Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

3. L'illusion du prix de monopole

C. Les conséquences de la théorie du monopole

1) L'environnement concurrentiel

Avant d'entreprendre une analyse critique de la théorie du prix de monopole en elle-même, nous pouvons étudier certaines conséquences qui en découlent ou qui n'en découlent pas. Dans les paragraphes suivants, nous supposerons que la théorie du monopole est valable. [40] Tout d'abord, il n'est pas vrai qu'un "monopoleur" (au sens de la définition 3 - quelqu'un qui obtient un prix de monopole) soit dégagé de l'influence de la concurrence, ou qu'il ait le pouvoir de dicter comme il le veut ses vues au consommateur. Les meilleurs théoriciens du prix de monopole admettent que le monopoleur est soumis aux forces de la concurrence comme les autres entreprises. Le monopoleur ne peut pas établir des prix aussi élevés qu'il le voudrait, étant limité par les configurations de la demande du consommateur. Par définition, en fait, la courbe de demande qui se présente au monopoleur devient élastique au-delà du point correspondant au prix de monopole. Les auteurs ont eu malheureusement tendance à se référer à une "courbe de demande élastique" ou à une "courbe de demande inélastique" sans souligner que toute courbe possède différents intervalles dans lesquels existent divers degrés d'élasticité et d'inélasticité. Par définition, le point associé au prix de monopole est celui qui maximise le revenu de l'entreprise ou du cartel : au-dessus de ce prix, toute "restriction" supplémentaire de la production et des ventes réduirait le revenu monétaire du monopoleur. Ceci implique que la courbe de demande deviendra élastique au-delà de ce point, tout comme elle est également élastique au-delà du point correspondant au prix concurrentiel quand ce dernier est établi sur le marché. Les consommateurs rendent la courbe élastique par leur pouvoir de substituer d'autres biens à celui étudié. Aux yeux du consommateur, beaucoup d'autres biens sont en concurrence "directe" pour ce qui est de leur valeur d'usage. Si, par exemple, une entreprise donnée ou un ensemble d'entreprises réussissaient à obtenir un prix de monopole pour le savon , les ménagères pourraient se replier sur les détergents et donc limiter le niveau du prix de monopole. Mais, de plus, tous les biens, sans exception, sont en concurrence pour être échangés contre le dollar ou l'once d'or du consommateur. Si le prix des yachts monte trop haut, le consommateur peut déplacer ses achats vers un château, ou il peut remplacer les achats de postes de télévision par des achats de livres, etc. [41]

De plus, au fur et à mesure que le marché progresse, que le capital est investi et que le marché devient de plus en plus spécialisé, la courbe de demande de chaque produit tend à devenir de plus en plus élastique. Quand le marché se développe, l'étendue des biens de consommation disponibles augmente énormément. Plus il y a de biens de consommation disponibles, plus il y a de biens que le consommateur peut acheter, et plus la courbe de demande de chaque produit tend à devenir élastique, toutes choses égales par ailleurs. Le résultat, c'est que les occasions d'établir des prix de monopole tendront à disparaître avec le développement du marché et des méthodes "capitalistes".

2) Profit de monopole contre gain de monopole

Beaucoup de théoriciens du prix de monopole ont déclaré que l'obtention d'un prix de monopole signifie que le monopoleur est capable de retirer des "profits de monopole" permanents. Ceux-ci sont alors opposés aux pertes et aux profits "concurrentiels" qui, comme nous l'avons vu, apparaissent dans l'économie en rotation perpétuelle. Dans une situation de "concurrence", si on constate qu'une entreprise fait de grands profits dans un processus productif particulier, d'autres entreprises se ruent pour tirer avantage des occasions attendues et les profits disparaissent. Mais dans le cas du monopoleur, on affirme que sa position unique lui permet de faire ces profits de manière permanente. [42]

