Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Deuxième partie : L'état de paix

Chapitre XIV

L'expansion de la civilisation

Le mouvement d'expansion des peuples appartenant à notre civilisation a commencé dans le courant du XVe siècle, et il se poursuit de nos jours plus activement que jamais. La race blanche a soumis à sa domination la plus grande partie du globe ; elle occupe les deux Amériques et l'Australie ; elle est en train de se partager l'Afrique et elle tient déjà sous sa dépendance la plus grande partie de l'Asie. Nulle part les nations entre lesquelles elle se partage ne rencontrent une résistance qu'elles ne puissent surmonter sans grand effort, grâce à la supériorité écrasante de leurs appareils de destruction et l'abondance de leurs capitaux. Elles sont devenues les maîtresses du monde.

Mais leurs procédés de conquête et de domination ne diffèrent pas sensiblement de ceux dont usaient les Barbares dans leurs invasions du domaine de la civilisation.

C'était par le massacre et le pillage auxquels ils faisaient succéder, quand le pillage cessait d'être productif, l'occupation permanente des territoires conquis et l'exploitation régulière des populations assujetties, que procédaient les Barbares ; ce sont les mêmes procédés que les peuples civilisés ont mis en oeuvre lorsque, devenus les plus forts, ils ont envahi, à leu tour, les parties du globe occupées par les Barbares et les peuples arriérés. Les Espagnols et les Portugais ont donné à cet égard un exemple que leurs successeurs et leurs émules, Hollandais, Anglais, Français, ont imité. Sauf quelques différences, le système colonial issu des découvertes et des conquêtes extra-européennes était établi et organisé en vue de l'exploitation des pays conquis, au profit exclusif de l'oligarchie politique et guerrière qui gouvernait la métropole et des corporations industrielles et commerçantes auxquelles elle concédait, moyennant finance, le privilège de l'approvisionnement des colonies et de l'importation de leurs produits. Les conquistadores espagnols se signalèrent, comme on sait, entre tous, par leur avidité insatiable et leur humeur sanguinaire. Ils débutèrent par une orgie de massacre et de pillage, et ce fut seulement lorsqu'ils eurent fait rafle de l'or, de l'argent et des autres richesses mobilières des Antilles, du Mexique, et du Pérou, qu'ils procédèrent au partage et à l'exploitation des richesses immobilières, de la terre et de son cheptel humain. Les vastes contrées soumises à la domination espagnole fournirent un ample et fructueux débouché aux membres de la classe gouvernante, fonctionnaires militaires et civils ou concessionnaires de domaines exploités par des Indiens réduits en servitude, et, quand ceux-ci eurent succombé sous le faix, par des esclaves importés d'Afrique. Mais, à part un petit nombre d'industriels et de commerçants privilégiés auxquels le monopole du marché colonial procurait de rapides fortunes, le reste de la nation ne tirait des colonies aucun profit qui compensât les frais énormes de leur conservation. Objet des convoitises des oligarchies gouvernantes des nations rivales, elles exigeaient un coûteux appareil de défense et suscitaient des guerres continuelles. Ces guerre nécessitaient des augmentation d'impôts qui décourageaient l'industrie, multipliaient les sans travail et réduisaient la multitude à l'oisiveté et à la misère. Tout en enrichissant temporairement un petit nombre de familles influentes, - temporairement disons-nous, car elles n'ont pas manqué d'être enveloppées plus tard dans l'appauvrissant général, - le système colonial, plus qu'aucune autre cause, a contribué à la décadence de l'Espagne. Ce système de conquête et d'exploitation n'a pas eu de meilleurs résultats ailleurs, à le considérer du moins au point de vue de l'intérêt général des nations. S'il a profité aux oligarchies gouvernantes, aristocratiques ou bourgeoises, en France, en Hollande, en Angleterre, il a été un fardeau pour la multitude, obligée de pourvoir aux frais des guerres que leur possession a suscitées et de supporter le renchérissement artificiel des denrées coloniales, protégées sur le marché de la métropole. Enfin, le jour est venu où les colonies ont entrepris de secouer le joug qui pesait sur elles. Dans les colonies espagnoles, la guerre d'émancipation a eu pour promoteurs les aspirants aux emplois militaires et civils qui voulaient expulser les fonctionnaires métropolitains pour prendre leur place ; dans les colonies anglaises, les colons, propriétaires du sol, commerçants ou artisans, qui revendiquaient le droit, possédé par leurs congénères de la mère-patrie, de ne pas être taxés sans leur consentement. Aux frais qu'avaient coûtés les guerres entreprises pour la conquête et la défense des colonies succédèrent ceux des guerres provoquées par leur révolte. La guerre de l'indépendance américaine, pour ne parler que de celle-là, doubla la dette de l'Angleterre, et creusa dans les finances de la France un déficit qui détermina l'explosion prématurée de la Révolution. Si l'on faisait le bilan des entreprises coloniales de la fin du XVe au commencement du XIXe, on trouverait, à coup sûr, que le passif en dépasse singulièrement l'actif. Sans doute, l'extension des débouchés ouverts à l'industrie et au commerce des peuples colonisateurs a été une cause active de progrès, mais ces débouchés n'auraient-ils pu être acquis par des procédés moins coûteux et moins barbares ?

