Man, Economy, and State

republié en 1993 par le Ludwig von Mises Institute

 

par Murray Rothbard

traduit par Hervé de Quengo

Chapitre 10 : Monopole et concurrence

3. L'illusion du prix de monopole

E. Quelques problèmes concernant la théorie de l'illusion du prix de monopole

1) Le monopole géographique

On pourrait objecter que dans le cas du monopole géographique (lié à l'emplacement) on peut distinguer un prix de monopole différent du prix concurrentiel sur le marché libre. Prenons l'exemple du ciment. Supposons qu'il y ait des consommateurs de ciment vivant à Rochester. Une entreprise de ciment qui s'y trouve pourrait faire payer un prix de X grammes d'or par tonne dans des conséquences concurrentielles. Si le concurrent le plus proche est situé à Albany et que les frais de transports d'Albany à Rochester sont de 3 grammes d'or par tonne, la firme de Rochester est capable d'augmenter ses tarifs pour obtenir des consommateurs de Rochester un prix de (X+2) grammes d'or par tonne. Cet avantage géographique ne confère-t-il pas un monopole, et ce prix plus élevé n'est-il pas un prix de monopole ?

Tout d'abord, comme nous l'avons vu plus haut, le bien que nous devons prendre en compte est celui qui se trouve dans les mains du consommateur. L'entreprise de Rochester est mieux située pour le marché local. Le fait que celle d'Albany ne puisse lui faire concurrence n'est pas un reproche qu'on puisse faire au cimentier de Rochester : le lieu est également un facteur de production. De plus, une autre entreprise pourrait, si elle le voulait, s'installer à Rochester pour lui faire concurrence.

Soyons cependant généreux avec les théoriciens du monopole géographique et accordons leur que, dans un sens (définition 1), tous les vendeurs individuels d'un bien ou d'un service jouissent d'un tel monopole. Ceci est dû à la loi immuable de l'action humaine, et en fait de tout bien matériel, qui veut que seule une chose peut se trouver à un endroit et un instant donnés. L'épicier de la cinquième rue jouit d'un monopole sur la vente des provisions dans cette rue, celui de la quatrième rue jouit d'un monopole de la vente des provisions dans sa rue, etc. Dans le cas de magasins qui se rassemblent dans un même pâté de maisons, disons par exemple des magasins de radio, il subsiste toujours quelques mètres sur lesquels chaque propriétaire exerce un monopole géographique. L'emplacement est une caractéristique tout aussi spécifique pour une entreprise ou une usine que les capacités pour une personne.

Que cet élément géographique soit ou non important sur le marché dépend de la configuration de la demande du consommateur et de la politique la plus profitable pour chaque vendeur, et cei pour chaque cas concret. Dans certaines situations un épicier, par exemple, peut fixer des prix plus élevés qu'un autre pour ses produits à cause de son monopole dans le voisinage immédiat. Le monopole sur "les oeufs disponibles dans la cinquième rue" a alors pris une telle importance pour les consommateurs de son voisinage qu'il est capable de leur faire payer un prix plus élevé que celui de l'épicier de la quatrième rue tout en gardant leur fidélité. Dans d'autres cas il ne peut pas le faire parce que la majorité de ses clients partiraient pour l'épicier voisin si les prix de ce dernier étaient plus bas.

Un bien est homogène si les consommateurs évaluent ses unités de la même façon. Si cette condition est vérifiée, ses unités seront vendues à un prix uniforme sur le marché (ou tendront rapidement à l'être). Si, cependant, divers épiciers doivent vendre au même prix, alors il n'y a pas de monopole géographique.

Qu'en est-il du cas où l'épicier de la cinquième rue peut fixer un prix plus élevé que ses concurrents ? N'avons-nous pas un exemple clair et net de prix de monopole identifiable ? Ne pouvons-nous pas dire que l'épicier de la cinquième rue qui peut faire payer plus cher les mêmes biens se trouve devant une courbe de demande inélastique pour ses produits dans un certain intervalle au-dessus du "prix concurrentiel," pris comme égal à celui fixé par son voisin concurrent ? Ne pouvons-nous pas dire ceci même si nous accordons qu'il n'y a "aucune atteinte à la souveraineté du consommateur" dans ses actes, car ils sont dus aux goûts particuliers de ses clients ? La réponse est clairement non. La raison en est que l'économiste ne peut jamais égaler un bien à une certaine substance physique. Un bien, rappelons-le, est une quantité d'une chose divisible en unités homogènes. Et cette homogénéité, répétons-le, doit se trouver dans la tête des consommateurs, pas dans sa composition physique. Si un lait malté consommé dans un bistrot est dans l'esprit du public le même bien qu'un lait malté dans un restaurant à la mode, alors les prix seront identiques aux deux endroits. D'un autre côté, nous avons vu que le consommateur n'achète pas seulement un bien physique, mais tous les attributs d'une chose, y compris son nom, son emballage et l'atmosphère au sein de laquelle il est consommé. Si la plupart des consommateurs font suffisamment de différence entre la nourriture consommée au restaurant et celle consommée au bistrot, de telle sorte qu'un prix plus élevé peut être pratiqué dans l'un des deux cas, alors la nourriture est un bien différent dans chacun des deux endroits. Un lait consommé au restaurant devient, pour une grande partie des consommateurs, un bien différent du lait consommé au bistrot. Une situation identique se rencontre pour les marques : même quand une minorité de consommateurs considèrent effectivement diverses marques comme étant "effectivement" le même bien. Tant que la majorité les considère comme tels, ils sont des biens différents et leurs prix le seront aussi. De même, les biens peuvent être physiquement différents, tant qu'ils sont considérés par les consommateurs comme identiques ils sont un seul et même bien [55].