Utiliser une telle terminologie est mal comprendre la nature du "profit" et de la "perte". Pertes et profits sont purement les résultats de l'activité entrepreneuriale et cette activité est la conséquence de l'incertitude du futur. L'entrepreneuriat est l'action sur le marché qui tire avantage des différences d'estimation entre les prix de vente et les prix d'achat des facteurs. Les meilleurs prévisionnistes réalisent des profits et les mauvais subissent des pertes. Dans l'économie en rotation perpétuelle, où tout le monde est installé dans une activité qui ne change pas, il ne peut y avoir ni profits ni pertes parce qu'il n'y a pas d'incertitude du marché. C'est également vrai pour le monopoleur. Dans une économie en rotation perpétuelle, il obtient son "gain de monopole spécifique", non pas en tant qu'entrepreneur mais en tant que propriétaire du produit qu'il vend. Son gain de monopole est un revenu ajouté à son produit monopolisé : que ce soit pour un individu isolé ou pour un cartel, c'est ce produit qui rapporte plus de revenu par la restriction de son offre.

La question se pose : Pourquoi les autres entrepreneurs ne peuvent-ils pas saisir l'occasion fructueuse et pourquoi ne choisissent-ils pas de produire ce bien, tendant dès lors à éliminer cette occasion ? Dans le cas du cartel, c'est précisément cette tendance qui prévaudra toujours et qui conduira à la dissolution du prix de monopole.

Même si les nouvelles entreprises arrivant sur le marché étaient "achetées" via une offre de parts dans l'ancien cartel, et que les anciennes et les nouvelles firmes arrivaient à se mettre d'accord sur les allocations de production et de revenu, tout cela ne suffirait pas à sauver le cartel. Car de nouvelles entreprises seront toujours tentées d'acquérir une part des gains de monopole et encore plus se créeront jusqu'à ce que les opérations totales du cartel deviennent non rentables, trop d'entreprises partageant les bénéfices. Dans de telles situations, les firmes les plus efficaces sont soumises à une pression de plus en plus forte, les incitant à sortir du cartel et à refuser de fournir un abri confortable aux nombreuses entreprises inefficaces.

Dans le cas d'un monopoleur unique, soit son nom, sa marque, ou la bonne réputation dont il jouit auprès du consommateur empêchent les autres de lui retirer ses gains de monopole, soit il bénéficie d'un privilège de monopole spécial de la part du gouvernement, l'interdiction de produire le même bien étant assurée par la force.

Notre analyse du gain de monopole doit être poursuivi plus loin. Nous avons dit que le gain découle du revenu issu de la vente d'un certain produit. Or ce produit doit être créé à partir de facteurs et nous avons vu que les rentrées de tout produit se ramènent à des rentrées des facteurs de production. Sur le marché, une telle "imputation" doit également exister pour les gains de monopoles. Supposons, par exemple, que la Compagnie de machines à laver Staunton ait été capable d'obtenir un prix de monopole pour son produit. Il est clair que le gain de monopole ne peut être attribué aux outils de production, à l'usine, etc., qui produisent les machines à laver. Si la Compagnie Staunton avait acheté ces outils de production à d'autres producteurs, alors tout gain de monopole irait, à long terme, quand les outils de production seront remplacées, aux producteurs de ces dernières. Dans une économie en rotation perpétuelle, où les profits et les pertes d'entrepreneur disparaissent, et où le prix d'un produit est égal à la somme des prix de ses facteurs de production, tout gain de monopole reviendrait à un facteur et non à un produit. De plus, aucun revenu, en dehors du revenu temporel, n'irait au possesseur d'un bien du capital parce que tout bien du capital doit, à son tour, être produit par des facteurs d'ordres plus élevés. Au final, tous les biens du capital peuvent être réduits en facteurs du travail, des biens fonciers et du temps. Mais si la Compagnie des machines à laver Staunton ne peut pas elle-même obtenir de gains de monopole à partir d'un prix de monopole, alors elle ne gagne à l'évidence rien à réduire sa production pour obtenir ce gain. En conséquence, tout comme dans une économie en rotation perpétuelle aucun revenu ne peut être affecté précisément aux possesseurs des biens du capital, aucun gain de monopole particulier ne peut l'être non plus.

