par Gustave de Molinari
Que la population soit limitée par ses moyens de subsistance, c'est une vérité d'observation que l'on peut considérer comme un simple truisme. Mais en quoi consistent les moyens de subsistance ? Ils consistent, en premier lieu, dans le nombre des emplois qui fournissent, sous une forme ou sous une autre, salaires, profits, intérêts, rentes, appointements, les revenus de l'ensemble des membres de la population, en second lieu, dans la somme annuelle qu'elle peut employer à l'entretien ou au complément d'entretien ou au complément d'entretien de ceux de ses membres qui ne possèdent aucun revenu ou bien auquel leur revenu ne suffit point pour vivre, et qui sont, en totalité ou en partie, à la charge de la charité privée ou publique.
Lorsque la population vient à dépasser les moyens de subsistance provenant de ces deux sources, - emplois et charité, - l'excédent est inévitablement condamné à périr et, comme le constatait Malthus, la nature ne tarde pas à mettre cet ordre à exécution. Mais telle est la violence de l'appétit sexuel qu'en admettant qu'il ne fut point contenu et réglé, il agirait fatalement pour produire cet excédent. Il est donc nécessaire que la multitude des individus qui composent une population règlent leur reproduction en raison des moyens de subsistance dont elle dispose.
Dans les anciennes sociétés et presque jusqu'à nos jours, ce règlement nécessaire de la reproduction se faisait d'autorité au moins pour la plus grande majorité de la population. Dans les sociétés encore à l'état sauvage ou appartenant à un type inférieur d'humanité, il s'opérait par le procédé barbare de l'infanticide, comme aussi de la mise à mort des vieillards lorsqu'ils devenaient incapables de pourvoir à leur subsistance. Dans les sociétés plus avancées, où la masse de la population se trouvait placée sous le régime de l'esclavage ou du servage, la reproduction des esclaves ou des serfs était réglée par leurs maîtres et proportionnée aux emplois disponibles. Des règlements corporatifs ou communaux avaient le même objet dans les foyers d'industrie et de commerce, où les classes moyennes et inférieures étaient émancipées du servage, et se gouvernaient plus ou moins complètement elles-mêmes. Au sein des oligarchies souveraines ou des classes dites libres auxquelles appartenait le gouvernement des États, la crainte de déchoir de son rang jointe à la honte qui s'attachait aux mésalliances, sans oublier la prostitution, répandue d'ailleurs dans tous les rangs, concouraient au même résultat. Ces freins et ces dérivatifs agissaient même avec une efficacité telle que la reproduction de la classe supérieure ne suffisait pas toujours à remplir le débouché qui lui était ouvert et que le déficit se comblait par un apport des régions inférieures ou de l'étranger.
Ce régime de réglementation autoritaire de la masse de la population a successivement disparu des sociétés civilisées. La reproduction est devenue libre, et, dans toutes les classes de la société, l'individu a été appelé à la régler lui-même. Qu'en est-il résulté ? C'est que les classes inférieures, hâtivement émancipées et incapables de mettre un frein à leurs appétits, d'ailleurs en présence d'un débouché devenu instable, soit qu'il s'étendît sous l'influence des progrès de l'industrie, soit qu'il se restreignît par la suite de l'établissement des obstacles artificiels de la fiscalité et de la protection, c'est que les classes inférieures, disons-nous, se sont multipliées suivant l'impulsion de leur appétit sexuel, et, comme l'observait Malthus, que la population a pressé sur la subsistance. Le développement imprudent de la charité publique, particulièrement en Angleterre, a contribué encore à cette reproduction déréglée de la classe la plus nombreuse. De là un accroissement anormal de l'offre du travail, qui a mis les travailleurs à la merci des employeurs, l'avilissement des salaires, l'augmentation de la durée du travail, et, comme conséquence, la mortalité excessive des enfants et l'abréviation de la durée de vie dans les couches les plus basses de la population. L'équilibre rompu entre la population et les moyens de subsistance a tendu ainsi à se rétablir par l'opération des obstacles que Malthus désignait sous le nom caractéristique de "répressifs." Dans les classes moyenne et supérieure, au contraire, l'obstacle préventif de la prévoyance, poussé même à l'excès, et le dérivatif de la prostitution ont continué d'agir avec une efficacité telle que leur population se serait presque partout éteinte à la longue si elle n'avait été incessamment renouvelée et ravivée par des apports des couches inférieures.
Mais si ces procédés brutaux et grossiers ont eu pour résultat final de maintenir sans écarts trop sensibles l'équilibre entre le nombre des hommes et leurs moyens de subsistance, ce n'a pas été sans affaiblir la qualité de la population.
