Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Deuxième partie : L'état de paix

Chapitre XI

La distribution des produits - La part du travail dans les résultats de la production

Comme le capital, le travail a une rétribution nécessaire vers laquelle gravite, sous l'impulsion de la concurrence, le prix courant de ses services. Quels sont les éléments de cette rétribution ? C'est, en premier lieu, la somme des frais qu'a coûtés la production de cet agent productif, frais d'élève, d'éducation professionnelle, etc., qu'il faut reconstituer pour que le travail des générations successives puisse être mis, d'une manière continue, au service de la production. Ces frais préparatoires s'ajoutent aux frais d'entretien du travailleur, et les uns et les autres s'élèvent plus ou moins selon la nature du travail. C'est, en second lieu, l'intérêt nécessaire pour déterminer l'individu en possession d'un capital de forces productives à mettre ce capital au service de la production. Mais, si cet intérêt peut être indispensable lorsqu'il s'agit d'individus qui possèdent assez de ressources pour vivre sans travailler, il ne l'est point pour la multitude qui n'a pour subsister que le produit de son travail. C'est seulement lorsque l'individu possède des moyens de subsistance indépendants de son travail ou, tout au moins, suffisants pour lui permettre d'attendre la demande, qu'il peut exiger un intérêt, en sus de ses frais de production nécessaires.

Voici maintenant un phénomène dont l'importance n'a pas été encore assez mise en lumière ; c'est que les mêmes progrès qui diminuent la rétribution nécessaire du capital agissent, au contraire, pour augmenter celle du travail.

Cet effet de la transformation progressive de l'industrie peut s'observer dans les deux grandes catégories, entre lesquelles se partage naturellement le travail appliqué aux entreprises de production : le travail de direction de la hiérarchie des fonctionnaires et employés de tout ordre, et le travail d'exécution des ouvriers.

A mesure que l'extension des débouchés et les progrès de la machinerie ont déterminé l'agrandissement des entreprises, les fonctions du travail de direction aussi bien que du travail d'exécution, ont exigé une participation plus grande des facultés intellectuelles et morales, tandis que celle des facultés ou des forces physiques a diminué.

La direction d'une grande entreprise nécessite des qualités d'intelligence et de caractère supérieures à celles qui suffisent à une petite ; la responsabilité est plus étendue à tous les degrés de la hiérarchie dirigeante, les erreurs et les fautes commises entraînent des dommages plus considérables. Il en est de même pour le travail d'exécution : la défaillance d'attention d'un conducteur de locomotive ou d'un aiguilleur peut causer une perte d'existences et de matériel autrement désastreuse que celle qui peut résulter du défaut d'habileté d'un conducteur de diligence. Dans les industrie textiles, l'ouvrier qui surveille l'opération d'un ou de plusieurs métiers mécaniques, dépense moins de force physique que son devancier, le fileur ou le tisserand à la main, mais il a besoin de déployer une force d'attention plus grande ; ses facultés doivent être constamment tendues vers l'opération du métier dont il a la direction et la surveillance, et cette tension est proportionnée à la rapidité du mouvement mécanique. Selon que l'ouvrier est plus ou moins capable d'attention, le mouvement peut être ralenti ou doit être accéléré ; d'où résulte une différence dans le coût de la production ; enfin, tout relâchement de la surveillance entraîne une perte d'autant plus forte que la puissance du métier ou de la machine est plus grande [1].

Or, plus la qualité du travail s'élève, plus s'augmentent ses frais de production. On attribue d'habitude à l'ascension du standard of life l'accroissement du taux des salaires ; c'est prendre l'effet pour la cause. Le taux des salaires s'élève dans les pays où la machinerie de la production, en voie de perfectionnement, exige la coopération d'un travail d'une qualité supérieure à celle qui suffisait à l'ancien outillage. De là l'exhaussement graduel du niveau de la rétribution nécessaire et du standard of life du travailleur. Lorsque l'évolution industrielle sera accomplie autant qu'elle peut l'être, lorsque la machinerie des différentes branches de la production sera arrivée à son maximum de puissance et d'économie, le standard of life se trouvera porté à son point le plus élevé. Alors aussi la différence qui sépare sous ce rapport le travail de direction et le travail d'exécution sera amoindrie, les inégalités qui existent dans la rétribution nécessaire du travail et qui étaient causées par la prépondérance du travail intellectuel et moral des fonctions de direction, en comparaison du travail purement physique de l'exécution dans l'état primitif de l'industrie, ces inégalités deviendront de plus en plus faibles, et les rétributions tendront, au moins dans quelque mesure, à s'égaliser.

Mais les frais de production, en y comprenant l'intérêt ou le profit nécessaire ne sont qu'un point idéal vers lequel gravite, sous l'impulsion de la concurrence, le prix courant et réel du travail comme de toute autre marchandise. Il y a toutefois une circonstance qui vicie communément l'opération de la concurrence dans le règlement du prix du travail et ne se rencontre point, ou, pour mieux dire, se rencontre moins fréquemment dans celui des prix des autres marchandises : c'est l'inégalité de situation et de ressources qui existe entre l'entrepreneur et l'ouvrier, entre l'acheteur et le vendeur de travail. Sauf dans des cas exceptionnels, l'ouvrier, à l'époque où il est devenu propriétaire de son travail, disposait à un moindre degré que l'entrepreneur, de l'espace et du temps. Il ne pouvait attendre le salaire aussi longtemps que l'entrepreneur pouvait attendre le travail ; de plus, faute de ressources et d'informations, sans parler des autres obstacles qui s'opposaient à son déplacement, il était réduit à demander le salaire dans un marché plus limité que celui où l'entrepreneur pouvait l'offrir. Cette inégalité de situation était maintenue et renforcée par des lois qui interdisaient aux ouvriers de s'associer pour y remédier. Les entrepreneurs ont pu, en conséquence, augmenter trop souvent, à leur gré, la durée du travail et abaisser le salaire au-dessous même du taux nécessaire. Si cet état de choses s'était prolongé, il aurait abouti à l'affaiblissement successif des facultés productives des ouvriers et finalement à leur extinction, partant, à la ruine des entrepreneurs eux-mêmes. Mais des progrès sont survenus qui agissent aujourd'hui pour faire disparaître cette inégalité dans la disposition de l'espace et du temps et rendre possible l'accord du prix courant du travail avec le prix nécessaire.

