Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

3. L'illusion du prix de monopole

D. L'illusion du prix de monopole sur le marché libre

A ce stade nous avons expliqué la théorie néoclassique du prix de monopole et souligné diverses méprises sur ses conséquences. Nous avons aussi montré qu'il n'y a rien de mal dans un tel prix et qu'il ne constitue nullement une infraction à la souveraineté de l'individu, ni même à la souveraineté du consommateur. Il y a pourtant un grave défaut dans la littérature économique portant sur cette question : celui de ne pas comprendre l'illusion totale du concept de prix de monopole. [53] Si nous revenons à la définition du prix de monopole donnée au début de la partie 10.III.B, ou à l'interprétation schématique de la figure 67, nous trouvons qu'il y est fait l'hypothèse d'un "prix concurrentiel", auquel est comparé un "prix de monopole" plus élevé - résultat d'une action restrictive. Cependant, si nous analysons les choses de plus près, il devient évident que cette comparaison est une parfaite illusion. Sur le marché, il n'existe pas de prix concurrentiel discernable ou identifiable : il n'y a donc pas de façon de distinguer, même sur le plan conceptuel, un prix donné comme étant de "monopole". Le prétendu "prix concurrentiel" ne peut être identifié ni par le producteur lui-même ni par l'observateur désintéressé.

Prenons une entreprise qui étudie la production d'un certain bien. Elle peut être "monopoliste" au sens qu'elle produit un bien unique ou "oligopoliste" parmi plusieurs firmes. Quelle que soit sa position, celle-ci n'a pas d'importance, parce que nous ne nous préoccupons que de savoir si elle peut obtenir un prix de monopole en comparaison d'un prix concurrentiel. Ceci dépend de l'élasticité de la courbe de demande qui se présente à l'entreprise sur un certain intervalle. Supposons que l'entreprise est confrontée à une courbe de demande donnée (figure 68).

Le producteur doit décider combien il doit produire et vendre de son bien dans une période future, c'est-à-dire au moment où la courbe de demande deviendra applicable. Il choisira de produire à un point pour lequel il s'attend à maximiser ses gains monétaires (les autres facteurs psychiques étant supposés constants) en prenant en compte les dépenses monétaires nécessaires à la production de chaque quantité, c'est-à-dire les montants qui peuvent être produits pour chaque montant investi. En tant qu'entrepreneur, il cherchera à maximiser ses profits, en tant que travailleur à maximiser son revenu monétaire, en tant que propriétaire à maximiser le revenu monétaire tiré de ce facteur.

Sur la base de cette logique de l'action, le producteur décidera d'investir pour produire un certain stock, ou en tant que propriétaire d'un facteur décidera de vendre un certain montant de services, disons OS. En supposant qu'il ait correctement estimé la courbe de demande, l'intersection des deux établira le prix d'équilibre du marché, OP ou SA.

La question critique est la suivante : le prix du marché, OP, est-il un "prix concurrentiel" ou un "prix de monopole" ? La réponse est qu'il n'y a aucun moyen de le savoir. Contrairement aux hypothèses de la théorie, il n'y a aucune façon d'établir clairement un "prix concurrentiel", auquel nous pourrions comparer OP. L'élasticité de la courbe de demande n'établit pas non plus de critère. Même si nous pouvions éliminer toutes les difficultés pour découvrir et identifier la courbe de demande (et cette identification ne peut être faite, bien sûr, que par le producteur lui-même - et seulement par tâtonnements), nous avons vu que le prix, s'il est estimé avec précision, est toujours déterminé par le vendeur de telle sorte que l'intervalle au-dessus du prix du marché soit élastique. Comment quelqu'un, y compris le producteur, pourrait-il savoir s'il s'agit d'un prix concurrentiel ou d'un prix de monopole ?

