republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute
par Murray Rothbard
traduit par Hervé de Quengo
Nous avons à présent établi qu'il n'y a rien de "mal" dans un prix de monopole, qu'il soit institué par une entreprise unique ou par un cartel. En fait, le prix établi sur le marché libre (non entravé par la violence ou la menace de violence), quel qu'il soit, sera le "meilleur" prix. Nous avons aussi montré qu'il était impossible de séparer les motifs "monopolistiques" des considérations d'efficacité dans les actions d'un cartel, ou de séparer la technique de la profitabilité en général. Et nous avons vu la grande instabilité du cartel.
Dans cette partie, nous étudierons un problème supplémentaire : étant donné qu'il n'y a rien de "mal" dans un prix de monopole, jusqu'à quel point peut-on retenir le concept même de "prix de monopole" sur le marché libre ? Peut-il être simplement distingué du "prix concurrentiel", supposé être son contraire absolu ? Pour répondre à cette question, nous devons examiner ce qui constitue la théorie du prix de monopole.
Avant d'étudier la théorie du prix de monopole, nous devons commencer par définir le monopole. Bien que les problèmes de monopole occupent une place énorme dans la littérature économique, il n'existe que peu ou pas de définitions claires [22]. Il y a en fait à ce propos une grande imprécision et une grande confusion. Très peu d'économistes ont formulé une définition cohérente et sensée du monopole.
Un exemple courant de définition confuse est le suivant : "Il y a monopole quand une entreprise contrôle son prix." Cette définition est un mélange de confusion et d'absurdité. En premier lieu, il n'existe pas sur le marché libre de "contrôle" du prix lors d'un échange : dans tout échange, les deux parties se mettent d'accord volontairement sur le prix de vente. Aucun "contrôle" n'est exercé par l'une des deux parties. Le seul contrôle est celui qu'exerce chacun sur ses propres actions - qui découlent de la souveraineté sur sa personne - et par conséquent chacun est à même de contrôler sa propre décision de participer ou non à l'échange, pour tout prix hypothétique. Il n'y a pas de contrôle direct du prix parce que le prix est un phénomène mutuel. D'un autre côté, chacun exerce un contrôle absolu sur sa propre action et donc sur le prix qu'il essaiera d'établir pour tout bien. Tout homme peut vendre au prix qu'il veut toute quantité de biens : la question est de savoir s'il pourra trouver des acheteurs à ce prix. De même, bien sûr, tout acheteur peut choisir le prix auquel il acceptera d'acheter un bien donné : la question est de savoir s'il trouvera un vendeur à ce prix. C'est en fait ce processus d'offres et de demandes mutuelles qui produit les prix quotidiens du marché.
Il y a cependant une idée bien trop répandue qui dit que si nous comparons, par exemple, Henry Ford et un petit cultivateur de blé, les deux diffèrent grandement par leurs pouvoirs de contrôle respectifs. On croit que le cultivateur trouve son prix "donné" par le marché, alors que Ford peut "établir son propre" prix. Le petit cultivateur est prétendument soumis aux forces impersonnelles du marché, et donc au final du consommateur, alors que Ford est, pour une plus ou moins grande part, le maître de son propre destin, pour ne pas dire le maître des consommateurs. De plus, on pense que le "pouvoir de monopole" de Ford provient du fait qu'il est "grand" par rapport au marché de l'automobile, alors que le cultivateur est un "concurrent pur" parce qu'il est "petit" par rapport à l'offre totale de blé. D'habitude, on ne considère pas Ford comme un monopoliste "absolu" mais comme quelqu'un qui possède un vague "degré de pouvoir monopolistique".
