui ne le seraient pas avec la construction d'une
économie en circuit uniforme. Les chiffres de population
peuvent monter ou baisser pourvu qu'il y ait en même temps
hausse ou baisse correspondante du total de la richesse et du
revenu. La demande de certaines denrées peut changer ; mais ces
changements doivent se produire si lentement que le transfert de
capital, passant des productions qui doivent être restreintes
vers celles qui doivent être intensifiées, puisse être
effectué par le non-remplacement des équipements
usés dans les branches en régression, et en
investissant au contraire dans celles en expansion. La construction imaginaire d'une
économie stationnaire conduit à deux autres
constructions imaginaires : l'économie en croissance (ou
expansion), et l'économie en régression (ou déclin).
Dans la première, la quote-part de richesse et de revenu
par tête et le chiffre de la population tendent vers une valeur
numérique plus élevée ; dans la seconde, vers une
moindre valeur numérique. Dans l'économie stationnaire la
somme algébrique de tous les profits et de toutes les pertes
est zéro. Dans l'économie en croissance le montant
total des profits dépasse celui des pertes. Dans l'économie
en déclin le montant total des profits est moindre que celui
des pertes. La fragilité de ces trois
constructions imaginaires apparaît dans le fait qu'elles
supposent possible la mesure de la richesse et du revenu. Comme de
telles mesures ne peuvent être faites, ni même conçues,
il est hors de question de les employer à une classification
rigoureuse des situations réelles. Chaque fois que l'histoire
économique se hasarde à faire une classification
de l'évolution économique durant une certaine période,
par référence au schéma : stationnaire,
croissante, déclinante, elle recourt en réalité
au jugement intuitif historique ; elle ne « mesure » pas. Lorsque les hommes en traitant des
problèmes de leurs propres actions, et lorsque l'histoire
économique, l'économie descriptive et la statistique
économique, en rapportant l'action des autres gens, emploient les
termes entrepreneur, capitaliste, propriétaire, travailleur et
consommateur, ils parlent de types idéaux. Lorsque l'économie
emploie les mêmes termes, elle parle de catégories
catallactiques. Les entrepreneurs, capitalistes, propriétaires,
travailleurs et consommateurs de la théorie économique
ne sont pas des hommes vivants tels qu'on les rencontre dans la
réalité de l'existence et l'histoire. Ce sont les
personnifications de fonctions distinctes dans les opérations
de marché. Le fait que tant les hommes quand ils agissent, que
les sciences historiques, appliquent dans leurs raisonnements les
acquisitions de l'économie, et qu'ils construisent leurs types
idéaux en se référant aux catégories
praxéologiques, ne modifie pas la distinction logique radicale
entre type idéal et catégorie économique. Les
catégories économiques qui nous occupent se réfèrent
à des fonctions purement intégrées ; les types
idéaux se réfèrent à des événements
historiques. L'homme vivant et agissant combine nécessairement
diverses fonctions. Il n'est jamais uniquement un consommateur. Il
est en outre ou bien un entrepreneur, un propriétaire, un
capitaliste, un travailleur ; ou bien une personne entretenue sur les
ressources gagnées par les premiers cités. De plus, les
fonctions de l'entrepreneur, du propriétaire, du capitaliste
et du travailleur sont très souvent combinées dans la
même personne. L'histoire s'applique à classer les
hommes d'après les fins qu'ils poursuivent et les moyens
qu'ils emploient pour parvenir à ces fins. L'économie,
explorant la structure de l'agir dans une société de
marché, sans s'occuper des fins que les gens visent et des
moyens qu'ils emploient, s'applique à discerner des catégories
et des fonctions. Ce sont là deux tâches différentes.