Comment ont procédé les ouvriers pour établir l'égalité dans le débat du salaire ? Ils se sont associés et ils ont constitué un fonds commun de résistance qui leur a donné le moyen d'attendre, c'est-à-dire de gagner du temps. Il est facile de se rendre compte de l'efficacité de cette pratique, malgré l'abus qui en a été fait. Quel est l'effet de la disponibilité inégale du temps entre l'entrepreneur et l'ouvrier ? C'est de répartir l'offre de l'ouvrier sur un espace de temps moindre que la demande de l'entrepreneur, partant, d'augmenter la quantité de travail offerte relativement à la quantité demandée, de toute la différence entre les deux espaces de temps. En s'associant et en constituant des caisses de résistance, les ouvriers réduisent cette différence et finissent même, lorsque leurs caisses sont suffisamment remplies, par la supprimer. Alors, l'inégalité du temps disponible cesse d'influer, au détriment de l'ouvrier, sur le taux du salaire. Dans cette situation, le prix courant du travail ne dépend plus que des quantités réellement en présence : nombre de travailleurs, d'une part, nombre d'emplois de l'autre. Si les travailleurs sont plus nombreux que les emplois, le salaire baisse, quoi qu'on puisse tenter pour l'en empêcher ; dans le cas contraire, il hausse, et la hausse ou la baisse persiste avec l'inégalité des quantités. Mais aussitôt intervient pour faire disparaître cette inégalité l'opération régulatrice de la concurrence. Quand les emplois disponibles sont plus nombreux que les travailleurs le prix courant du travail s'élève, et, sous l'impulsion de la loi de la valeur, cette hausse s'opère en raison géométrique ; il attire, en conséquence, la concurrence ; il la repousse, au contraire, quand le nombre de travailleurs dépasse les emplois disponibles. Seulement, ces mouvements qui agissent pour ramener incessamment le prix courant du travail au niveau du prix nécessaire exigent un espace libre. Or, l'état actuel des choses, les obstacles à l'opération régulatrice de la concurrence, en matière de travail, sont plus nombreux encore que ceux qui entravent le règlement utile du prix des produits et des capitaux : obstacles naturels des distances, de l'hostilité des races ; obstacles artificiels des protections et prohibitions inspirées par l'esprit de monopole, enfin insuffisance de la connaissance des marchés [2]. Mais ces obstacles, la concurrence agit, elle-même, pour les aplanir en suscitant des progrès qui mettent à la disposition du travail à l'égal du capital, l'espace et le temps, et lui assurent ainsi sa juste part dans les résultats de la production.

En considérant l'opération propulsive et régulatrice de la concurrence dans la production et la répartition de la richesse, nous pouvons dès à présent nous faire une idée de l'organisation économique de la société future sous un régime de paix et de liberté, lorsque d'une part, l'association des peuples civilisés aura assuré d'une matière permanente leur sécurité, lorsque, d'une autre part, le vaste système de voies de communication, actuellement en construction, aura étendu ses mailles de plus en plus serrées sur toute la surface du globe, lorsque enfin la suppression des entraves à la liberté du travail, de l'association et de l'échange dans toutes les branches de l'activité humaine, aura rendu possible l'organisation économique de la production sans lui infliger d'autres charges et servitudes, que celles que nécessite la garantie de la liberté et de la propriété individuelles, sans qu'il soit opposé d'obstacles à la création et au développement des organes nécessaires à la distribution utile des produits et à leur répartition entre les agents productifs. Aux marchés limités des produits, des capitaux et du travail, succéderont alors des marchés généraux :

Marché général des produits,

Marché général des capitaux,

Marché général du travail.

Sur ces trois marchés gouvernés par la concurrence, la production pourra désormais se mettre en équilibre avec la consommation, l'offre avec la demande, au niveau du prix nécessaire.

Comme nous l'avons remarqué, le progrès de la machinerie et des procédés de l'industrie a pour effet de diminuer le prix nécessaire des produits et des capitaux, et d'élever celui du travail. En revanche, il réduite dans chaque industrie la proportion du travail en comparaison de celle du capital, et, quel que soit l'exhaussement de ma rétribution nécessaire du travailleur, il en résulte une économie dans les frais de la production.

Cependant une question essentielle reste à résoudre : si l'on peut concevoir que la production et l'offre des produits et des capitaux puissent être réglés de manière à ne point dépasser les besoins de la consommation ni à demeurer en dessous, en est-il de même de celles du travail ? En d'autres termes, sera-t-il jamais possible d'adapter la production des travailleurs aux besoins du marché du travail ? Un court aperçu de la question de la population nous édifiera à cet égard.

 

Note

[1] Voir notre Cours d'économie politique, dixième Leçon : La part du travail.

[2] Voir, pour ce qui concerne les progrès de la connaissance des marchés, les Bourses du travail, chap. XVIII. Progrès à réaliser pour agrandir et unifier les marchés du travail.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page d'accueil