Tout d'abord, il est complètement faux de dire que le cultivateur et Ford diffèrent par leur contrôle sur les prix. Les deux ont exactement le même degré de contrôle et d'absence de contrôle : les deux ont un contrôle absolu de la quantité qu'ils produisent et du prix qu'ils essaient d'atteindre [23] et une absence de contrôle absolue sur le prix et sur la quantité de la transaction qui aura finalement lieu. Le cultivateur est libre de demander le prix qu'il veut, tout comme l'est Ford, et est libre de chercher un acheteur à ce prix. Il n'est pas le moins du monde obligé de vendre ses produits sur des "marchés" organisés s'il peut obtenir mieux ailleurs. Dans une société de marché libre, tout producteur de tout produit est libre de produire autant qu'il le veut, à partir de tout ce qu'il possède ou peut acheter, et est libre d'essayer de le vendre à tout prix qu'il peut obtenir, à toute personne qu'il peut trouver. [24] Naturellement, tout vendeur, comme nous l'avons répété plusieurs fois, cherchera à vendre sa production au plus haut prix possible. De même chaque acheteur essaiera d'acheter des biens aux prix les plus bas. C'est précisément l'interaction volontaire de ces acheteurs et de ces vendeurs qui établit la structure totale de l'offre et de la demande pour des biens de consommation et pour des biens de production. Accuser Ford, une station hydraulique ou tout autre producteur de "faire payer aussi cher que le commerce peut le supporter" et de prendre ceci comme un signe de monopole est un pur non-sens, car c'est précisément l'action de tous dans l'économie : le petit producteur de blé, l'ouvrier, le propriétaire foncier, etc. "Faire payer aussi cher que le commerce peut le supporter" est tout simplement un synonyme émotif pour dire qu'on essaie de faire payer aussi cher qu'on le peut librement.
Qui "fixe" le prix dans tout échange est une question technique complètement dérisoire et sans importance - une question de commodité institutionnelle plutôt que d'analyse économique. Le fait que Macy's affiche ses prix chaque jour ne veut pas dire Macy's a une sorte de "contrôle" mystérieux de ses prix par rapport au consommateur. [25] De même, le fait que les gros acheteurs industriels de matières premières publient souvent leurs propositions de prix ne signifie pas qu'ils exercent un type de contrôle supplémentaire par rapport au prix obtenu par les producteurs. Plutôt que d'être un moyen de contrôle, l'affichage fournit simplement l'information nécessaire à tous les acheteurs ou vendeurs potentiels. Le processus de la détermination des prix, à travers l'interaction des échelles de valeur, se produit exactement de la même façon quels que soient les détails concrets et les conditions institutionnelles des arrangements du marché. [26]
Chaque producteur individuel est donc souverain pour ses propres actions : il est libre d'acheter, de produire et de vendre ce qu'il veut et à qui voudra bien acheter. Le cultivateur n'est pas obligé de vendre sur un marché donné ou à une compagnie donnée, pas plus que Ford n'est obligé de vendre à John Brown s'il ne veut pas le faire (par exemple parce qu'il peut obtenir un meilleur prix ailleurs). Mais, comme nous l'avons vu, pour autant que le producteur souhaite maximiser son revenu monétaire, il se soumet lui-même au contrôle des consommateurs et adapte sa production en conséquence. Ceci est vrai pour le cultivateur, pour Ford et pour tout le monde dans l'économie entière - propriétaire terrien, ouvrier, producteur de services, etc. Ford, dès lors, n'a pas plus de "contrôle" sur le consommateur que n'en a le cultivateur.
Une objection courante est celle-ci : Ford est capable d'acquérir un "pouvoir de monopole" ou un "pouvoir monopolistique" parce que son produit a une marque déposée reconnue, ce dont ne bénéficie pas le cultivateur. Cependant, il s'agit d'un cas où l'on met la charrue avant les boeufs. La marque déposée et la connaissance générale de cette marque sont issues du désir du consommateur envers le produit associée à la marque : elles sont donc le résultat de la demande des consommateurs plutôt que moyen préexistant pour obtenir un "pouvoir monopolistique" sur les consommateurs. En fait, le cultivateur Hiram Jones est parfaitement libre d'inscrire la marque "Blé de Hiram Jones" sur son produit puis d'essayer de le vendre sur le marché. Qu'il ne le fasse pas signifie que ce ne serait pas profitable pour son produit dans les conditions concrètes du marché. Le point capital est que dans certains cas les consommateurs et les entrepreneurs d'un ordre moins élevé considèrent chaque marque individuelle comme représentant un produit unique, alors que dans d'autre cas les acheteurs considèrent la production d'une entreprise - un producteur propriétaire ou un ensemble de producteurs agissant ensemble - comme ayant une valeur d'usage identique à celle des produits des autres entreprises. La situation dépend entièrement des évaluations des acheteurs pour chaque cas concret.
