Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Deuxième partie : L'état de paix

Chapitre XIII

La consommation

En décrivant l'opération des lois naturelles qui gouvernent la production et la distribution des matériaux de la vie, nous sommes arrivés aux conclusion suivante :

Que la concurrence, en coopération avec la loi de l'économie des forces, agit, en premier lieu, comme un propulseur du progrès ; qu'elle oblige tous les producteurs à augmenter incessamment leur puissance productive, en réduisant leur dépense de forces, ou, ce qui revient au même, en créant une quantité plus grande de produits en échange de la même dépense, sous peine d'être vaincus dans la lutte pour la vie, et privées de leurs moyens de subsistance ;

Que la concurrence agit, en second lieu, avec la coopération de la loi de la valeur, comme un régulateur de la production et de la distribution des matériaux de la vie, en déterminant par une impulsion identique à celle de la gravitation physique, d'une part, la mise en équilibre de la production et de la consommation, au niveau du prix nécessaire pour susciter la création des produits ; d'une autre part, la répartition des produits entre les agents productifs, capital et travail, à un taux qui assure leur reconstitution et leur coopération permanente à la production.

Mais la production et la répartition des produits aboutissent à la consommation. On crée les produits et on se les partage en vue de les consommer, c'est-à-dire de les employer à la répartition et à l'accroissement des matériaux et des forces physiques et morales qui constituent l'être humain. C'est entre ces matériaux et ces forces que les produits et les services se distribuent. Cette distribution peut être utile ou nuisible ; elle peut contribuer à la conservation et à l'augmentation de la vitalité ou à sa détérioration. Elle doit, en conséquence, être gouvernée.

Remarquons d'abord qu'il y a deux sortes de consommation : la consommation collective et la consommation individuelle. La première est, en vertu de sa nature même, obligatoire, tandis que la seconde est volontaire ou libre.

La consommation collective comprend les services généraux de la sécurité extérieure et intérieure qui sont du ressort du gouvernement, et les services locaux de la voirie, de l'éclairage, du pavage, etc., qui appartiennent aux sous-gouvernements provinciaux et communaux. A ces services dont la consommation est obligatoire, en raison de leur caractère collectif, les gouvernements et sous-gouvernements ont ajouté un certain nombre d'autres dont la consommation est individuelle et libre. Mais les uns et les autres sont rétribués, en totalité ou en partie, par des taxes obligatoires, des impôts. Sous l'ancien régime, les impôts étaient établis, comme nous l'avons vu, en vertu du droit de propriété du maître sur ses esclaves, du seigneur sur ses serfs, du roi sur ses sujets, et du pouvoir discrétionnaire que ce droit lui conférait. Il en fixait le nombre et le taux selon son bon plaisir, sauf à compter avec les résistances des imposés, et ne devait aucun service en échange. Sous le nouveau régime, l'impôt est, au contraire, en droit comme en fait, la rétribution d'un service. Mais les gouvernements ayant conservé le droit illimité de taxer les consommateurs de sécurité, en raison du risque illimité qu'implique l'état de guerre, et les mécanismes constitutionnels et parlementaires n'opposant qu'un frein illusoire à l'abus de ce droit, quand ils ne le favorisent point, la portion des revenus individuels, absorbée par les impôts de toute sorte, perçus tant au profit de l'État qu'à celui de ses protégés, égale, si elle ne la dépasse point, celle qui leur était enlevée d'autorité sous l'ancien régime.

Sous le régime de paix assurée et de liberté de gouvernement de la société future, cette part de la consommation obligatoire pourra certainement être réduite des neuf dixièmes et davantage ; mais, si grande que soit la portion du revenu, qui restera disponible pour la consommation libre, celle-ci n'en devra pas moins être réglée.