La différence peut le mieux se démontrer en
discutant du concept catallactique d'entrepreneur. Dans la construction imaginaire de
l'économie en régime constant, il n'y a pas de place
réservée à l'activité d'entrepreneur,
parce que cette construction élimine tous changements de
données qui pourraient affecter les prix. Dès que l'on
abandonne cette supposition de la rigidité des données,
l'on voit que l'action doit forcément être affectée
par tout changement dans les données. Comme l'action tend
nécessairement à influer sur un état de choses
futur même si c'est parfois le futur immédiat de
l'instant suivant elle est affectée par tout changement
de données inadéquatement prévu qui intervient
dans le laps de temps entre le début de l'action et la fin de
la période pour laquelle elle entendait pourvoir (période
provisionnée 13).
Ainsi le résultat
de l'action est toujours incertain. Agir est toujours une
spéculation. Cela vaut non seulement pour ce qui concerne une
économie de marché, mais tout autant pour Robinson
Crusoé l'imaginaire acteur isolé, et dans les
conditions d'une économie socialiste. Dans la construction
imaginaire d'un système en régime constant, personne
n'est entrepreneur ni spéculateur. Dans toute économie
vivante et réelle, tout acteur est toujours un entrepreneur et
un spéculateur ; les personnes à charge des acteurs
les membres mineurs de la famille dans la société de
marché, et les masses dans une société
socialiste sont affectées par le résultat de la
spéculation des acteurs, bien qu'elles ne soient elles-mêmes
ni acteurs ni spéculateurs. L'économie, en parlant des
entrepreneurs, envisage non pas les hommes mais une fonction définie.
Cette fonction n'est pas un caractère propre à un
groupe spécial ou une classe d'individus ; elle est inhérente
à toute action et elle repose sur quiconque agit. En incarnant
cette fonction dans un personnage allégorique ; nous recourons
à un artifice méthodologique. Le terme d'entrepreneur
tel que l'emploie la théorie catallactique signifie
l'homme qui agit, vu exclusivement sous
l'angle du caractère aléatoire inhérent à
toute action. En employant ce terme l'on ne doit jamais oublier que
toute action est insérée dans le flux du temps et par
conséquent implique une spéculation. Les capitalistes,
les propriétaires fonciers, les travailleurs sont par
nécessité spéculateurs. L'est également
le consommateur lorsqu'il fait des provisions pour des besoins
futurs. Il y a loin de la coupe aux lèvres. Essayons de pousser par la pensée
la construction imaginaire de l'entrepreneur pur jusqu'à
sa conséquence logique ultime. Cet entrepreneur ne possède
aucun capital. Le capital nécessaire à ses activités
d'entrepreneur lui est prêté par les capitalistes
sous la forme de prêts en monnaie. Le Droit, il est vrai, le
considère comme propriétaire des divers moyens de
production acquis en dépensant les sommes empruntées.
Néanmoins il reste sans avoir puisque le montant de ses
possessions est compensé par celui de ses dettes. S'il
réussit, le profit net lui appartient. S'il échoue, la
perte doit retomber sur les capitalistes qui lui ont prêté
les fonds. Un tel entrepreneur serait, en fait, un employé des
capitalistes qui spéculerait à leurs frais et prendrait
cent pour cent dans les profits nets, sans être concerné
par les pertes. Mais même si l'entrepreneur est en mesure
d'apporter lui-même une part du capital requis et
n'emprunte que le reste, les choses ne sont pas essentiellement
différentes. Dans la mesure où les pertes subies ne
peuvent être prélevées sur les fonds propres de
l'entrepreneur, elles retombent sur les capitalistes prêteurs,
quels que soient les termes du contrat. Un capitaliste est toujours
aussi un entrepreneur
et un spéculateur. Il court
toujours le risque de perdre ses fonds. Un investissement absolument
sûr, cela n'existe pas. Le propriétaire foncier
autarcique qui cultive sa terre uniquement pour fournir son propre
ménage est affecté par tous les changements influençant
la fertilité de sa ferme ou ses besoins personnels. Dans le
cadre d'une économie de marché le résultat des
activités d'un cultivateur est affecté par tous les
changements concernant l'importance de ses terres vis-à-vis
de l'approvisionnement du marché. Le fermier est clairement,
même du point de vue de la terminologie courante, un
entrepreneur. Nul possesseur de moyens de production, que ce soit
sous forme de biens tangibles ou de monnaie, ne reste à l'abri
des aléas du futur. L'emploi de n'importe quel bien tangible
ou somme d'argent, en vue d'une production, autrement dit le fait de
pourvoir aux jours à venir, est en lui-même une
activité d'entrepreneur. Les choses sont essentiellement les
mêmes pour le travailleur. Il est né possesseur de
certaines aptitudes ; ses facultés innées sont un
instrument de production, instrument plus approprié à
certaines tâches, moins à d'autres, pas du tout à
d'autres encore 14.