Nous analyserons plus loin dans ce chapitre et avec de plus grands détails le tissu embrouillé des erreurs contenues dans les diverses théories de la "concurrence monopolistique". Pour l'instant nous essayons d'arriver à une définition du monopole en soi. Pour ceci il y a trois définitions cohérentes possibles du monopole. L'une découle des racines linguistiques du terme : monos (seul) et polein (vendre) et le définit comme le seul vendeur d'un bien donné (définition 1). Il s'agit certainement d'une définition légitime mais qui est extraordinairement large. Elle veut dire que le producteur et vendeur individuel sont des "monopoleurs" à chaque fois qu'il existe une différentiation quelconque entre les produits individuels. Johns Jones, avocat, a le "monopole" des conseils légaux de Johns Jones ; Tom Williams, médecin, a le monopole de ses services médicaux uniques, etc. Le propriétaire de l'Empire State Building a le monopole des services de location de son bâtiment. Cette définition, par conséquent, catalogue toutes les distinctions faites par les consommateurs entre les produits individuels comme établissant des "monopoles".
On doit se rappeler que seuls les consommateurs peuvent décider si deux marchandises offertes sur le marché représentent un seul bien ou deux biens distincts. Ce problème ne peut pas être résolu par l'inspection physique du produit. La nature des éléments physiques constitutifs du bien peut ne représenter qu'une seule des ses propriétés : dans la plupart des cas, une marque, le "bon vouloir" d'une entreprise particulière, ou une atmosphère plus plaisante dans le magasin différentieront le produit des ses rivaux aux yeux de beaucoup de ses consommateurs. Les produits deviennent alors des biens différents pour le consommateur. Personne - et encore moins les économistes - ne peut jamais être certain de savoir à l'avance si une marchandise vendue par A sera considérée sur le marché comme homogène avec le même bien physique vendu par B. [27]-[28]
Dès lors, il est presque impossible d'utiliser la définition 1 du monopole de manière fructueuse. Car cette définition dépend de la façon de choisir un "bien homogène", ce qui ne peut jamais être décidé par un économiste. Qu'est-ce qui constitue une "marchandise homogène" (c'est-à-dire une industrie) - cravate et noeuds papillon, noeuds papillon seuls, noeuds papillon avec des pois, etc., ou noeuds papillon fabriqués par Jones ? Seuls les consommateurs décideront, et, en tant que consommateurs différents, ils décideront vraisemblablement différemment suivant les cas concrets. Utiliser la définition 1 se réduira donc probablement à la simple définition du monopole comme étant la propriété exclusive par chacun de sa propre propriété - ce qui, de manière absurde, ferait de tout un chacun un monopoleur ! [29]
La première définition est ainsi cohérente mais extrêmement peu appropriée. Son utilité est très limitée et le terme a acquis des connotations émotionnelles très fortes de l'usage passé de définitions assez différentes. Pour des raisons détaillées plus loin, le terme de "monopole" a des consonances sinistres et malfaisantes pour la plupart des gens. "Monopoleur" est généralement un mot insultant et l'appliquer à la grande majorité de la population au moins, peut-être à tous, aurait pour effet la confusion et même le ridicule.