Supposons que, après avoir produit OP, le producteur décide qu'il gagnera plus d'argent en produisant moins de biens au cours de la prochaine période. Le prix plus élevé obtenu par une telle restriction sera-t-il nécessairement un "prix de monopole" ? Pourquoi n'y aurait-il pas dans ce cas de déplacement d'un prix sous-concurrentiel [entendu comme un prix inférieur au prix concurrentiel, et non comme un prix moins concurrentiel] vers un prix concurrentiel ? Dans le monde réel la courbe de demande n'est pas "donnée" au producteur, mais il doit l'estimer ou la découvrir. Si un producteur a trop produit pendant une période et, afin de gagner plus, produit moins lors de la période suivante, c'est tout ce que nous pouvons dire de son action. Car il n'y a pas de critère qui puisse déterminer s'il part d'un prix situé en deça du prétendu "prix concurrentiel" ou s'il aboutit à prix situé au-dessus. Nous ne pouvons dès lors pas parler de "restriction de la production" comme test différentiant le prix concurrentiel du prix de monopole. Le parcours d'un prix sous-concurrentiel vers un prix concurrentiel implique lui aussi une "restriction" de la production de ce bien, couplée, bien entendu, avec une augmentation de la production dans d'autres domaines, grâce aux facteurs libérés. Il n'y a aucun moyen de distinguer une telle "restriction," accompagnée de son expansion corollaire, de la prétendue situation de "prix de monopole".

Si la restriction est accompagnée d'une augmentation des loisirs du propriétaire du facteur du travail plutôt que d'une production accrue d'un autre bien sur le marché, c'est toujours une expansion de la production d'un bien de consommation - le loisir. Il n'y a toujours aucun moyen de déterminer si la "restriction" a conduit à un prix de "monopole" ou à un prix "concurrentiel" ni de savoir jusqu'à quel point le motif d'accroissement des loisirs était impliqué.

Définir un prix de monopole comme le prix atteint par la vente à un prix plus élevé d'une plus petite quantité d'un produit est par conséquent sans signification, car la même définition s'appliqueau "prix concurrentiel", comparé à un prix sous-concurrentiel. Il n'y a pas de manière de définir un "prix de monopole" parce qu'il n'y a pas non plus de manière de définir le "prix concurrentiel" auquel le premier se réfère.

Beaucoup d'auteurs ont essayé d'établir un critère pour distinguer le prix de monopole du prix concurrentiel. Certains appellent prix de monopole celui qui fournit à une entreprise des "profits de monopole" permanents et à long terme. Ce qu'ils opposent au "prix concurrentiel" qui, dans une économie en rotation perpétuelle, disparaît. Pourtant, comme nous l'avons déjà vu, il n'y a pas de profits de monopole permanents, mais seulement des gains de monopole revenant aux propriétaires fonciers ou aux propriétaires du travail. Pour l'entrepreneur qui doit acheter les facteurs de production, les coûts monétaires tendront à être égaux aux revenus monétaires dans une économie en rotation perpétuelle, que le prix soit concurrentiel ou de monopole. Les gains de monopole, toutefois, sont assurés comme revenu aux facteurs du travail et aux facteurs fonciers. Il n'y a donc jamais d'élément identifiable qui puisse fournir de critère de l'absence de gain de monopole. Avec un gain de monopole, le revenu du facteur sera plus élevé, sans ce gain il sera moindre. Mais où est le critère pour distinguer ceci d'un changement de revenu d'un facteur pour des raisons "légitimes" d'offre et de demande ? Comment distinguer un "gain de monopole" d'une simple augmentation du revenu d'un facteur ?