Sous l'ancien régime, la consommation des classes asservies était réglée d'autorité. Les règles imposées par le maîtres, le seigneur ou le chef de l'État dans son propre intérêt avaient pour objet la conservation et l'accroissement utile de son troupeau d'esclaves, de serfs ou de sujets, et elles étaient sanctionnées par des pénalités, les unes matérielles, les autres spirituelles, celles-ci édictées par l'autorité religieuse associée à l'autorité séculière. Ces règles étant, pour la plupart, utiles à l'individu lui-même, il continua de les observer quand il cessa d'y être contraint. Cependant, si l'on examine comment il gouverne sa consommation depuis qu'il est devenu le maître de la gouverner et que le frein religieux auquel il obéissait, s'est relâché, on s'aperçoit que ce gouvernement individuel s'est généralement dégradé au lieu de s'améliorer et qu'il n'est guère moins défectueux que le gouvernement collectif. Ce qui le caractérise particulièrement dans la multitude, peut-être trop tôt émancipé de la servitude, c'est la prépondérance que l'individu a laissé prendre à la satisfaction imprévoyante de ses besoins actuels au détriment de ses besoins futurs et de l'assurance nécessaire des risques de l'existence humaine, c'est encore la part qu'il abandonne à ses appétits désordonnés ou viciés, faute d'une capacité gouvernante assez développée pour les réfréner.

Nous n'avons pas besoin de faire ressortir les conséquence nuisibles de cette insuffisance et de ces défectuosités du self government de la consommation. Ces conséquences atteignent non seulement l'individu lui-même mais encore la société dont il est membre et, par répercussion, toutes celles qui sont en relation avec elle. L'homme qui emploie la totalité de son revenu à la satisfaction de ses besoins actuels sans se préoccuper de ses besoins futurs, qui ne prélève, sur son gain de chaque jour, aucune provision pour les chômages et les accidents auxquels il est exposé, et notamment pour l'accident inévitable de la vieillesse, qui, de plus, affaiblit ses facultés productives par la débauche et l'alcoolisme, se voue lui-même et voue les êtres dont il est responsable à une vie de souffrance et de misère. En vain son salaire s'élève : l'augmentation de son revenu n'a d'autre résultat que de procurer un surcroît d'aliments aux vices qui l'affaiblissent et le dégradent.

Ces effets nuisibles de l'incapacité du self government individuel atteignent la société dont l'individu est membre, en diminuant la capacité productive du personnel de la production, et ils se répercutent sur l'ensemble des sociétés, en diminuant la capacité générale de la consommation.

Il convient de remarquer cependant que le self government de la consommation est actuellement en voie de s'améliorer, même dans les couches inférieures de la société. Ce qui le prouve, c'est l'accroissement rapide des dépôts des caisses d'épargne, et, particulièrement en Angleterre et aux États-Unis, le développement extraordinaire des assurances ouvrières. Mais il n'y a pas moins, dans les pays les plus avancés en industrie, un nombre trop considérable d'individus qui ne parviennent pas à pourvoir entièrement à leurs frais d'existence, et qui subsistent en partie ou même en totalité aux dépens de ceux qui réussissent - et le plus grand nombre non sans peine, - à résoudre ce problème vital.

Car il a bien fallu aviser à soulager les souffrances causées tant par l'incapacité et les vices du gouvernement individuel que par ceux du gouvernement collectif. A la charité privée qui ne suffisait plus à remplir cette tâche, depuis la disparition de la tutelle obligatoire de la servitude, s'est jointe la charité publique. On a institué, sous des formes diverses, une taxe des pauvres et un budget de l'assistance publique ; on a établi des bureaux de bienfaisance, multiplié les hôpitaux et les hospices, etc., etc. Mais si l'on a atténué ainsi les effets de la misère, ce n'a pas été sans en aggraver la cause la plus active : l'imprévoyance. Quoique les secours de la charité privée ou publique soient toujours insuffisants, elle a pour effet inévitable de décourager la prévoyance, en suggérant à ses clients l'idée qu'ils n'ont pas besoin de compter seulement sur eux-mêmes pour résoudre le problème de l'existence ; qu'ils peuvent recourir à autrui pour combler les déficits creusés, trop souvent, par leur paresse et leurs vices ; d'où finalement cette autre idée, dont le socialisme a fait un article de son évangile, que la société leur doit l'assistance, qu'elle est obligée de pourvoir à leurs besoins lorsqu'ils sont incapables d'y pourvoir eux-mêmes.