La deuxième définition est liée à la première mais diffère de façon très importante. Elle est, en fait, la définition originelle du monopole et est responsable de ses connotations sinistres dans l'esprit du public. Tournons-nous vers son expression classique, énoncée par le grand juriste du dix-septième siècle, Lord Coke :
Un monopole est une institution ou une concession accordée par le Roi, par son octroi, son autorité ou autre, à toute personne, corps politique ou corporation, pour qu'ils soient seuls à acheter, vendre, fabriquer, travailler ou utiliser quelque chose, et par laquelle, pour toute personne, tout corps politique ou toute corporation, on cherche à restreindre la liberté possédée auparavant ou à empêcher ses échanges légaux. [30]
En d'autres termes, on définit ici le monopole comme l'octroi d'un privilège par l'Etat, en réservant un certain domaine de la production à un individu ou un groupe particulier. Entrer dans ce domaine est interdit aux autres, et cette prohibition est assurée par les gendarmes de l'Etat.
Cette définition du monopole remonte à la common law et a pris une grande importance politique en Angleterre au cours des seizième et dix-septième siècles, lorsque une bataille historique eut lieu entre des libertariens et la Couronne à propos du monopole opposé à la liberté de production et d'entreprise. Sous cette définition du terme, il n'est pas surprenant que le "monopole" ait pris une connotation d'intérêt sinistre et de tyrannie dans l'esprit du public. Les énormes restrictions concernant la production et les échanges, tout comme la mise en place par l'Etat d'une caste monopolistique de favoris, furent l'objet d'attaques véhémentes pendant plusieurs siècles. [31]
Le fait que cette définition était autrefois importante en analyse économique se voit clairement dans citation suivante de l'un des premiers économistes américains, Francis Wayland :
Un monopole est un droit exclusif octroyé à un ou plusieurs hommes d'employer leur travail ou leur capital d'une certaine manière particulière. [32]
Il est évident que ce type de monopole ne peut jamais se produire sur le marché libre, non entravé par l'interférence de l'Etat. Ainsi, d'après cette définition, il ne peut y avoir dans une économie libre aucun problème de monopole. [33] De nombreux auteurs ont objecté que les marques déposées, habituellement considérées comme faisant partie du marché libre, constituent véritablement l'octroi d'un privilège spécial de la part de l'Etat. Aucune autre entreprise ne peut "faire concurrence" aux chocolats Hershey en produisant son propre produit et en l'appelant chocolats Hershey. [34] N'est-ce pas une restriction imposée par l'Etat quant à la liberté d'entrée sur un marché ? Et comment peut-il y avoir de "réelle" liberté d'entrée dans de telles conditions ?
Toutefois, cet argumentaire se méprend complètement quant à la nature de la liberté et de la propriété. Chaque individu d'une société libre a un droit de propriété sur lui-même et un usage exclusif de sa propre propriété. Fait partie de sa propriété son nom, l'étiquette linguistique qui est uniquement la sienne et qui s'identifie à lui. Un nom est une partie essentielle de l'identité d'un homme et par conséquent de sa propriété. Dire qu'il possède un "monopole" sur son nom n'apporte rien de plus que de dire qu'il a un "monopole" sur sa propre volonté ou sur sa propriété de lui-même. Une telle extension du terme de "monopole" à chaque individu du monde serait absurde. La fonction "gouvernementale" de défense de la personne et de la propriété, vitale pour l'existence d'une société libre tant que certaines personnes sont disposées à les envahir, implique la défense de chaque nom de personne ou de marque contre la fraude par contrefaçon ou imposture. Ce qui signifie interdire à John Smith de prétendre être Joseph Williams, célèbre avocat, et de vendre ses propres conseils légaux après avoir dit à ses clients qu'il vendait ceux de Williams. Cette fraude n'est pas seulement un vol implicite du consommateur mais est aussi un viol du droit de propriété de Joseph Williams sur son nom et son individualité uniques. Et l'usage par une autre entreprise chocolatière du nom de Hershey serait équivalent à perpétrer un acte invasif de fraude et de contrefaçon. [35]
Avant d'adopter cette définition du monopole comme la bonne, nous devons prendre en considération une dernière possibilité : définir le monopoleur comme une personne qui a réussi à obtenir un prix de monopole (définition 3). Cette définition n'a jamais été explicitement mise en avant mais a été implicite dans les meilleurs écrits néoclassiques sur le sujet. Elle a le mérite de concentrer l'attention sur la question économique importante du prix de monopole, de sa nature et de ses conséquences. A ce propos, nous allons étudier maintenant la théorie néoclassique du prix de monopole et chercher si elle possède véritablement la substance qu'elle semble avoir au premier coup d'oeil.