Une autre théorie essaie de définir le gain de monopole comme un revenu, pour un facteur, supérieur à celui obtenu pour un autre facteur similaire. Ainsi, si Mickey Mantle reçoit un revenu monétaire plus élevé qu'un autre joueur, cette différence représente le "gain de monopole" résultant de son monopole naturel sur ses talents. La difficulté cruciale avec cette approche est qu'elle adopte implicitement la vieille erreur classique consistant à traiter l'ensemble des facteurs du travail, tous comme l'ensemble des facteurs fonciers, comme presque homogène. Si tous les facteurs du travail sont d'une certaine façon un seul bien, alors les différences de revenu associées à chacun doivent être expliquées par un élément en quelque sorte "monopolistique" ou par un autre élément mystérieux. Pourtant, un bien avec une offre homogène n'est véritablement un seul bien que si toutes ses unités sont interchangeables, comme nous l'avons vu au début de notre ouvrage. Mais le fait même que Mickey Mantle et d'autres joueurs soient traités différemment par le marché signifie qu'ils vendent des biens différents et non identiques. Il en est des services du travail (vendus à des producteurs ou directement à des consommateurs) comme des biens matériels : chaque vendeur peut vendre un bien unique, il est néanmoins "en concurrence" plus ou moins proche avec tous les autres vendeurs pour l'argent des consommateurs (ou des producteurs d'un ordre moins élevés). Mais comme chaque bien ou service est unique, nous ne pouvons dire si la différence de prix entre deux biens quelconques représente une sorte de "prix de monopole" : prix de monopole et prix concurrentiel ne peuvent se référer qu'à des prix alternatifs du même bien. Mickey Mantle peut bien être quelqu'un possédant une aptitude unique et un "monopoleur" (comme l'est toute autre personne) quant à ses talents, qu'il tire ou non un "prix de monopole" (et donc un gain de monopole) de ses services ne pourra jamais être déterminé.

Cette analyse s'applique également aux biens fonciers. Il est tout aussi illégitime d'appeler "gain de monopole" la différence entre le revenu de l'emplacement de l'Empire State Building et celui d'un magasin rural, que d'appliquer ce même concept aux revenus additionnels de Mickey Mantle. Le fait que les deux endroits soient un terrain ne les rend pas plus homogènes sur le marché que le fait que Mickey Mantle et Joe Doake sont tous deux joueurs de base-ball ou, dans un sens plus large, tous deux travailleurs. Chacun est rémunéré à des prix et des revenus différents et cela signifie qu'ils sont considérés comme différents par le marché. Traiter des écarts de gains entre des biens différents comme des exemples de "gain de monopole" rend le terme totalement vide de toute signification.

La tentative d'établir l'existence de ressources inutilisées comme critère de "restriction" monopolistique des facteurs n'est pas plus valable. Des ressources de travail inutilisées voudront toujours dire davantage de loisirs, et donc l'envie de loisir sera toujours mêlée aux motifs prétendument "monopolistiques". Il devient par conséquent impossible de les séparer. L'existence de terrains inutilisés peut toujours être due à la rareté relative du travail par rapport au terrain disponible. Cette rareté relative rend plus à même de rendre service aux consommateurs, et ainsi plus rémunérateur, le fait d'investir dans le travail dans certaines parties de terrain et pas dans d'autres. Les terrains ayant le moins de potentiel de gains seront forcés de rester inutilisés, le montant dépendant de la quantité d'offre de travail disponible. Nous devons souligner que tout "terrain" (c'est-à-dire toute ressource donnée par la nature) est pris en compte ici, les lieux urbains et les ressources naturelles comme les zones agricoles. L'allocation de travail au terrain est comparable à la situation de Robinson lorsqu'il doit décider sur quelle partie du sol il bâtira son abri ou dans quel cours d'eau il ira pêcher. En raison des limites naturelles, ainsi que des limites volontaires, qui s'appliquent à sa peine, c'est le terrain sur lequel il produit avec la plus grande utilité qui sera cultivé, le reste étant laissé en friche. Cet élément ne peut pas non plus être séparé d'un prétendu élément de monopole. Car si quelqu'un objecte que le terrain qu'il "laisse à l'abandon" est de la même qualité que le terrain qu'il utilise, et qu'il envisage donc une restriction monopolistique, on pourra toujours répondre que les deux bouts de terrain diffèrent nécessairement - par leur emplacement, si ce n'est par autre chose - et que le seul fait que les deux sont traités différemment par le marché tend à confirmer cette différence. Par quel critère mystérieux, dès lors, un observateur extérieur peut-il affirmer que les deux terrains sont économiquement identiques ? Il est également vrai pour les biens du capital que les limites du travail disponible laisseront souvent au repos des biens dont on pense qu'ils rapporteront moins, comparativement à d'autres qui pourront être utilisés par le travail. Ici, la différence est que les biens du capital laissés à l'abandon sont toujours le résultat d'erreurs passées des producteurs, car aucun abandon ne serait nécessaire si les événements actuels - demandes, prix, offres - avaient été prévus correctement par tous les producteurs. Mais bien que les erreurs soient toujours malheureuses, laisser au repos le capital non rentable est le meilleur chemin à suivre : c'est tirer le meilleur parti de la situation existante, pas de la situation qui aurait été obtenue si les prévisions avaient été parfaites. Dans une économie en rotation perpétuelle, bien sûr, il n'y aurait jamais de biens du capital à l'abandon : il n'y aurait que des terrain laissés au repos et du travail non utilisé (pour autant que le loisir soit volontairement préféré à un revenu monétaire). Il n'est en aucun cas possible d'identifier une action purement "monopolistique" de restriction.