Les gains de monopole doivent donc être imputés soit aux facteurs du travail soit aux facteurs immobiliers. Dans le cas d'une marque, par exemple, un certain type de facteur du travail est monopolisé. Un nom, comme nous l'avons vu, est une étiquette unique identifiant une personne (ou un groupe de personnes agissant ensemble) et est par conséquent un attribut de la personne et de son énergie. Considéré sous un angle général, le travail est le terme désignant les efforts productifs d'une énergie personnelle, quel que soit son contenu concret. Une marque, est donc un attribut d'un facteur du travail, plus précisément du ou des propriétaires de l'entreprise. Ou considérée sous un angle cattalactique, la marque représente la rente du décisionnaire revenant au propriétaire et à son nom. Si un prix de monopole est obtenu par les prouesses au base-ball de Mickey Mantle, c'est un gain de monopole spécifique, attribuable à un facteur du travail. Ainsi, dans les deux cas, le prix de monopole provient non pas simplement de la possession unique du produit final mais, plus fondamentalement, de la possession unique de l'un des facteurs nécessaires au produit final.

Un gain de monopole peut également être imputé à la propriété d'une ressource naturelle unique du facteur "foncier". Ainsi, un prix de monopole pour des diamants peut être attribué à un monopole des mines de diamant, d'où les pierres précieuses doivent finalement être produites.

D'après l'analyse du prix de monopole, il ne peut donc pas y avoir de "profits de monopoles" dans une économie en rotation perpétuelle. Il y a seulement des revenus de monopoles spécifiques pour les propriétaires de facteurs du travail ou de facteurs fonciers. Aucun gain de monopole ne peut être associé au propriétaire d'un bien du capital. Si un prix de monopole a été imposé en raison d'un privilège octroyé par l'État, le gain de monopole doit à l'évidence être attribué à ce privilège spécial. [43]

3) Un monde de prix de monopole ?

Est-il possible, dans le cadre de la théorie du prix de monopole, d'affirmer que tous les prix du marché libre sont des prix de monopole ? [44] Tous les prix de vente peuvent-ils être des prix de monopoles ?

Nous pouvons étudier ce problème de deux façons. La première consiste à tourner notre attention vers l'industrie monopolisée. Comme nous l'avons vu, l'industrie connaissant un prix de monopole réduit sa production (via un cartel ou une entreprise unique), permettant ainsi aux facteurs de production non spécifiques de partir vers d'autres domaines productifs. Mais il est évidemment impossible de concevoir un monde entier de prix de monopole, parce que ceci impliquerait une accumulation de facteurs non spécifiques inutilisés. Comme les demandes ne restent pas insatisfaites, le travail et les autres facteurs non spécifiques seront utilisés quelque part. Et les industries qui emploient plus de facteurs et produisent plus ne peuvent pas connaître de prix de monopole. Leurs prix seront en dessous du niveau concurrentiel.

Nous pouvons aussi considérer la demande du consommateur. Nous avons vu qu'une condition nécessaire à l'établissement d'un prix de monopole est une demande inélastique au-dessus du prix concurrentiel. A l'évidence, il est impossible que de telles courbes de demande existent dans chaque industrie. Le terme inélastique se définit par le fait que le consommateur dépense plus d'argent pour le bien quand le prix est plus élevé. Or les consommateurs ont un certain montant donné d'avoirs et de revenus monétaires, tout comme un montant donné, à tout instant, qu'ils allouent à la consommation. S'ils dépensent plus sur un bien, ils ont moins à dépenser pour les autres biens. Ils ne peuvent donc pas dépenser plus pour chaque bien, et tous les prix ne peuvent pas être des prix de monopole.

Il ne peut ainsi jamais exister de monde de prix de monopoles, même sous les hypothèses de la théorie du monopole. En raison de la contrainte de budget du consommateur et de l'emploi de facteurs libérés, il ne pourrait pas y avoir de prix de monopole pour plus de la moitié, environ, des industries de l'économie.

4) La concurrence "à mort"

Un thème populaire dans la littérature est la prétendue nuisance d'une "concurrence à mort" [cutthroat competition]. Curieusement, la concurrence à mort ou "excessive" est associée par les critiques à l'obtention d'un prix de monopole. L'accusation habituelle est qu'une "grande" entreprise, par exemple, vend délibérément sous le prix le plus rentable, au point parfois d'encourir des pertes. L'entreprise agit de cette curieuse manière afin d'obliger ses concurrents à baisser également leurs prix. L'entreprise la plus "puissante", possédant des ressources de capital permettant de supporter les pertes, élimine alors l'entreprise "plus faible" du marché et établit un monopole dans le domaine en question.