Dans les chapitres précédents nous avons parlé d'un prix de monopole établi soit par un monopoleur soit par un cartel de producteurs. Nous devons maintenant étudier la théorie de plus près. Une définition succincte du prix de monopole est fournie par Mises :
Si les conditions sont telles qu'un monopoleur peut assurer des gains nets plus élevés en vendant une plus petite quantité de son produit à un prix plus haut qu'en vendant une plus grande quantité à un prix plus bas, il surgit un prix de monopole plus élevé que n'aurait été le prix potentiel du marché en l'absence de monopole. [37]
La doctrine du prix de monopole peut être résumée comme suit : Une certaine quantité de bien, lorsque elle est produite et vendue, conduit à un prix concurrentiel sur le marché. Un monopoleur ou un cartel d'entreprises peut, si la courbe de demande est inélastique au point correspondant au prix concurrentiel, restreindre ses ventes et augmenter le prix pour arriver au point donnant les gains maximaux. Si, d'un autre côté, la courbe de demande qui se présente au monopoleur ou au cartel est élastique au point correspondant au prix concurrentiel, le monopoleur ne réduira pas ses ventes pour obtenir un prix plus élevé. Il en résulte, comme le souligne Mises, qu'il n'y a pas dans ce cas de raison de se préoccuper du "monopoleur" (au sens de la définition numéro 1 donnée plus haut) : qu'il soit ou non le seul producteur d'un bien n'a pas d'importance et est hors de propos pour les questions catallactiques. Le monopoleur ne devient important que si la configuration de sa courbe de demande lui permet de réduire ses ventes et d'obtenir un revenu plus grand au prix de monopole. [38] S'il apprend l'inélasticité de la courbe de demande après avoir par erreur produit un trop grand stock, il doit détruire ou retirer une partie de son stock. Après cela, il réduira sa production de biens au niveau le plus rémunérateur.
L'analyse du prix de monopole figure sur la figure 67. L'hypothèse de base, habituellement uniquement implicite, est qu'il existe un certain stock identifiable, OA, et un certain prix de marché identifiable AC, qui résulteraient des conditions concurrentielles. AB représente alors la courbe d'offre dans le cas de la "concurrence". Alors, d'après la théorie, si la courbe de demande est élastique au-dessus de ce prix, il n'y aura pas d'occasion de réduire les ventes et d'obtenir un prix plus élevé, de "monopole". La ligne DD représente une telle courbe de demande. D'un autre côté, si la courbe de demande est inélastique au-dessus du point de prix concurrentiel, comme dans le cas de D'D', il sera payant pour le monopoleur de restreindre ses vente vers OA' (courbe d'offre représentée par A'B') et d'obtenir un prix de monopole A'M. Ceci aboutirait au revenu monétaire maximal pour le monopoleur. [39]
La courbe de demande inélastique, donnant l'occasion du prix de monopole, peut se présenter à un monopoleur unique d'un produit donné ou à une "industrie dans son ensemble" si elle est organisée sous la forme d'un cartel de producteurs différents. Dans le dernier cas, la courbe de demande, telle qu'elle se présente à chaque entreprise du cartel, est élastique. Au prix concurrentiel, si une entreprise augmente son prix, les consommateurs détournent majoritairement ses achats vers les entreprises concurrentes. D'un autre côté, si les entreprises sont dans un cartel, la capacité moindre de substitution offerte aux consommateurs rend dans de nombreux cas la courbe de demande, telle qu'elle se présente au cartel, inélastique. Cette condition sert à donner l'impulsion pour la formation des cartels étudiés plus haut.