La même analyse s'applique dans le cas de l'emplacement. Quand les consommateurs de la cinquième rue considèrent les provisions achetées dans une épicerie de la cinquième rue comme un bien suffisamment préférable à celles achetées dans l'épicerie de la quatrième rue, de sorte qu'ils sont prêts à payer plus cher plutôt que de marcher un peu plus, alors les deux deviennent des biens différents. Dans le cas de l'emplacement, il y aura toujours une tendance à différentier les deux biens mais ceci sera très souvent sans importance pour le marché. Car un consommateur peut préférer, et préfèrera presque toujours, les biens vendus dans une épicerie en bas de chez lui à ceux d'une épicerie située un peu plus loin. Mais sa préférence ne sera pas assez grande pour lui faire accepter des prix plus élevés dans la première. Si la majorité des consommateurs partent acheter leurs provisions en cas de montée du prix des provisions dans la première épicerie, les deux représenteront le même bien sur le marché. Et c'est l'action sur le marché, l'action réelle, à laquelle nous devons nous intéresser. Pas aux évaluations pures sans signification. Dans la praxéologie, nous ne nous intéressons qu'aux préférences qui conduisent à des choix réels et qui sont donc démontrées par eux, pas aux préférences en elles-mêmes.

Un bien ne peut pas être défini en tant que tel indépendamment des préférences des consommateurs du marché. Un article d'épicerie peut être plus cher dans la cinquième rue que dans la quatrième rue pour les consommateurs de la cinquième rue. Si tel est le cas, ce sera parce que le premier sera un bien différent pour les consommateurs. De la même façon, le ciment de Rochester coûte plus aux consommateurs de Rochester que le ciment d'Albany à Albany, mais il s'agit de deux biens différents en vertu de leur différence de lieu. Et il n'y a aucun moyen de déterminer si le prix à Rochester ou dans la cinquième rue sont des "prix de monopole" ou des "prix concurrentiels," ni de déterminer quel serait le "prix concurrentiel." Il ne pourrait certainement pas s'agir du prix pratiqué ailleurs par une autre entreprise car les prix concerneraient véritablement des biens différents. Il n'existe pas de critère théorique qui permette de distinguer pour des sites donnés le simple revenu dû au lieu du prétendu revenu "monopolistique."

Il y a une autre raison pour abandonner toute théorie du prix de monopole géographique. Si tous les lieux ont une valeur purement spécifique liée à l'emplacement, il n'y a aucun sens à énoncer qu'ils rapportent une "rente de monopole." Car le prix de monopole, selon la théorie, ne peut être établi qu'en vendant moins d'un bien et en permettant ainsi un prix plus élevé. Mais toutes les propriétés liées à l'emplacement d'un site ont une qualité différente parce qu'elles changent avec le lieu. Et il ne peut par conséquent pas y avoir de restriction des ventes à une partie d'un site. Soit un site est productif, soit il est inutilisé. Mais les sites inutilisés sont nécessairement à un endroit différent des sites productifs et restent au repos parce que leur productivité est inférieure. Ils sont au repos parce qu'ils sont sous-marginaux, et non pas parce qu'il s'agirait de portions d'un certain bien homogène mises à l'écart de façon "monopolistique."

Le théoricien du prix de monopole géographique est ainsi réfuté, quelle que soit le chemin qu'il emprunte. S'il a une définition limitée du monopole géographique (au sens de la définition 1) et la réserve à des exemples comme celui de Rochester et d'Albany, il ne pourra jamais établir de critère pour définir le prix de monopole, car une autre entreprise pourrait s'installer à Rochester, soit effectivement soit potentiellement, pour éliminer tout profit lié à l'emplacement que toucherait la première entreprise. Les prix de cette dernière ne peuvent pas être comparés avec ceux de ses concurrents parce qu'ils vendent des biens différents. Si le théoricien adopte la définition étendue du prix de monopole géographique - qui prendrait en compte le fait que chaque endroit diffère de tous les autres - et compare des lieux situés à quelques mètres les uns des autres, il n'y a aucun sens à parler de "prix de monopole" parce que (a) le prix d'un produit à un endroit ne peut pas être précisément comparé avec un autre car il s'agit de biens différents et que (b) chaque site diffère par sa qualité d'emplacement et qu'aucun site ne peut donc être divisé conceptuellement en unités homogènes différentes - certaines pour être vendues et d'autres pour être retirées du marché. Chaque site est une unité en lui-même. Une telle division est cependant essentielle pour établir la théorie du prix de monopole.