Mais, en premier lieu, qu'y a-t-il de mal dans un tel monopole (définition 1) ? Qu'y a-t-il de mal dans le fait qu'une entreprise plus efficace à servir le consommateur reste sur le marché, si les consommateurs refusent de soutenir l'entreprise inefficace ? Quand une entreprise subit des pertes, cela signifie qu'elle ne réussit pas à satisfaire les désirs du consommateur aussi bien que ses concurrents. Les facteurs de production se déplacent des firmes inefficaces vers celles qui sont efficaces. La faillite d'une entreprise ne fait souffrir aucun propriétaire d'un des facteurs qu'elle emploie : elle ne blesse que l'entrepreneur qui a mal calculé quand il devait prendre des décisions quant à la production. La faillite provient précisément des pertes entrepreneuriales, c'est-à-dire que les revenus monétaires issus des ventes aux consommateurs soient moins grands que les sommes qu'il a fallu débourser auparavant aux propriétaires de ces facteurs. Mais, si de telles sommes avaient été payées pour ces facteurs, c'est-à-dire si les coûts ont été tellement élevés, c'est parce que ces facteurs pouvaient rapporter autant d'argent ailleurs. Si l'entrepreneur en question ne peut pas employer avec profit ces facteurs au prix qui est le leur, la raison en est que leurs propriétaires peuvent vendre leurs services à d'autres entreprises. Pour autant que ces facteurs sont spécifiques à une entreprise, et tant que leurs propriétaires acceptent un prix et un revenu réduits quand le prix du produit de l'entreprise baisse, les coûts monétaires totaux peuvent être réduits et la firme peut rester en activité. Par conséquent, les échecs des entreprises commerciales sont dus uniquement aux erreurs de prédiction de l'entrepreneur et à son incapacité à obtenir les facteurs de production en surenchérissant sur les entreprises plus aptes à servir le consommateur. [45] Ainsi, l'élimination des firmes inefficaces ne peut pas faire de mal aux possesseurs des facteurs de production, ni conduire à ne plus les employer, car les faillites sont dues précisément aux offres concurrentielles plus intéressantes des autres entreprises (ou, dans certains cas, à une préférence pour le loisir, ou encore pour une production hors du marché). Les faillites aident également les consommateurs par le transfert de ressources, des producteurs qui gaspillent vers des producteurs efficaces. Ce sont principalement les entrepreneurs qui subissent les conséquences de leurs erreurs, erreurs survenues lors de leurs prises de risque volontaires.

Il est curieux de constater que les critiques de la "concurrence à mort" sont généralement les mêmes qui se plaignent de la perte de la "souveraineté du consommateur". Car la vente d'un produit à de très bas prix, voire avec des pertes à court terme, est une aubaine pour les consommateurs et il n'y a aucune raison de déplorer ce cadeau qui leur est fait. De plus, si les consommateurs étaient vraiment indignés de cette forme de consommation, ils pourraient refuser ce cadeau avec dédain et continuer de se fournir chez le concurrent supposé être la "victime". Quand ils n'agissent pas ainsi et qu'ils se ruent à la place vers les bonnes affaires, ils indiquent leur parfaite satisfaction de cet état de fait. Du point de vue de la souveraineté du consommateur ou de la souveraineté individuelle, il n'y a absolument rien de répréhensible dans la "concurrence à mort".

Le seul problème que l'on puisse concevoir est celui qui est habituellement cité : une fois que l'entreprise unique a éliminé du marché tous ses concurrents, via des ventes à prix très réduits, alors le monopoleur final réduira ses ventes et augmentera ses prix jusqu'à un prix de monopole. Même en acceptant provisoirement le concept du prix du monopole, cette situation ne semble pas devoir se présenter bien souvent. En premier lieu, il faut attendre et se plaindre après qu'un prix de monopole survient car nous avons vu que l'on ne pouvait pas considérer un monopole (au sens de la définition 1) en soi comme un mal [46]. Ensuite, une entreprise ne sera pas toujours capable d'obtenir un prix de monopole. Dans tous les cas où: (a) tous les concurrents ne peuvent pas être éliminés du marché ou (b) la courbe de demande est telle que le monopoleur ne peut pas établir de prix de monopole, la "concurrence à mort" est une pure aubaine sans effets néfastes.