Notes[22] La même confusion existe dans les lois traitant du monopole. Malgré les mises en garde constitutionnelles contre l'emploi de termes vagues, le "Sherman Anti-Trust Act" interdit les actions "monopolistiques" sans définir une fois le concept. A ce jour, il n'y a pas eu de décision législative claire concernant ce qui constitue une action monopolistique illégale.
[23] Nous ne prenons pas en compte ici, bien entendu, les incertitudes particulières de l'agriculture liées au climat, etc.
[24] Pour une discussion complémentaire, voir Murray N. Rothbard, "The Bogey of Administrated Prices," The Freeman, Septembre 1959, pp. 39-41.
[25] Au contraire, les consommateurs contrôlent Macy's pour autant que le magasin souhaite un revenu monétaire. Cf. John W. Scotville et Noel Sargent eds., Fact and Fancy in the T.N.E.C. Monographs (New York : National Association of Manufacturers, 1942), p. 312.
[26] Une raison souvent énoncée pour attribuer un "contrôle des prix" à Ford et pas aux petits producteur de blé est le fait que Ford est si grand que ses actions affectent le prix du marché de son produit, alors que le cultivateur est si petit que ses actions n'affectent pas le prix. A ce sujet, voir la critique ci-dessous des théories de la "concurrence monopolistique".
[27] L'économie a souvent supposé, par exemple, que les consommateurs qui paient un prix plus élevé pour le même bien dans un magasin avec une atmosphère plus agréable agissaient de manière "irrationnelle". En réalité, il n'en est rien, car les consommateurs n'achètent pas seulement une boîte de haricots, mais une boîte de haricots vendue dans un certain magasin par certains employés, et ces facteurs peuvent faire (ou ne pas faire) de différence pour eux. Les hommes d'affaires sont bien moins motivés par de telles considérations "non physiques" (bien que la bonne volonté puisse affecter également leurs achats), non pas parce qu'ils sont "plus rationnels" que les consommateurs mais parce qu'il ne se préoccupent pas, à l'inverse des consommateurs, de leurs propres échelles de valeur pour décider de leurs achats. Comme nous avons vu plus haut, les hommes d'affaires sont généralement purement motivés par le revenu attendu que les biens fourniront sur le marché. Pour un excellent traitement de la définition du "produit homogène", voir G. Warren Nutter, "The Plateau Demand Curve and Utility Theory," Journal of Political Economy, décembre 1955, pp. 526-528. Voir aussi Alex Hunter, "Product Differentiation and Welfare Economics", Quarterly Journal of Economics, novembre 1955, pp. 533-552.
[28] Le Professeur Lawrence Abbott, dans l'un des travaux théoriques remarquables de ces dernières années, démontre aussi qu'au fur et à mesure des progrès de la civilisation et de l'économie, les produits deviennent de plus en plus différenciés et de moins en moins homogènes. D'une part la différentiation est plus grande au niveau du consommateur qu'au niveau du producteur. L'économie en développement s'empare d'une part croissante des biens auparavant fabriqués par le consommateur lui-même : elle fournit donc plus de biens finis que de matières premières au consommateur par rapport à autrefois (du pain plutôt que de la farine, des pulls plutôt que des pelotes de laine, etc.). Ainsi, il y a une plus grande occasion de différentiation.
De plus, à l'accusation familière qui affirme que la publicité commerciale tend à créer plus de différentiation dans l'esprit du consommateur qu'il n'en existe "réellement", Abbott réplique de façon incisive que c'est le contraire qui est le plus probablement vrai et que la civilisation en marche accroît la perception et la distinction des différences de la part du consommateur, différences qu'il ignorait auparavant. Abbott écrit : "[...] lorsque l'homme devient plus civilisé, il développe des pouvoirs de perception plus grands vis-à-vis des différences de qualité. L'homogénéité subjective peut exister alors même que l'homogénéité objective n'existe pas, parce que les acheteurs sont incapables ou n'ont envie ni de percevoir des différences entre des produits presque identiques ni de les distinguer.