Un critère similaire, proposé pour distinguer le prix de monopole du prix concurrentiel, est le suivant : Dans le cas concurrentiel, le facteur marginal ne produit aucune rente mais dans le cas du prix de monopole l'utilisation du facteur monopolisé est restreinte de façon à ce que son usage marginal rapporte effectivement une rente. Nous pourrions répondre, en premier lieu, qu'il n'y a aucune raison de dire que chaque facteur, dans le cas concurrentiel, ne rapporte jamais aucune rente. Au contraire, chaque facteur est utilisé dans un domaine de rendement marginal diminuant mais positif et non nul. En effet, comme nous l'avons vu plus haut, si la valeur produite par une unité d'un facteur est nulle, celui-ci ne sera pas utilisé du tout. Chaque unité d'un facteur est utilisé parce qu'elle crée de la valeur. Sinon elle ne sera pas utilisée dans la production. Et s'elle produit de la valeur, elle rapportera comme revenu sa valeur actualisée.

Il est en outre clair que ce critère ne pourrait jamais être appliqué à un facteur monopolisé du travail. Quel facteur du travail rapporte-t-il un salaire nul sur un marché concurrentiel ? Or, beaucoup de facteurs monopolisés (selon la définition 1) sont des facteurs du travail - comme les marques, les services uniques, les capacités de prendre des décisions dans les affaires, etc. Le terrain est plus abondant que le travail et certains endroits resteront donc au repos et rapporteront une rente nulle. Même ici, cependant, ce n'est que les terrains sous-marginaux qui ne rapportent aucune rente : les terrains marginaux utilisés rapportent toujours une certaine rente, même faible.

De plus, même s'il était vrai que les terrains marginaux recevaient une rente nulle, ce serait sans intérêt pour notre problème. Car cet état ne s'appliquerait qu'aux terrains "plus pauvres" ou "inférieurs," comparés aux terrains plus productifs. Or, un critère pour décider si un prix est concurrentiel ou de monopole doit pouvoir s'appliquer, non pas à des facteurs de qualités différentes, mais à des facteurs homogènes. Le problème du prix de monopole est celui d'une offre d'unités d'un seul bien homogène, pas de divers facteurs différents au sein d'une catégorie plus vaste, à savoir les terrains. Dans ce cas, comme nous l'avons dit, chaque facteur rapportera une certaine valeur, dans un domaine de rendements décroissants, mais pas une somme nulle. [54]

Comme tous les facteurs utilisés rapporteront une certaine rente dans le cas "concurrentiel", il n'y a toujours pas de fondement permettant de séparer le prix "concurrentiel" du prix de "monopole."

Une autre tentative fréquente de distinguer ces deux prix réside dans l'idéal supposé de "l'établissement du prix au coût marginal." Ne pas réussir à rendre les prix égaux au coût marginal est considéré comme un exemple de comportement "monopolistique." Il y a plusieurs erreurs fatales dans cette analyse. En premier lieu, comme nous le verrons plus loin, il ne peut pas y avoir de "concurrence pure," état hypothétique dans lequel la courbe de demande pour la production d'une entreprise serait infiniment élastique. Ce n'est que dans cet pays imaginaire que le prix est égal à l'équilibre au coût marginal. Sinon, dans l'économie en rotation perpétuelle, le coût marginal est égal au "revenu marginal", c'est-à-dire au revenu qu'une augmentation donnée du coût rapporterait à l'entreprise. (Ce n'est que si la demande était parfaitement élastique que le revenu marginal se réduirait au "revenu moyen", ou au prix.) Il n'y a par conséquent aucun moyen de distinguer les situations "concurrentielle" et "monopolistique", car les coûts marginaux auront toujours tendance à être égaux aux revenus marginaux.