Dans les classes inférieures, l'abaissement de la qualité a été causé par l'accroissement excessif de la durée du travail, l'avilissement des salaires, l'emploi hâtif des enfants appelés à suppléer à l'insuffisance des ressources des parents, le défaut de soins, l'hygiène défectueuse, enfin, par l'emploi vicieux du revenu et notamment par l'abus des boissons alcooliques. Parmi les classes supérieures, l'affaiblissement de la qualité a eu pour cause principale, sinon unique, dans les mariages, la subordination des sympathies physiques et morales aux convenances de situation et de fortune ; dans les unes et les autres, le développement de la prostitution et des maladies dont elle est la source.
Or, de tous les éléments qui constituent une société, les principaux sont ceux qui résident dans l'homme lui-même. Plus encore que la fécondité du sol et la perfection de l'outillage, la vigueur physique et morale des individus qui forment une nation les rendent capables de soutenir les luttes de la concurrence. Sous le régime de l'état de guerre, lorsque l'existence de la société en possession de l'État dépendait principalement des qualités guerrières de ses membres, les institutions et les moeurs s'accordaient pour assurer la conservation de ces qualités, en interdisant les unions qui auraient altéré la pureté du sang et affaibli les aptitudes à la domination et au combat ; ces aptitudes, une éducation appropriée à l'état de guerre avait eu en même temps pour objet de les fortifier et de les développer. Sous le régime de l'état de paix qui va se substituant à l'état de guerre, et à mesure que la concurrence économique devient plus vive entre les nations qui se partagent et se disputent l'exploitation du globe, c'est l'ensemble des qualités physiques et morales de la population tout entière qu'il s'agit de développer. et si la concurrence, sous cette nouvelle forme, emploie des procédés moins brutaux et violents que sa devancière, elle n'aboutira pas moins, comme elle, à la décadence et à l'élimination finale des sociétés qui se montreront incapables de la soutenir. A mesure donc que les obstacles qui entravent l'expansion naturelle et irrésistible de la concurrence internationale s'aplaniront, il deviendra plus nécessaire d'aviser aux moyens d'éviter la déperdition de forces causée par l'insuffisance ou l'excès de la quantité de la population ou l'affaiblissement de sa qualité. L'ajustement de la population à ses moyens se subsistance, et le perfectionnement physique et moral de l'homme apparaîtront alors comme plus importants encore, comme plus nécessaires à la conservation et au progrès d'une nation, que l'accroissement de la puissance de son outillage.
Comment se résoudront dans la société future, le problème de la mise en équilibre de la production de l'homme, avec les débouché ouverts à son capital et à son travail, et cet autre problème non moins essentiel du perfectionnement physique et moral de l'espèce, voilà ce que nous avons étudié et ce que nous nous sommes appliqué à mettre en lumière autant que le comporte l'état actuel de la science, dans notre ouvrage sur la Viriculture.
Nous nous bornerons à examiner, pour conclure ce chapitre, une question qui a été fréquemment débattue mais à laquelle l'ignorance des lois économiques a fait donner les solutions les plus bizarres, celle de la population future de notre globe.
La population est limitée par se moyens de subsistance et ceux-ci dépendent à leur tour et dépendront de plus en plus du nombre des emplois disponibles dans l'immense atelier de la production, car ce sont les emplois qui fournissent, dans les sociétés en voie de civilisation, les revenus avec lesquels s'acquièrent les matériaux de la vie. Si l'on veut résoudre autant qu'il se peut l'être le problème de la population future de notre globe, il faut donc savoir jusqu'à quel point pourra s'élever le nombre des emplois de la production.
C'est du progrès de l'industrie que dépend, en dernière analyse, la solution de cette question. Or, le progrès industriel a deux effets opposés. Dans chacune des branches de la production, il agit pour remplacer la force physique de l'homme par une force mécanique, et, par conséquent, pour augmenter la proportion du matériel et diminuer celle du personnel. Il abaisse la quantité de travail nécessaire à la création d'une quantité donnée de produits ou de services, tout en en élevant la qualité. Un millier d'employés de chemins de fer, ingénieurs, mécaniciens, conducteurs de locomotives, etc., peuvent pourvoir au transport d'une quantité de produits qui exigerait un million de portefaix. De même un millier de fileurs et de tisserands à la mécanique produisent une quantité d'étoffes qui exigerait l'emploi d'un nombre considérable de fileurs et de tisserands à la main. ET l'on peut prévoir que lorsque le progrès aura transformé l'agriculture à l'égal de l'industrie proprement dite, la production d'une quantité de blé, qui emploie aujourd'hui un million d'ouvriers laboureurs, moissonneurs, etc., n'en demanderont plus qu'une centaine de mille et même moins. En supposant que le débouché de chacune des branches de la production ne reçut aucun accroissement, que les mêmes quantités de toutes sortes de produits continuassent à être demandées, le nombre des emplois disponibles diminuerait chaque fois qu'une machine ou un procédé nouveau réduirait la part du travail de l'homme, et il en serait ainsi jusqu'au moment où la transformation progressive de l'industrie se trouverait achevée, si elle s'achève jamais. Cela étant, la population du globe subirait, à mesure que les progrès de son industrie viendraient à se multiplier, un mouvement continu et indéfini de décroissance.