Quand la société évolue et que l'éducation progresse, les gens apprennent à développer des pouvoirs plus vifs de distinction. Leurs désirs deviennent plus précis. Ils commencent [...] par exemple à développer une préférence non seulement pour le vin blanc mais pour le Chablis de 1948. [...] Les gens tendent généralement à sous-estimer l'importance de différences apparemment insignifiantes dans des domaines où ils ne sont pas des experts. Un non musicien peut ne pas vouloir concéder qu'il existe une différence de sonorité entre les pianos Steinway et Chickering, car il est incapable de la discerner. Quelqu'un qui ne joue pas au golf est plus à même qu'un joueur de golf de croire que les marques de balles sont toutes quasiment identiques." Lawrence Abbott, Quality and Competition (New York, Columbia University Press, 1955), pp. 18-19, et chapitre I. Voir aussi, ibid, pp. 45-46 et Edward Chamberlin, "Product Heterogeneity and Public Policy" dans Towards a More general Theory of Value (New York : Oxford University Press, 1957), p. 96.
[29] Curieusement, malgré toutes les pages de la littérature sur le monopole, très peu d'économistes se sont préoccupés de définir le monopole, et ces problèmes ont par conséquent été oubliés. Mme Robinson, au début de son fameux Economics of Imperfect Competition, a vu la difficulté puis esquive la question dans le reste du livre. Elle admet qu'une analyse rigoureuse conduirait soit à définir le monopole comme le contrôle de tout producteur sur sa propre production, soit à accepter que le monopole ne peut tout simplement pas exister sur le marché libre. Car la concurrence existe entre tous les producteurs pour obtenir les dollars du consommateur, alors que très peu d'articles sont rigoureusement homogènes. Mme Robinson essaie alors d'éluder la question en revenant au "bon sens" et en parlant de monopole lorsqu'il y a un "écart marqué" entre le produit et les substituts que le consommateur peut acheter. Mais ça ne marche pas. L'économie, tout d'abord, ne peut pas établir de lois quantitatives : elle ne peut donc pas parler de la taille des écarts. Quand donc ceux-ci deviennent-ils "marqués" ? Ensuite, même si de telles "lois" avaient un sens, il n'y aurait pas de possibilité de mesurer les élasticités croisées des demandes, l'élasticité de substitution entre les produits, etc. Ces élasticités de substitution changent tout le temps, mais même si elles restaient constantes elles ne pourraient pas être mesurées avec succès, parce que les conditions de l'offre changent tout le temps. Il n'existe pas de laboratoire où les facteurs économiques pourraient être fixés. Après cette discussion Mme Robinson oublie pratiquement toute hétérogénéité du produit. Joan Robinson, Economics of Imperfection Competition (Londres : MacMillan, 1933), pp. 4-6. Voir aussi Hunter, op. cit., pp. 547 et suivantes.
[30] Cité par Richard T. Ely et autres, Outlines of Economics (3ème édition ; New York : MacMillan, 1933), pp. 190-191. Blackstone avait presque donné la même définition et avait appelé le monopole "une licence ou un privilège octroyé par le Roi." Voir aussi A. Leo Weil, Chicago Conference, p. 86.
[31] L'avalanche des octrois de monopole par la reine Elizabeth I et par Charles I provoqua même la résistance des juges subalternes de la Couronne et, en 1624, Le Parlement déclara que "tout monopole est totalement contraire aux lois de ce royaume, est et doit être nul." Cet esprit opposé au monopole était profondément ancré en Amérique et la constitution originelle du Maryland déclarait que les monopoles étaient "odieux" et "contraires [...] au principes du commerce." Ely, op. cit., pp. 191-192. Voir aussi Francis A. Walker, Political Economy (New York : Henry Holt and Co., 1911), pp. 483-484.