Deuxièmement, cette égalité n'est qu'une tendance qui résulte de la concurrence : ce n'est pas une condition préalable de la concurrence. C'est une propriété de l'équilibre dans l'économie en rotation perpétuelle vers laquelle tend toujours l'économie de marché, mais qu'elle ne peut pas atteindre. Soutenir qu'il s'agit d'un "idéal de bien-être" pour le monde réel, idéal selon lequel il convient de juger les conditions existantes, comme tant d'économistes l'ont fait, est se méprendre totalement sur la nature du marché et sur l'économie elle-même.

Troisièmement, il n'y a pas de raisons pour que les entreprises se préoccupent délibérément de considérations de coût marginal. Leur poursuite de la maximisation du revenu net y pourvoira. Il n'y a pas de "coût marginal" simple et déterminé parce que, comme nous l'avons vu plus haut, il n'y a pas de période identifiable de "court terme" telle que supposée par la théorie actuelle. L'entreprise fait face à toute une gamme de périodes temporelles pour investir et utiliser des facteurs, et ses décisions de production et de fixation des prix dépend de la période future considérée. Achète-t-elle une nouvelle machine ou vend-elle l'ancienne production entassée dans les dépôts ? Les considérations de coût marginal seront différentes dans les deux situations.

Il est clair qu'il est impossible de distinguer les comportements concurrentiel et monopolistique de la part d'une entreprise. Il n'est pas plus possible de parler d'un prix de monopole dans le cas d'un cartel. Premièrement, un cartel, quand il établit le niveau de sa production à l'avance pour la période suivante, est exactement dans la même position que l'entreprise unique : il établit le niveau de sa production au point auqu'il pense maximiser les gains monétaires. Il n'y a toujours pas de façon de distinguer prix de monopole et prix concurrentiel ou sous-concurrentiel.

De plus, nous avons vu qu'il n'y avait pas de différence essentielle entre un cartel et une fusion, ou entre un cartel de producteurs avec des avoirs monétaires et un cartel de producteurs avec des biens du capital déjà existants pour former un partenariat ou une coopération. En raison de la tradition, encore en vigueur dans la littérature, qui consiste à identifier une entreprise avec un entrepreneur ou un producteur individuel unique, nous avons tendance à oublier que la plupart des entreprises existantes sont constituées par la mise en commun volontaire d'avoirs monétaires. Pour poursuivre la similitude plus loin, supposons qu'une entreprise A désire augmenter sa production. Y a-t-il une différence fondamentale entre le cas où elle achète un nouveau terrain et construit une nouvelle usine, et celui où elle acquiert une vieille usine possédée par une autre entreprise ? Pourtant, ce dernier cas, si l'usine constitue les seuls avoirs de la firme B, implique en fait une fusion des deux entreprises. Le degré de fusion ou d'indépendance des diverses parties du système productif dépendra entièrement de la méthode la plus rentable pour les producteurs concernés. Ce sera aussi la méthode qui rendra les meilleurs services au consommateur. Et il n'existe aucune façon de distinguer le cartel, la fusion et une seule entreprise plus grande.

On pourrait objecter à ce stade qu'il y a beaucoup de concepts théoriques utiles, et même indispensables, qui, dans le monde réel, ne peuvent pas être isolés sous leur forme pure. Ainsi, le taux d'intérêt, en pratique, n'est pas strictement séparable des profits et les diverses composantes du taux d'intérêt ne peuvent pas non plus être séparées, alors qu'elles peuvent l'être dans l'analyse. Mais ces concepts peuvent chacun être définis indépendamment les uns des autres et de la réalité complexe qui est étudiée. Ainsi, le taux d'intérêt "pur" peut ne jamais exister en pratique, mais le taux d'intérêt du marché peut être théoriquement analysé au travers de ses composantes : le taux d'intérêt pur, la composante d'anticipation des prix et la composante liée au risque. On peut le faire parce que chacune de ces composantes peut être définie indépendamment du taux d'intérêt complexe du marché et, de plus, est indépendamment déductible des axiomes de la praxéologie. L'existence et la détermination du taux d'intérêt pur est strictement déductible des principes de l'action humaine, de la préférence temporelle, etc. Chacune des composantes, dès lors, peut être obtenue a priori, sans relation avec le taux d'intérêt concret du marché, et est déduite de vérités établies à propos de l'action humaine. Dans tous ces cas, les composantes sont définissables à l'aide de critères théoriques indépendants. Dans le cas des prix, toutefois, et comme nous l'avons vu, il n'existe aucune façon de définir et de distinguer un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel." Il n'y a pas de règle pour nous guider afin de bâtir une telle distinction. Dire qu'un prix de monopole se forme lorsque la demande est inélastique au-dessus du prix concurrentiel ne nous dit rien parce que nous n'avons pas de moyen de définir indépendamment le "prix concurrentiel."

