Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

5. La théorie de la concurrence monopolistique ou imparfaite

A. Le prix concurrentiel de monopole

La théorie du prix de monopole a généralement été supplantée dans la littérature économique par les théories de la concurrence "monopolistique" ou "imparfaite." [71] Comparée à l'ancienne théorie, les nouvelles ont l'avantage de proposer des critères identifiables pour différencier leurs catégories - telle qu'une courbe de demande parfaitement élastique pour la concurrence pure. Malheureusement, ces critères se révèlent être totalement fallacieux.

Au fond, la caractéristique principale des théories de la concurrence imparfaite est qu'elles défendent comme "idéal" une situation de "concurrence pure" plutôt qu'une situation de "concurrence" ou de "concurrence libre." La concurrence pure se définit comme un état où la demande de chaque entreprise est parfaitement élastique, c'est-à-dire où la demande se présente à la firme comme étant totalement horizontale. Dans cette situation supposée parfaite, aucune entreprise ne peut avoir la moindre influence sur le prix de son produit, quelles que soient ses actions. Le prix lui est alors "donné" par le marché. Quelle que soit la quantité produite, elle pourra être et sera vendue à ce prix souverain. En général, c'est cet état du monde, ou alors cette situation sans incertitude ("la concurrence parfaite"), qui a connu les analyses les plus élaborées au cours des dernières années. Ceci est vrai à la fois pour ceux qui croient que la concurrence pure représente assez bien l'économie réelle et pour leurs adversaires, qui considèrent qu'il ne s'agit que d'un idéal à opposer à l'état "monopolistique" actuel du monde. Les deux camps se rejoignent cependant pour présenter la concurrence pure comme le système idéal du bien-être général, au contraire des diverses situations vaguement "monopoloïdes" qui se produisent lorsque l'on s'éloigne du monde purement concurrentiel.

La théorie de la concurrence pure est toutefois entièrement erronée. Elle envisage une situation absurde, totalement irréalisable en pratique, et qui, si elle était envisageable, serait en fait loin d'être idyllique. En premier lieu, il ne peut pas exister d'entreprise qui n'ait aucune influence sur son prix. Les théoriciens de la concurrence monopolistique opposent cette entreprise idéale à celles qui exercent une influence sur la détermination des prix, et qui sont donc "monopolistiques" à un certain degré. Il est pourtant évident que la courbe de demande qui se présente à une firme ne peut pas être partout parfaitement élastique. Elle doit décroître en certains points, parce qu'une augmentation de l'offre tendra à faire baisser le prix du marché. En réalité, il est clair d'après notre construction de cette courbe qu'il ne peut y avoir aucune partie de celle-ci, aussi petite soit-elle, qui soit horizontale, bien qu'il puisse exister de petites parties verticales. En établissant par agrégation la courbe de demande du marché, nous avons vu que, pour chaque prix hypothétique, les consommateurs décident d'acheter une certaine quantité. Si les producteurs essaient de vendre plus, ils devront le faire à un prix plus bas, afin d'attirer une demande supplémentaire. Même une très faible augmentation de l'offre conduira à une baisse, peut-être très faible, des prix. L'entreprise individuelle, aussi petite soit-elle, a toujours une influence perceptible sur l'offre totale. Dans l'industrie des petits producteurs de blé (le modèle implicite de la "concurrence pure"), chaque petit agriculteur contribue à une partie de la quantité totale produite : il ne peut pas y avoir de total sans la contribution de chacun. Par conséquent, chacun a une influence perceptible, même si elle est très faible. On ne peut jamais faire l'hypothèse d'une demande parfaitement élastique, même dans un tel cas. L'erreur qui consiste à croire en "l'élasticité parfaite" vient de l'usage de concepts mathématiques tels que "petit au deuxième ordre," qui permettent de supposer des quantités comme étant négligeables. Or l'économie analyse l'action humaine réelle et une telle action réelle doit toujours être menée avec des quantités discrètes et perceptibles, jamais sur des quantités "infiniment petites."