[32] Francis Wayland, The Elements of Political Economy (Boston : Gould and Lincoln, 1854), p. 116. Cf. cette définition ultérieure d'Arthur Latham Perry : "Un monopole, comme l'origine du mot l'indique, est une restriction imposée par le gouvernement quant à la vente de certains services." Perry, op.cit., p. 190. Dans les dernières années cette définition a presque disparu. Un exemple actuel rare est : "Un monopole existe quand le gouvernement limite par son pouvoir coercitif à une personne particulière ou à une organisation donnée, ou à une combinaison des deux, le droit de vendre des biens ou des services donnés. [...] C'est une transgression du droit de gagner sa vie." Heath, op. cit., p. 237.
[33] Comme l'a dit Weil : "Les monopoles ne peuvent pas être créés par une association ou un accord. Nous n'avons à présent aucune lettre de patente donnant de droit exclusif [...] Il est par conséquent totalement injustifiable d'utiliser le terme de monopole pour l'appliquer aux effets de la consolidation industrielle." Weil, Chicago Conference, pp. 86 et suivante.
[34] Par exemple, Edward H. Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition (7ème édition ; Cambridge : Harvard University Press, 1956), pp. 57 et suivantes, p. 270 et suivantes.
[35] On pourrait objecter que ces concepts sont vagues et créent des problèmes. Des problèmes surviennent effectivement, mais ils ne sont pas insurmontables. Ainsi, si un homme s'appelle Joseph Williams, ceci empêche-t-il quelqu'un d'autre d'avoir le même nom, et tout futur Joseph Williams doit-il être considéré comme un criminel ? La réponse est clairement : non, tant que quelqu'un n'essaie pas de se faire prendre pour un autre. En bref, ne n'est pas tant le nom en soi que possède l'individu, mais le nom comme partie de sa personne.
[36] Pour un exposé clair de la théorie du prix de monopole, voir Mises, Socialism, pp. 385-392 et Human Action, pp. 278, 254-384 ; Menger, op. cit., pp. 207-225 ; Fetter, Economic Principles, pp. 73-85, 381-385 ; Harry Gunnison Brown, "Competitive and Monopolistic Price-Making," Quarterly Journal of Economics, XXII (1908), pp. 626-639 ; et Wieser, Social Economics, pp. 204, 211-212. Dans ce cas particulier, la théorie "néoclassique" comprend la théorie "autrichienne".
[37] Mises, Human Action, p. 278.
[38] Ainsi : "La simple existence d'un monopole ne veut rien dire. L'éditeur d'un livre possédant un copyright est un monopoleur. Mais il se peut qu'il n'arrive pas à en vendre un seul exemplaire, aussi faible soit le prix demandé. Tout prix auquel un monopoleur vend un bien monopolisé n'est pas un prix de monopole. Les prix de monopole sont les seuls prix auxquels il est plus avantageux pour le monopoleur de réduire le montant total des biens vendus plutôt que d'augmenter les ventes jusqu'aux limites permises par un marché concurrentiel." Ibid. p. 356
[39]. Nous ne prenons pas en compte ici les considérations de dépenses monétaires ou de "coûts monétaires". Quand un producteur envisage la vente d'un stock déjà produit, de telles dépenses monétaires passées sont hors de propos. Quand il envisage la production présente et future pour une vente future, les considérations de coûts monétaires actuels deviennent importantes et le producteur cherche à tirer le maximum de gains nets. En tout cas, un point A' sera atteint, quelle que soit la configuration actuelle des coûts monétaires, à moins que les coûts moyens baissent assez rapidement dans cette région et fassent que le "point concurrentiel" soit après tout le plus rémunérateur. Il est curieux que ce soit précisément cette condition de coût moyen décroissant qui ait donné le plus de soucis aux auteurs anti-monopole, qui se sont préoccupés du fait qu'une entreprise donnée d'une industrie puisse croître jusqu'à atteindre une taille de "monopole" à cause de cette condition. Pourtant, si c'est le "prix de monopole" et non le monopole qui est le point important, de telles inquiétudes sont sans fondement. Sur le caractère généralement insignifiant des considérations de coûts dans la théorie du monopole, voir Chamberlin, Theory of Monopolistic Competition, pp. 193-194.