Mais, en même temps que le progrès a pour effet de diminuer la quantité de travail nécessaire à la création d'un produit quelconque, il abaisse la valeur de ce produit, et, en le mettant à la portée d'un plus grand nombre de consommateurs, il augmente son débouché. Cette augmentation est causée par celle de la capacité de consommation, et celle-ci provient : 1° de l'élévation de la qualité du travail de l'industrie en progrès, élévation qui détermine l'exhaussement de la rétribution du personnel, partant, l'accroissement de sa capacité de consommer toute sorte de produits ou services ; 2° de la diminution du prix nécessaire entraînant celle du prix courant, laquelle augmente de même la capacité de consommation de toutes les autres catégories de consommateurs, soit qu'ils appliquent l'économie qu'ils réalisent de ce chef à l'acquisition de l'article dont le prix s'est abaissé ou à celle d'autres articles. Tout progrès qui augmente la productivité d'une industrie détermine donc la création d'un surcroît de produits en échange de la même somme de frais de production, et ce surcroît va pour une part au personnel dont la rétribution s'élève, et, sous l'influence de l'abaissement des prix, à la généralité des consommateurs. L'augmentation de la rétribution du personnel de l'industrie en progrès et de la capacité générale de la consommation a pour effet naturel d'accroître d'autant le débouché de la production et, par conséquent, le nombre des emplois ouverts au travail. Ainsi, d'une part, le progrès agit pour diminuer le nombre de ces emplois dans la mesure de la réduction de la somme des forces humaines nécessaires à la production, et, d'une autre part, il agit pour augmenter ce nombre dans la mesure de l'accroissement de la capacité de la consommation [1]. Ce sont ces deux mesures, l'une restrictive de la population, l'autre extensive, qu'il resterait à comparer. Quelle pourra être, dans l'avenir, l'économie des forces humaines que le progrès permettra de réaliser, et quelle sera l'augmentation de la quantité de ces mêmes forces qu'exigera l'accroissement qu'il aura déterminé dans la capacité de la consommation ? Voilà ce qu'il nous est impossible de savoir. Nous ne pouvons faire à cet égard que des conjectures. Nous savons, à la vérité, que dans certaines industries l'économie de travail, en tenant compte même de la quantité qu'exige la production de la machinerie substituée aux forces humaines, s'élève fort haut, au décuple et davantage. Nous savons aussi que la capacité de consommation de l'immense majorité des coopérateurs de la production est extrêmement basse ; qu'elle ne dépasse pas la satisfaction des premières nécessités de la vie, - encore cette satisfaction est-elle fort incomplète ; nous savons que la hausse de la rétribution du travail et la baisse du prix des produits, provenant de l'augmentation de la productivité de l'industrie, peuvent élever de même au décuple, et plus encore, la capacité de la consommation ; nous savons qu'entre celle du misérable coolie de l'Inde et du fellah de l'Égypte, et celle que le progrès rend possible, la marge est énorme ; que la consommation d'un individu de la classe moyenne en Angleterre, par exemple, commande dix fois, vingt fois plus de travail que celle du coolie ou du fellah ; qu'en admettant que tous les membres des sociétés humaines puissent satisfaire leurs besoins dans la mesure exigée par la réparation nécessaire des forces physiques et morales engagées dans l'industrie, lorsque celle-ci aura atteint son maximum de progrès, la consommation atteindra aussi son maximum. Mais, dans ce mouvement ascensionnel, l'augmentation des forces humaines qu'exigera le progrès de la capacité de consommation dépassera-t-il l'économie de travail que le progrès de la capacité de production permettra de réaliser, voilà ce qu'il nous est impossible de prévoir. Tout ce que nous pouvons conjecturer, c'est que les deux phénomènes se balanceront, et que la population à venir de notre globe ne dépassera pas en nombre la population présente si elle ne demeure pas en dessous ; mais ce qu'il nous est permis d'affirmer, c'est que sa capacité de production et de consommation s'élèvera du même pas que sa capacité de progrès, et, pour tout dire, que l'humanité future sera autant supérieure à l'humanité actuelle que celle-ci peut l'être à sa devancière des temps préhistoriques.
Note
[1] Appendice, note C. Les effets du progrès industriel sur le débouché de la population.