2) Le monopole naturel

L'une des cibles préférée des critiques du "monopole" est le prétendu "monopole naturel" ou "de service public," pour lequel la "concurrence n'est pas possible." Comme cas typique on cite la fourniture en eau d'une ville. On prétend qu'il n'est techniquement pas possible que plus d'une seule compagnie d'approvionnement en eau puisse offrir ses services à la ville. Aucune autre entreprise ne peut lui faire concurrence et on affirme qu'une intervention spéciale est nécessaire pour empêcher un prix de monopole.

En premier lieu, un tel "monopole dû aux limites de l'espace" n'est qu'un cas particulier où seule une entreprise est rentable dans un domaine. Combien d'autres entreprises seront rentables pour un domaine de production quelconque est une question institutionnelle et dépend de données concrètes : niveau de demande des consommateurs, type du produit vendu, productivité physique des procédés, offre et prix des facteurs, prévisions des entrepreneurs, etc. Les limites spatiales peuvent ne pas avoir d'importance. Comme dans le cas des épiciers, elles peuvent conduire aux "monopoles" les plus limités - monopole sur la partie du trottoir possédée par le vendeur. D'un autre côté, elles peuvent être telles que seule une entreprise puisse exister dans l'industrie. Mais nous avons vu que cela n'était pas pertinent : "monopole" est une appellation sans aucun sens s'il n'y a pas de prix de monopole et, redisons-le, il n'y a pas de moyen de déterminer si le prix pratiqué pour un bien est un "prix de monopole" ou non. Et ceci s'applique en toute circonstance, y compris pour une entreprise de téléphonie couvrant toute une nation, pour une compagnie locale de distribution de l'eau ou pour un joueur de base-ball extraordinaire. Toutes ces personnes ou entreprises auront un "monopole" dans leur "industrie." Et dans tous ces cas, la dichotomie entre "prix de monopole" et "prix concurrentiel" reste illusoire. De plus, il n'y a pas de fondement rationnel qui permette de préserver une sphère séparée pour les "biens publics" et pour les soumettre à des tracasseries spéciales. Une industrie "d'utilité publique" ne diffère conceptuellement en rien d'une autre et il n'existe aucune méthode non arbitraire à l'aide de laquelle nous puissions désigner comme "de service public" certaines industries alors que les autres ne le seraient pas [56].

En aucun cas, par conséquent, il n'est possible de distinguer conceptuellement un "prix de monopole" d'un "prix concurrentiel" sur le marché. Tous les prix du marché libres sont concurrentiels. [57]

Notes

[55] Voir la référence à Abbot, op. cit., dans la note [28], plus haut.

[54] Sur la doctrine du "monopole naturel" appliquée à l'industrie de l'électricité, voir Dean Russel, The TVA Idea (Irvington-on-Hudson: Foundation for Economic Education, 1949), pp. 79-85. Pour une excellente discussion de la régulation des services publics, voir Dewing, op. cit., I, pp. 308-368

[57] "Les prix sont un phénomène du marché. [...] Ils sont le résultat d'une certaine configuration des données du marché, des actions et des réactions des membres de la société. Il est vain de méditer sur ce qu'auraient été les prix si certains de leurs déterminants avaient été différents. [...] Il n'est pas moins vain de réfléchir sur ce que devraient être les prix. Tout le monde est content si les prix des choses qu'il désirent baissent et si les prix des choses qu'ils veut vendre montent. [...] Tout prix déterminé sur le marché est le résultat nécessaire du jeu des forces qui opèrent, c'est-à-dire de l'offre et de la demande. Quelle que soit la situation du marché qui ait conduit à ce prix, à son égard le prix est adéquat, authentique et réel. Il ne peut pas être plus élevé si aucun acheteur prêt à payer un prix plus grand ne se présente, et ne peut pas être plus bas si aucun vendeur ne se propose pour offrir un prix plus faible. Seule l'arrivée de telles personnes prêtes à acheter ou à vendre peut modifier les prix. L'économie [...] ne développe pas de formules qui permettrait à quelqu'un de calculer un prix "correct" différent de celui établi sur le marché par l'interaction des acheteurs et des vendeurs. [...] Ceci s'applique aussi au prix de monopole. [...] Aucune prétendue "découverte de fait" ni aucune spéculation de fauteuil ne peut découvrir d'autre prix auquel la demande égalerait l'offre. L'échec de toutes les expériences cherchant à trouver une solution satisfaisante au monopole dû aux limites de l'espace des services publics démontre clairement cette vérité." Italiques ajoutées [par Rothbard, NdT]. Mises, Human Action, pp. 392-394


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