Bien sûr, la courbe de demande de chaque petit producteur de blé est probablement très fortement, presque parfaitement, élastique. Et pourtant le fait qu'elle ne le soit pas "parfaitement" détruit tout le concept de la concurrence pure. Car comment distinguer cette situation de celle, par exemple, de la Compagnie de chocolats Hershey si la demande de cette dernière est également élastique ? Une fois qu'il accepte l'idée que toutes les courbes de demande des entreprises sont décroissantes, le théoricien de la concurrence monopolistique ne peut plus faire de distinctions analytiques supplémentaires.

Nous ne pouvons pas comparer ou classer les courbes selon leur degré d'élasticité, car il n'y a rien dans l'analyse de la concurrence monopolistique de Chamberlin et Robinson, ni d'ailleurs dans toute la praxéologie, qui nous permette de le faire, une fois éliminé le cas de la concurrence pure. Et ceci parce que la praxéologie ne peut pas établir de lois quantitatives, mais uniquement des lois qualitatives. En fait, le seul recours des théoriciens de la concurrence monopolistique serait de se replier sur les concepts de courbes de demande "inélastiques" contre d'autres "élastiques" et ceci les ramènerait à la vieille dichotomie entre prix de monopole et prix concurrentiel. Ils devraient dire, avec les anciens théoriciens du prix de monopole, que si la courbe de demande pour une entreprise a une élasticité supérieure à l'unité au point d'équilibre, alors l'entreprise restera au prix "concurrentiel." Mais que si la courbe est inélastique, le prix grimpera jusqu'à un niveau de prix de monopole. Cependant, comme nous l'avons déjà vu en détail, la dichotomie entre prix concurrentiel et de monopole est inacceptable.

Selon les théoriciens de la concurrence monopolistique, les deux responsables de l'impossibilité de la concurrence pure sont la "différentiation des produits" et "l'oligopole" (le faible nombre de firmes), où une entreprise influence le comportement des autres. Pour la première, les producteurs sont accusés de créer aux yeux du public des différences artificielles entre les produits, se taillant ainsi un bout de monopole. Chamberlin avait essayé à l'origine de faire une distinction entre les "groupes" de producteurs vendant des produits "légèrement" différentiés et les "industries" traditionnelles, rassemblant des entreprises fabriquant des produits identiques. Aucune de ces tentatives n'est acceptable. Si un producteur fabrique un produit différent de celui d'un autre producteur, alors il est une "industrie" unique : il n'existe pas de base rationnelle pour regrouper divers producteurs, particulièrement en ajoutant leurs courbes de demande. De plus, le public de consommateurs décide de la différentiation des produits d'après son échelle de valeur. Il n'y a rien "d'artificiel" là-dedans, et cette différentiation sert en fait à mieux satisfaire les désirs très variés des consommateurs. [72] Il est bien entendu clair que Ford a un monopole sur la vente des voitures Ford. Mais il s'agit d'un "monopole" complet plus que d'une tendance "monopolistique." Il est également difficile de voir quelle différence créerait le nombre de firmes fabriquant le même produit, particulièrement après avoir éliminé le mythe de la concurrence pure et de la parfaite élasticité. On s'est beaucoup agité sur les stratégies, la "guerre," etc. entre les oligopoleurs, mais il y a bien peu à en dire. Soit les entreprises sont indépendantes et donc en concurrence, soit elles agissent de concert et forment alors un cartel. Il n'y a pas de troisième possibilité.

Une fois écarté le mythe le l'élasticité parfaite, il devient clair que toute cette discussion assommante sur le nombre et la taille des entreprises ou des groupes, ou sur la différentiation, devient hors de propos. Elle n'est pertinente que pour l'histoire économique, pas pour l'analyse économique.