Au passage, notons qu'il n'est nullement vrai que ce soient toujours les grandes entreprises qui gagnent la "guerre des prix". Souvent, selon les conditions concrètes, c'est l'entreprise plus petite et plus mobile, non handicapée par de lourds investissements, qui est capable de "tailler dans les coûts" (particulièrement quand ses facteurs lui sont spécifiques, comme le travail effectué par sa direction) et de battre l'entreprise la plus grande. Dans de tels cas il n'y a bien sûr aucun problème de prix de monopole. Le fait que le petit colporteur ait été victime pendant des siècles de la violence du gouvernement, réclamée par des concurrents plus fortement capitalisés, témoigne des possibilités pratiques dans une telle situation. [47]

Supposons, cependant, qu'après ce long et coûteux processus une entreprise ait finalement été capable d'obtenir un prix de monopole par le chemin de la "concurrence à mort". Qu'est-ce qui empêchera ce gain de monopole d'attirer d'autres entrepreneurs qui chercheront à vendre moins cher que la firme existante, afin d'obtenir une partie du gain pour eux-mêmes ? Qu'est-ce qui empêchera de nouvelles entreprises de venir et de ramener à nouveau le prix au niveau concurrentiel ? L'entreprise va-t-elle reprendre la "concurrence à mort" et le processus de pertes délibérées une fois de plus ? Dans ce cas nous nous trouverions vraisemblablement dans une situation où le consommateur recevra plus souvent des cadeaux qu'il ne rencontrera un prix de monopole. [48]

Le professeur Leeman a souligné [49] que l'entreprise plus petite éliminée par la "concurrence à mort" peut simplement fermer, attendre jusqu'à ce que l'entreprise plus grande cherche à tirer son gain attendu d'un "prix de monopole" plus élevé et alors réouvrir ! Plus important, même si la petite entreprise est acculée à la faillite, son installation physique reste intacte et peut être achetée par un nouvel entrepreneur à prix réduit. Le résultat, c'est que la nouvelle entreprise sera capable de produire à un coût très bas et créera beaucoup de dommages à la firme "victorieuse". Pour éviter cette menace la grande entreprise devra remettre à plus tard ses hausses de prix pendant le temps très long requis pour atteindre l'extinction ou l'obsolescence de la petite installation.

Leeman a aussi démontré que la grande entreprise ne peut pas éliminer de nouvelles petites entreprises par une simple menace de concurrence à mort. Car (a) de nouvelles entreprises interprèteront probablement le prix élevé du "monopoleur" comme un signe d'inefficacité, fournissant une bonne occasion de profits, et (b) le "monopoleur" ne peut vraiment démontrer son pouvoir qu'en vendant effectivement à prix réduits pendant longtemps. Ainsi, la firme "victorieuse" ne peut tenir à l'écart ses rivales potentielles qu'en gardant des coûts faibles et des prix bas, c'est-à-dire en n'établissant pas de prix de monopole. Mais ceci signifie que la concurrence à mort, loin de conduire au prix de monopole, était un pur cadeau aux consommateurs et une pure perte pour le "vainqueur". [50]

Mais qu'en est-il d'un problème classique soulevé par les critiques de la "concurrence à mort" ? La grande entreprise ne peut-elle pas contrôler l'entrée des petites firmes efficaces simplement en rachetant les installations de ses nouvelles rivales et en les retirant de la concurrence ? Peut-être qu'une courte période de baisse des prix "à mort" convaincra la nouvelle petite firme des avantages à vendre et permettra au monopoleur d'éviter les longues périodes de pertes mentionnées plus haut.