Cette idée, propagée par les socialistes, que la société est responsable de la misère et des souffrances de l'individu, a conduit à l'établissement d'une législation dite sociale, qui a débuté par des lois de protection et s'est continuée par des lois d'assurance. Après avoir limité la durée du travail des enfants et des femmes employés dans les manufactures, et même celles des hommes faits, les gouvernements ont entrepris d'assurer les ouvriers contre les accidents, la maladie et la vieillesse, en imposant la plus grosse part des frais de cette assurance aux entreprises industrielles et aux contribuables. L'application de la tutelle de l'État à des êtres incapables de se protéger eux-mêmes et dont les tuteurs naturels, oublieux de leurs devoirs, exploitent hâtivement les forces naissantes, peut sans doute se justifier, malgré son caractère arbitraire et sa douteuse efficacité. Mais il n'en est pas de même des lois d'assurance. Ces lois ont le défaut, d'ailleurs inévitable, de s'imposer à toute une catégorie sociale, sans excepter les individus capables de s'assurer eux-mêmes et de choisir un mode d'assurance lieux approprié à leur situation particulière que celui qui leur est rendu obligatoire ; elles grèvent l'industrie d'un fardeau qui, en augmentant ses frais de production et en amoindrissant ainsi son débouché, finit par retomber sur les assurés ; enfin, si, comme le prétendent les socialistes, la société est obligée de garantir la vie et le bien-être de l'individu, le gouvernement qui la représente ne devra-t-il pas être investi sur lui d'un pouvoir souverain ? Sous peine de réduire promptement à la misère la société elle-même, ne devra-t-il pas être autorisé à régler la consommation et la reproduction de ses assurés, comme le maître réglait celles de son troupeau d'esclaves ? Ce serait, au lieu d'un progrès, le retour à la forme initiale et barbare de la servitude.

On ne saurait affirmer cependant qu'il n'y aura point, dans la société future, une catégorie plus ou moins nombreuse d'individus incapables de gouverner utilement leur vie et de régler leur consommation sans nuire à eux-mêmes et à autrui, auxquels, en un mot, une tutelle destinée à suppléer à l'insuffisance de leurs facultés gouvernantes et à en aider la croissance par une culture appropriée, pourra être nécessaire. Mais nous croyons avoir démontré que cette tutelle ne serait nullement incompatible avec le régime de liberté vers lequel s'achemine l'humanité [1]. On a reconnu de tous temps aux parents un droit de tutelle sur leurs enfants mineurs, sauf à fixer d'une manière égalitaire et plus ou moins arbitraire un âge où la minorité cesse. Mais il y a des mineurs à tout âge. Pourquoi leur refuserait-on un droit que possèdent les parents sur leurs enfants et la société sur ceux de ses membres qu'elle juge incapables de se gouverner eux-mêmes ? S'ils se reconnaissent incapables de supporter dans toute son étendue la responsabilité attachée à la liberté, pourquoi leur interdirait-on de se placer sous un régime adapté à l'état d'insuffisance de leurs facultés gouvernantes ? Qui mieux qu'eux-mêmes peut apprécier le degré de responsabilité, partant de liberté, dont ils sont capables ?

Nous avons vu ailleurs comment pourra s'organiser la tutelle libre des individualités incapables, à des degrés divers, de se gouverner eux-mêmes [2]. Mais le progrès n'en consistera pas moins à étendre la sphère du self government individuel et à généraliser la liberté de la consommation comme celle de la production.

 

Note

[1] Voir les Notions fondamentales, 3e partie, chap. V. Le self government. La tutelle.

[2] Voir les Bourses du travail, Appendice, p. 188 ; et les Notions fondamentales, Appendice, p. 437. L'abolition de l'esclavage africain.


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