S'il a acquis le savoir pratique requis pour
effectuer certains types de travaux, il est par rapport au temps et
aux frais matériels absorbés par son apprentissage,
dans la position d'investisseur. Il a fait un apport dans la
perspective d'être récompensé par un rendement
adéquat. Le travailleur est un entrepreneur dans la mesure où
ses salaires sont déterminés par le prix que le marché
alloue au type de travaux qu'il peut exécuter. Ce prix varie
suivant, le changement de circonstances, de la même manière
que varie le prix de chaque autre facteur de production. Dans le contexte de la théorie
économique la signification des termes en question est
celle-ci : Entrepreneur signifie : l'acteur, par rapport aux
changements intervenant dans les données du marché.
Capitaliste et Propriétaire signifient : l'acteur, par rapport
aux changements de valeur et de prix qui, même lorsque toutes
les données du marché demeurent égales, sont
causés par le simple passage de temps, du fait de la
différente appréciation entre biens présents et
biens futurs. Travailleur signifie l'homme par rapport à l'emploi
du facteur de production qu'est le travail humain. Ainsi chaque
fonction est nettement intégrée : l'entrepreneur gagne
des profits ou supporte des pertes ; les possesseurs de moyens de
production (capitaux ou terre) gagnent l'intérêt
originaire ; les travailleurs gagnent des salaires. Dans ce sens, nous
élaborons la construction imaginaire d'une distribution
fonctionnelle en tant que
différente de la distribution historique de fait 15.
L'économie, néanmoins, a toujours employé, et
emploie encore le terme « entrepreneur » dans un sens
autre que celui que lui attribue la construction imaginaire de la
distribution fonctionnelle. Elle appelle aussi entrepreneurs ceux qui
s'appliquent particulièrement à réaliser un
profit en adaptant la production aux changements probables de
situation, ceux qui ont plus d'initiative, d'esprit aventureux, un
coup d'il plus prompt que la foule, les pionniers qui poussent et
font avancer le progrès économique. Cette notion
est plus étroite que le concept d'entrepreneur tel qu'il est
employé dans la construction de la distribution fonctionnelle ;
elle n'englobe pas de nombreux cas que couvre celle-ci. Il est
gênant que le même mot serve à désigner
deux notions différentes. Il aurait été plus
commode d'employer un autre terme pour cette seconde notion
par exemple le terme « promoteur ». Il faut admettre que la notion
d'entrepreneur-promoteur ne peut être définie avec
rigueur praxéologique. (En cela elle est comme la notion de
monnaie qui, elle aussi à la différence de la
notion de moyen d'échange échappe à une
définition praxéologique rigide 16.) Pourtant
l'économie ne peut se passer de concept de promoteur. Car il
se rapporte à un donné qui est une caractéristique
générale de la nature humaine, qui est présent
dans toutes les transactions de marché et les marque
profondément. C'est le fait que divers individus ne réagissent
pas à un changement de situation avec la même
promptitude ni de la même façon. L'inégalité
_des hommes, due à la fois à leurs qualités
innées différentes et aux vicissitudes différentes
de leur existence, se manifeste de cette manière aussi. Il y a
sur le marché des chefs de file et d'autres qui imitent
seulement la procédure de leurs concitoyens plus agiles.