On pourrait objecter qu'il existe un réel problème d'oligopole. Que, dans une telle situation, chaque entreprise doit prendre en compte les réactions de ses concurrentes, alors que dans le cas d'une concurrence pure ou de produits différentiés sans oligopole chaque firme peut agir en sachant de façon merveilleuse qu'aucun concurrent ne réagira à ses actions, ni ne les prendra en compte. Hiram Jones, le petit producteur de blé, peut décider de sa production sans se demander ce que fera Ezra Smith quand il sera mis au courant. Ford, d'un autre côté, doit tenir compte des réactions de General Motors et vice versa. Beaucoup d'auteurs sont en fait allés jusqu'à affirmer que l'économie ne peut pas s'appliquer à ces situations "d'oligopole," qu'il s'agit de cas indéterminés où "tout peut se passer." Ils définissent la courbe de demande des acheteurs qui se présente à une entreprise comme ne supposant aucune réaction des firmes concurrentes. Dès lors, comme il existe "peu d'entreprises" et que chacune prend en compte les réactions des autres, ces auteurs en arrivent à la conclusion que dans le monde réel tout est chaos et demeure incompréhensible à l'analyse économique.

Ces prétendues difficultés n'existent toutefois pas. Il n'y a aucune raison pour laquelle la courbe de demande pour une entreprise ne pourrait pas inclure les réactions attendus des autres firmes. [73] Cette courbe est l'ensemble des anticipations de l'entreprise, à un moment donné, vis-à-vis du nombre d'unités de son produit qu'achèteront les consommateurs aux différents prix. Ce qui intéresse le producteur, c'est l'ensemble hypothétique de la demande des consommateurs pour chaque prix. Il ne s'intéresse pas à ce que le consommateur demanderait dans différentes situations inexistantes. Ses anticipations seront basées sur ses estimations de ce qui se passerait vraiment s'il modifiait ses prix. Si ses concurrents réagissent d'une certaine façon après qu'il fait monter ou descendre ses prix, alors il est de son ressort de prévoir et de tenir compte de cette réaction pour autant qu'elle influence la demande des consommateurs pour son produit. Il n'y aurait pas grand sens à ignorer de telles réactions lorsqu'elles sont pertinentes en ce qui concerne la demande pour son produit, ni à les prendre en compte si elles ne l'étaient pas. La demande estimée par une entreprise comprend donc déjà les réactions attendues de ses rivales.

Ce qui importe vraiment n'est pas le peu de firmes ou l'état d'hostilité ou d'amitié qui règne entre les entreprises. Les auteurs qui discutent de l'oligopole en des termes qui s'appliquent au jeu de poker ou à la guerre militaire sont dans l'erreur la plus complète. Le fondement de la production est le service rendu aux consommateurs pour un gain monétaire, et non une quelconque sorte de "jeu" ou de "guerre," ni une lutte entre producteurs. En situation "d'oligopole," où plusieurs firmes produisent un bien identique, aucune situation où une entreprise fait payer plus cher que les autres ne peut perdurer, car il y aura toujours une tendance vers l'établissement d'un prix uniforme pour chaque produit uniforme. A chaque fois qu'une firme A essaie de vendre son produit plus ou moins cher que l'ancien prix du marché, elle cherche à "découvrir le marché," elle essaie de trouver le prix d'équilibre du marché, en accord avec l'état de la demande des consommateurs à cet instant. Si, pour un prix donné du produit, la demande des consommateurs dépasse l'offre, les entreprises tendront à faire monter leurs prix et, vice versa si le stock produit n'est pas vendu. Au cours de ce chemin habituel vers l'équilibre, tout le stock que les entreprises souhaitent vendre s'échange sur le marché au plus haut prix possible. Les manoeuvres, les montées et baisses de prix qui se produisent dans des industries "oligopolistiques" ne sont pas une forme mystérieuse de guerre mais le processus visible qui consiste à essayer de trouver l'équilibre du marché - le prix pour lequel la quantité offerte égale la quantité demandée. En fait, le même processus se produit pour tout marché, qu'il s'agisse des marchés "non oligopolistiques" du blé ou des fraises. Pour ces derniers, le processus semble plus "impersonnel" à l'observateur parce que les actions d'une entreprise individuelle ne sont pas aussi importants ou aussi clairement visibles que pour les industries "oligopolistiques." Toutefois, le processus est essentiellement le même et nous ne devons pas nous laisser entraîner à penser autrement en raison de métaphores ineptes comme celles des "mécanismes automatiques du marché" ou des "forces impersonnelles et sans âme du marché." Toute action sur le marché est nécessairement personnelle ; des machines peuvent tourner mais elles ne peuvent pas agir avec un but. Et dans des situations d'oligopole, les rivalités, les sentiments d'un producteur à l'encontre de ses concurrents, s'ils peuvent avoir une importance gigantesque du point de vue historique, restent sans importance du point de vue de l'analyse économique.