Répétons-le : les éléments apparemment non identifiables des autres domaines de la théorie économique peuvent se déduire, de façon indépendante, des axiomes de l'action humaine. La préférence temporelle, l'incertitude, les changements du pouvoir d'achat, etc. peuvent tous être établis indépendamment par un raisonnement antérieur et leurs relations analysées au travers de constructions mentales. L'économie en rotation perpétuelle peut être vue comme la cible toujours changeante du marché, au travers de notre analyse de la direction de l'action. Mais tout ce que nous savons de l'analyse préalable de l'action humaine est que les individus coopèrent sur le marché pour vendre et acheter des facteurs, les transformer en produits, et espérer vendre des produits à d'autres - éventuellement à des consommateurs finaux. Nous savons aussi que les facteurs sont vendus et que les entrepreneurs décident de produire afin de tirer des revenus monétaires de la vente de leur production. Combien chaque personne produira d'un bien ou d'un service donné est déterminé par ses espérances du plus grand revenu monétaire possible, les autres considérations psychiques étant égales. Mais nulle part au cours de l'analyse d'une telle action il n'est possible séparer au plan conceptuel un acte prétendument "restrictif" d'un acte non restrictif, et il n'est à aucun moment possible de définir le "prix concurrentiel" d'une façon qui permette de le différencier du prix du marché libre. De même, il n'existe pas de manière de distinguer conceptuellement un "prix de monopole" d'un prix du marché libre. Mais si un concept n'a pas de fondement possible dans le monde réel, c'est un concept vide et illusoire, sans signification. Sur le marché libre, il n'y a pas de façon de distinguer un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel" ou d'un "prix sous-concurrentiel", ni de différentier les mouvements d'un de ces prix vers un autre. Aucun critère ne peut être trouvé pour effectuer de telles distinctions. Le concept de prix de monopole distinct du prix concurrentiel est donc intenable. Nous ne pouvons parler que du prix du marché libre.

Ainsi, nous pouvons non seulement conclure qu'il n'y a rien de "mal" dans un "prix de monopole," mais aussi que le concept lui-même est totalement dénué de sens. Il y a beaucoup de "monopoles" au sens de propriétaire unique d'un bien ou d'un service unique (définition 1). Mais nous avons vu que le terme était inapproprié et que, de plus, il n'avait aucune signification catallactique. Un "monopole" ne serait important que s'il conduisait à un prix de monopole et nous avons vu qu'il n'existe pas de prix concurrentiel ou de prix de monopole sur le marché. On n'y trouve que le "prix du marché libre".

Notes

[53] Nous n'avons trouvé dans la littérature qu'une trace de la découverte de cette illusion : Scoville et Sargent, op. cit., p. 302. Voir aussi Bradford B. Smith, "Monopoly and Competition," Ideas on Liberty, numéro 3 (novembre 1955), pp. 66 et suivantes.

[54] Dans le cas de ressources naturelles épuisables, toute allocation implique nécessairement l'utilisation de certaines ressources dans le présent (même en considérant la ressource comme homogène) et la "sauvegarde" du reste pour une allocation en vue d'un usage futur. Il n'y a toutefois pas moyen de distinguer une telle sauvegarde d'un retrait "monopolistique" et donc aucune possibilité de parler d'un "prix de monopole."


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