Le phénomène d'entraînement n'est pas moins réel
sur le marché que dans n'importe quelle autre branche de
l'activité humaine. La force motrice du marché,
l'élément qui tend vers
l'innovation et l'amélioration
incessantes, est fourni par la perpétuelle mobilité du
promoteur et par son avidité de profits aussi grands que
possible. Il n'y a toutefois aucun danger que
l'usage équivoque du terme entraîne une ambiguïté
dans l'exposé du système catallactique. Chaque fois que
quelque doute semble possible, il peut être écarté
en employant le terme promoteur au lieu d'entrepreneur. Fonction entrepreneuriale en économie stationnaire Le marché à terme peut
décharger le promoteur d'une partie de sa fonction
d'entrepreneur. Dans toute la mesure où un entrepreneur s'est
garanti au moyen d'opérations à terme adéquates
contre les pertes qu'il pourrait encourir, il cesse d'être
entrepreneur, et cette part de la fonction entrepreneuriale échoit
à l'autre contractant. Le filateur de coton qui, achetant du
coton brut pour sa fabrique, vend la même quantité à
terme a abandonné une partie de sa fonction d'entrepreneur. Il
ne profitera ni ne perdra du fait des changements de prix du coton
survenant dans la période concernée. Bien évidemment,
il ne cesse pas complètement de remplir la fonction
d'entrepreneur. Il sera affecté quand même par ceux des
changements dans le prix du fil en général, ou dans le
prix des articles de poids ou de qualités spéciales
qu'il fabrique, qui ne sont pas la conséquence d'un changement
dans le prix du coton brut. Même s'il ne file que comme
sous-traitant pour une rémunération convenue, il
est encore entrepreneur à l'égard des fonds investis
dans son installation. Nous pouvons construire l'image d'une
économie où les conditions requises pour
l'établissement de marchés à terme existent pour
toutes les sortes de biens et de services. Dans une telle
construction imaginaire la fonction d'entrepreneur est totalement
séparée de toute autre fonction. Apparaît alors
une classe d'entrepreneurs purs. Les prix formés sur les
marchés à terme dirigent totalement l'appareil de
production. Seuls les opérateurs à terme font des
profits et subissent des pertes. Tous les autres acteurs sont
assurés, pour ainsi dire, contre les effets éventuellement
désavantageux de l'incertitude du futur. Ils jouissent de
la sécurité à cet égard. Les dirigeants
des diverses firmes industrielles sont, pour ainsi dire, des employés
aux appointements fixes. Si nous supposons, de plus, que cette
économie est stationnaire et que toutes les transactions à
terme sont concentrées en une seule firme, il est évident
que le montant total des pertes de cette firme est rigoureusement
égal au montant total de ses profits. Il suffit alors de
nationaliser cette firme pour réaliser un état
socialiste sans profits ni pertes, une situation de sécurité
et de stabilité sans faille. Mais il n'en est ainsi que
parce que notre définition d'une
société stationnaire implique l'égalité
entre la somme totale des pertes et celle des profits. Dans une
économie de changement, il doit forcément apparaître
un excédent, soit de profits soit de pertes. Ce serait perdre son temps que de
s'attarder sur de telles images trop subtiles, qui ne peuvent pas
faire avancer l'analyse des problèmes économiques.