Personne ne semble comprendre, cependant, les coûts importants que de tels achats impliquent. Leeman souligne que la petite entreprise véritablement efficace peut demander un prix tellement élevé pour ses avoirs que la procédure se révèle finalement ruineuse. Et, de plus, toute tentative pour récupérer ses pertes de la part de la grande entreprise en instituant un prix de monopole ne fera qu'inviter d'autres à entrer sur le marché et conduira à recommencer le processus coûteux d'achats encore et encore. Acheter les concurrents se révèlera alors encore plus coûteux que la simple concurrence à mort, que nous avons vu être non rentable. [51], [52]

Un dernier argument contre la doctrine de la "concurrence à mort" est qu'il est impossible de dire si elle a lieu ou non. Le fait qu'un monopole puisse s'ensuivre ne donne même pas le motif et n'est certainement pas un critère pour déterminer les processus de concurrence à mort. On a proposé comme critère le fait de vendre "en dessous des coûts" - plus précisément en dessous de ce qu'on appelle habituellement les "coûts variables", les dépenses liées à l'utilisation des facteurs de production, en supposant un investissement préalable dans une installation donnée. Mais ce n'est pas un critère du tout. Comme nous l'avons déjà dit : il n'y a pas de coût (la spéculation d'un prix futur plus élevé mise à part) une fois que le stock a été produit. Les coûts surviennent lors des décisions concernant la production - à chaque fois que des investissements (en argent et en effort) sont faits dans des facteurs. Les allocations, les occasions à prévoir, se produisent à chaque étape lorqu'il faut prendre des décisions et des engagements. Une fois le stock produit, cependant (et qu'il n'y a pas d'attente de hausse des prix), la vente n'a pas de coût, car on ne perd pas d'avantages à vendre le produit (les coûts liés à la vente étant considérés ici, pour simplifier, comme négligeables). Par conséquent, le stock tendra à être vendu à tout prix qui pourra être atteint. Il n'existe pas de situation où l'on "vende en dessous des coûts de production" un stock déjà produit. La baisse des prix peut tout aussi bien être due à l'incapacité de se débarrasser d'un stock à un prix plus élevé qu'à la concurrence "à mort", et il est impossible de séparer les deux éléments.

Notes

[40] Nous consacrons une certaine place à l'analyse de la théorie du prix de monopole et de ses conséquences parce que cette théorie, bien que non pertinente sur le marché libre, se révèlera très utile pour étudier les conséquences d'un monopole octroyé par le gouvernement.

[41] Comme Mises le prévient : "Ce serait une lourde erreur de déduire de l'opposition entre prix de monopole et prix concurrentiel que le premier est le résultat de l'absence de concurrence. Il y a toujours une concurrence catallactique sur le marché. La concurrence catallactique n'est pas un facteur moindre dans la détermination du prix de monopole qu'elle ne l'est pour celle du prix concurrentiel. L'allure de la courbe de demande, qui rend possible l'apparition d'un prix de monopole et qui oriente la conduite du monopoleur, est déterminée par la concurrence de tous les autres articles cherchant à obtenir les dollars du consommateur. Plus élevé sera le prix auquel le monopoleur est disposé à vendre, plus élevé sera le nombre d'acheteurs potentiels qui utiliseront leurs dollars pour d'autres biens marchands. Sur le marché, tout bien est en concurrence avec l'ensemble de tous les autres biens." Mises, Human Action, p. 278.

[42] Nous ne parlons pas ici du point généralement admis selon lequel les profits de monopole sont capitalisés en gains du capital des actions d'une entreprise.

[43] Pour atteindre un prix de monopole, le propriétaire d'un facteur doit remplir deux conditions : (a) il doit être un monopoleur (au sens de la définition 1) vis-à-vis de ce facteur ; sinon le gain de monopole pourrait être éliminé par des concurrents entrant sur le marché ; et (b) la courbe de demande du facteur doit être inélastique au-dessus du prix concurrentiel.

[44] C'est l'hypothèse sous-jacente de l'ouvrage de Mme Joan Robinson, Economics of Imperfect Competition.

[45] Les offres se font entre les nombreuses entreprises des divers secteurs industriels, et non pas seulement au sein des entreprises d'une même industrie.