Après une période de ralentissement, le mouvement d'expansion des peuples civilisés a repris une nouvelle énergie, mais les procédés dont ils font usage pour étendre leur domination n'ont pas changé ; ils sont même devenus plus onéreux pour les nations conquérantes sans être moins destructeurs pour les peuples conquis. Tandis que, sous l'ancien régime, les gouvernements laissaient une part, parfois très large, aux entreprises particulières dans l'oeuvre de la conquête et de l'exploitation des contrées, demeurées en dehors du domaine de la civilisation, en déléguant leurs droits régaliens à des compagnies mi-politiques, mi-marchandes, de nos jours, ils se réservent, sauf de rares exceptions, à eux-mêmes, l'oeuvre de la conquête et de l'administration des contrées qu'ils annexent à leur domaine colonial. L'objectif qu'ils prétendent avoir en vue, c'est l'intérêt général de l'industrie et du commerce ; mais en fait, c'est à l'intérêt particulier de la classe politiquement influente, dont leur existence dépend, qu'ils obéissent. Cette classe, qui constitue l'élément actif de la masse électorale, est avide de fonctions publiques, et c'est dans son sein que se recrute principalement le personnel qui vit du budget. A ce personnel de fonctionnaires civils et militaires se joint celui des entrepreneurs d'industrie et de leurs commanditaires, à la recherche de débouchés abrités contre la concurrence étrangère. Or, depuis que les guerres entre les peuples civilisés sont devenues trop coûteuses pour être fréquentes, et qu'elles ne procurent plus que rarement des agrandissements de territoire, les classes gouvernantes sont réduites à chercher en dehors du domaine de la civilisation, des marchés réservés pour le trop-plein de leurs fonctionnaires et pour les industriels en quête de protection. Mais les profits des bénéficiaires de ce système sont peu de chose en comparaison des charges qu'il impose aux nations. Les colonies françaises, par exemple, coûtent à la métropole une somme presque égale au montant des produits qu'elle y exporte, en sorte que ce n'est rien exagérer de dire que de toutes les entreprises de l'État, la colonisation est celle qui coûte le plus cher et rapporte le moins.

 

Quoique les colonies anglaises coûtent moins cher à la métropole et rapportent davantage, on peut douter que le compte de l'expansion britannique se solde par un bénéfice. Si le budget du Colonial office n'exige qu'une somme relativement peu considérable, il en est autrement des budgets de la guerre et de la marine, dont la protection des possessions britanniques et les querelles incessantes que suscite la politique d'expansion, nécessitent l'accroissement continu. En supposant que l'État bornât son ambition à assurer la sécurité du Royaume-Uni, il pourrait réduire, d'une manière sensible, le colossal appareil de destruction dont la nation est obligée de supporter le fardeau. et il ne faut pas oublier que les impôts nécessaires pour en couvrir les frais n'ont pas seulement pour effet de diminuer les revenus privés de la somme dont ils augmentent le revenu public, avec adjonction des frais de perception ; qu'ils élèvent les frais de production de la généralité des industries et les rendent ainsi moins capables de soutenir l'effort de la concurrence étrangère. A mesure que cette concurrence ira se développant, les charges militaires et navales, toujours croissantes, que nécessite la politique d'expansion coloniale apparaîtront davantage comme une cause d'affaiblissement et de décadence pour l'industrie britannique [1].

Si l'on examine enfin cette politique, au point de vue de l'intérêt des populations que les gouvernements des nations civilisées assujettissent à leur domination, elle paraîtra plus nuisible encore. Nulle part la conquête et l'exploitation des contrées occupées par les peuples barbares ou appartenant à une civilisation inférieure n'ont élevé moralement et matériellement leur condition. Le trait caractéristiques de ces conquêtes, c'est la destruction : destruction des populations plus encore par les vices et les maladies des conquérants que leurs armes, destruction des richesses naturelles par une exploitation avide et imprévoyante qui coupe l'arbre pour avoir le fruit.

 

Supposons maintenant que l'état de paix succédant à l'état de guerre, la multitude vouée aux travaux de la production acquière dans le monde civilisé et pacifié une prépondérance décisive et qu'elle refuse de contribuer de son sang et de son argent à des conquêtes profitables seulement à une minorité de fonctionnaires civils et militaires et d'industriels privilégiés, qu'elle y soit d'ailleurs contrainte par la nécessité d'abaisser au minimum ses frais de production, sous la pression de la concurrence universalisée, que l'acquisition et l'exploitation des contrées demeurées en dehors du domaine des peuples civilisés deviennent exclusivement l'affaire de compagnies libres de colonisation, l'expansion de la civilisation, sans être moins rapide, sera plus économique et plus sûre. Dans le système actuel de conquête et d'exploitation, sous la direction de l'État et aux frais des contribuables, c'est l'intérêt de la classe gouvernante de la métropole qui est l'objectif de cette entreprise : l'intérêt de la population conquise et assujettie est complètement subordonné, et, en toute occasion, sacrifié à celui de ses conquérants et de ses maîtres. Il en sera autrement lorsque des compagnies constituées sans limitation de durée et sans restrictions, quant au recrutement de leur personnel et à l'exercice de leur industrie, entreprendront, à leurs risques et périls, de mettre en valeur les richesses naturelles des contrées occupées par des populations en retard ou en décadence. Ces populations, elles seront intéressées à développer leurs facultés productives, par conséquent à élever leur condition matérielle et morale, et à étendre ainsi, sans recourir aux procédés, à la fois onéreux et barbares de la conquête, le domaine de la civilisation [2].

 

Note

[1] Appendice, note D. Ce que coûte et ce que rapporte le colonialisme d'État.

[2] Voir notre brochure intitulée : La Conquête de la Chine. Bruxelles, C. Mucquardt : Londres, William et Norgate. 1856.


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