La seule raison de les mentionner était qu'elles reflètent
des idées qui servent de base à quelques-unes des
critiques portées contre le système économique
du capitalisme, et à quelques plans illusoires suggérés
pour un contrôle socialiste du monde des affaires. Or, il est
vrai qu'un programme socialiste est logiquement compatible avec les
irréalisables constructions imaginaires d'une économie
à régime constant et d'une économie
stationnaire. La prédilection des économistes
mathématiques pour l'étude quasi exclusive des
conditions de ces constructions imaginaires, et de
l' « équilibre » qu'elles impliquent, a fait oublier aux gens
le fait qu'il s'agit sans plus d'expédients de pensée
imaginant des situations irréelles et intrinsèquement
contradictoires. Ce ne sont assurément pas des modèles
applicables pour l'édification d'une société
vivante composée d'hommes qui agissent. 1
Voir Engels, Herrn Eugen Dührings
Umwälzung der Wissenschaft, 7e éd., Stuttgart, 1910, p.306. 2
Voir Karl Marx, Zur Kritik der
sozialdemokratischen Parteiprogramms von Gotha, Reichenberg, éd.
Kreibich, 1920, p. 17. 3
Cf. Ibid. 4
La doctrine de l'harmonie
préétablie dans le fonctionnement d'un système
de marché sans entraves ne doit pas être confondue avec
le théorème de l'harmonie des intérêts
bien compris à l'intérieur d'un système de
marché, bien qu'il y ait quelque parenté entre les
deux. Voir ci-après pp. 708
à 718. 5
Un peintre est un négociant
s'il entend faire des tableaux qui puissent se vendre le plus cher.
Un peintre qui ne transige pas avec le goût du public acheteur
et qui, au mépris de toutes les conséquences
désagréables, se laisse uniquement guider par ses
propres idéaux, celui-là est un artiste, un génie
créateur. Voir plus haut, pp. 145
à 147. 6
Un tel chevauchement des frontières
entre les débours d'entreprise et les dépenses de
consommation est souvent encouragé par la situation
institutionnelle. Une dépense inscrite au compte des frais de
commercialisation réduit les profits nets et, par là,
le montant des impôts dus. Si les impôts absorbent 50 %
des profits, le patron charitable dépense seulement 50 % du
don sur sa propre poche. Le reste est à la charge du ministère
des Finances. 7
A coup sûr, un examen fait du
point de vue de la physiologie de la nutrition ne considérera
pas ces choses comme négligeables. 8
Nous traitons ici de problèmes
de théorie, non d'histoire. Nous pouvons ainsi nous dispenser
de réfuter les objections opposées au concept d'un
acteur isolé en nous référant au rôle
historique de l'économie ménagère
autosuffisante. 9
Pour simplifier nous ne tenons pas
compte des mouvements de prix au cours de la séance de bourse. 14
Voir ci-dessus, pp. 140
à 142,
en quel sens le travail doit être considéré
comme un facteur de production non spécifique. 15
Soulignons encore que tout le
monde, y compris les profanes, en parlant des problèmes de
détermination des revenus, recourt toujours à cette
construction imaginaire. Les économistes ne l'ont pas
inventée ; ils l'ont seulement expurgée des déficiences
particulières à la conception populaire. Pour le
traitement épistémologique de la distribution
fonctionnelle voir John Bates Clark, The Distribution of Wealth, New
York, 1908, p. 5, et Eugen von Böhm-Bawerk, Gesammelte
Schriften, éd. F. X. Weiss, Vienne, 1924, p. 299. Le terme
« distribution » ne doit induire personne en erreur ; son emploi
dans ce contexte est à expliquer par le rôle joué
dans l'histoire de la pensée économique par la
construction imaginaire d'un État socialiste (voir ci-dessus, p.
253). Il n'y a dans le fonctionnement d'une économie de marché
rien qui puisse être correctement appelé distribution.
Les biens ne sont pas d'abord produits et ensuite distribués
comme ce serait le cas dans un État socialiste. Le mot
« distribution », tel qu'employé dans l'expression
« distribution fonctionnelle », se conforme au sens attaché
à « distribution » il y a cent cinquante ans. Dans
l'usage anglais contemporain, « distribution » signifie
la dispersion des biens parmi les consommateurs, telle que la réalise
le commerce,4 / L'économie autistique
5 / L'état de repos et
l'économie en circuit uniforme
6 / L'économie stationnaire
7 / L'intégration des fonctions catallactiques
Notes