[46] Un exemple amusant de cette préoccupation est l'argument en faveur de la cartellisation légale obligatoire des industriels de l'Allemagne de l'Ouest : "la concurrence sans frein produirait une telle catastrophe, dans laquelle les entreprises les plus puissantes détruiraient les plus faibles et s'établiraient en monopole." Créer un monopole inefficace pour éviter d'avoir plus tard un monopole efficace ! M.S. Chandler, "German Unionism Supports Cartels", New York Times, 17 mars 1954, p. 12. Pour d'autres exemples, voir Charles F. Phillips, Competition ? Yes but... (Irvington-on-Hudson : Foundation for Economic Education, 1955).

[47] Qu'en est-il du prétendu "pouvoir financier" d'une grande entreprise, la rendant imperméable aux coûts ? Dans un article brillant, le professeur Wayne Leeman a souligné qu'une plus grande entreprise a également affaire à un plus grand volume de vente et subira donc de plus grandes pertes en vendant à un prix inférieur aux coûts. Vendant plus, elle a plus à perdre. Ce qui est pertinent, par conséquent, n'est pas la montant absolu des ressources financières des entreprises concurrentes mais le montant de leurs ressources par rapport à leur volume de vente et à leurs coûts. Et ceci change totalement l'image habituelle. Waybe A. Leeman, "The Limitations of Local Price-Cutting as a Barrier to Entry," Journal of Political Economy, Août 1956, pp. 331-332.

[48] Après avoir étudié les conditions de l'industrie de la vente d'essence au détail (un exemple particulier de la prétendue concurrence "à mort"), un économiste a déclaré : "Certains pensent que les principaux vendeurs réduisent parfois les prix pour éliminer la concurrence afin de bénéficier plus tard d'un monopole. Mais comme l'a dit un pétrolier, ‘C'est comme essayer de repousser l'océan afin d'avoir un endroit sec pour s'asseoir...' [Les concurrents]... ne s'affolent jamais, n'hésitent jamais très longtemps et reviennent immédiatement quand les prix remontent, offrant peu d'occasions à un vendeur unique de compenser ses pertes." Harold Fleming, Oil Prices and Competition (American Petroleum Institute, 1953), p. 54.

[49] Leeman, op. cit., pp. 330-331.

[50] Un dirigeant pétrolier de premier plan a dit à Leeman : "Nous avons trop investi en usines et en équipements dans ce domaine pour vouloir inviter une foule de concurrents sous la protection de prix élevés." Ibid, p. 331.

[51] Leeman souligne, au cours d'une réfutation saisissante de l'un des mythes de notre époque, que c'est exactement ce qui est arrivé à John D. Rockefeller. "Selon l'idée communément admise, il affaiblissait les petits concurrents des affaires pétrolières par une période de concurrence intensive des prix, les rachetait pour une bouchée de pain et augmentait ensuite les prix de consommation pour récupérer ses pertes. En réalité, le processus d'affaiblissement ne marchait pas [...] car Rockefeller finissait habituellement par payer [...] si généreusement que les vendeurs, souvent au mépris de leurs promesses, se mettaient à rebâtir une autre installation pour sa valeur de nuisance, en espérant récolter à nouveau une récompense de leur bienfaiteur [...] Après un certain temps, Rockefeller se fatigua de payer [...] les ‘maîtres chanteurs' et [...] décida que la meilleure manière de maintenir la position dominante qu'il désirait était de garder des marges de profit réduites tout le temps." Ibid, p. 332. Voir également Marian V. Sears, "The American Businessman at the Turn of the Century," The Business History Review, décembre 1956, p. 391. De plus, le professeur Mc Gee a montré, après de nombreuses recherches, que la Standard Oil n'a jamais essayer de "baisse des prix prédatrice", détruisant ainsi une fois pour toute le mythe de la Standard Oil. John S. Mc Gee, "Predatory Price-Cutting: The Standard Oil (New Jersey) Case," The Journal of Law and Economics, octobre 1958, pp. 137-169.

[52] Leeman conclut, assez correctement, que, si ce sont des grandes et non des petites entreprises qui dominent de nombreux marchés, ce n'est pas parce qu'elles ont remporté la victoire dans une concurrence à mort et établit un prix de monopole, mais c'est parce qu'elles tirent avantage de coûts de production faibles d'une production à grande échelle et qu'elles maintiennent des prix bas par peur tout autant des rivales potentielles que des firmes existantes. Leeman, op. cit., pp. 333-334.


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