Pour ceux qui seraient encore tentés de faire du nombre de producteurs présents dans un domaine le test de la concurrence, nous pouvons demander (en mettant de côté le problème de démontrer l'homogénéité) : Comment le marché peut-il créer un nombre assez grand ? Si Robinson Crusoe échange ses poissons contre le bois de Vendredi sur leur île déserte, en tirent-ils tous les deux un bénéfice ou sont-ils des "monopoleurs bilatéraux" s'exploitant l'un l'autre en établissant des prix de monopole ? Mais si l'État n'est pas qualifié pour arrêter Robinson ou Vendredi, comment pourrait-il l'être pour contraindre un marché où il y a à l'évidence plus de concurrents ?

En conclusion, l'analyse économique ne réussit pas à établir le moindre critère pour séparer certains éléments du prix de marché libre d'un produit. Des questions comme celles portant sur le nombre d'entreprises dans une industrie, leur taille, le type de produit que chacune fabrique, les personnalités ou les motifs des entrepreneurs, la localisation des usines, etc. sont entièrement déterminées par les conditions concrètes et les données de chaque cas particulier. Et l'analyse économique n'a rien à dire là-dessus. [74]

Notes

[71] Voir en particulier Edward H. Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition et Mme Joan Robinson, Economics of Imperfect Competition. Pour une discussion lucide et une comparaison de ces deux ouvrages, voir Robert Triffin, Monopolistic Competition and General Equilibrium Theory (Cambridge : Harvard University Press, 1940). Les différences entre les formulations "monopolistique" et "imparfaite" n'ont pas d'importance ici.

[72] Récemment, le professeur Chamberlin a accepté ce point et a étonné ses adeptes, dans une remarquable série d'articles, en répudiant le concept de concurrence pure comme idéal du bien-être. Chamberlin déclare désormais : "L'idéal du bien-être lui même [...] est correctement décrit comme correspondant à une concurrence monopolistique [... Ceci] semble être la conséquence directe du fait de reconnaître que les êtres humains sont des individus, avec des goûts et des désirs variés et, de plus, dispersés spatialement." Chamberlin, Towards a More general Theory of Value, pp. 93-94 ; voir aussi ibid, pp. 70-83 ; E.H. Chamberlin and J.M.Clark, "Discussion," American Economic Review, Papers and Proceedings, mai 1950, pp. 102-104 ; Hunter, op. cit., pp. 533-552 ; Hayek, "The Meaning of Competition" in Individualism and the Economic Order, p. 99 et Marshall I. Goldman, "Product Differentiation and Advertising : Some Lessons from Soviet Experience," Journal of Political Economy, août 1960, pp. 346-357. Voir aussi la note [28] ci-dessus.

[73] Cette définition de la courbe de demande pour une entreprise fut la contribution remarquable de Mme Robinson, qu'elle a malheureusement répudié récemment. Triffin a sévèrement critiqué Mme Robinson pour avoir esquivé le problème de "l'indétermination oligopolistique," alors qu'en fait elle avait joliment résolu ce pseudo problème. Voir Robinson, op. cit., p.21. Pour d'autres aspects de l'oligopole, voir Willard D. Arant, "Competition of the Few among the Many," Quarterly Journal of Economics, août 1956, pp. 327-345.

[74] Pour une critique pénétrante de la théorie de la concurrence monopolistique, voir L.M. Lachmann, "Somes Notes on Economic Thought, 1933-53," South African Journal of Economics, mars 1954, pp. 26 et suivantes, particulièrement pp. 30-31. Lachmann souligne que les économistes traitent généralement les types de concurrence "parfaite" ou "monopolistique" sous la forme de marchés statiques, alors que la concurrence est en réalité un processus dynamique.


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