par Gustave de Molinari
C'est dans l'intérêt prétendu de l'industrie et du commerce, auxquels ils veulent ouvrir de nouveaux débouchés, que la plupart des gouvernements de l'Europe ont entrepris la conquête des régions occupées par les races dites inférieures. Leur intention est louable sans doute. Seulement, il s'agit de savoir ce que valent ces nouveaux débouchés et ce qu'ils coûtent. Si l'on examine à ce point de vue le bilan des conquêtes coloniales, on s'expliquera parfaitement qu'elles aient ruiné l'Espagne et qu'elles ne contribuent pas aujourd'hui à améliorer les finances et à accroître la richesse des États conquérants et colonisateurs. Que dirait-on d'un industriel ou d'un négociant qui dépenserait chaque année 100 000 francs en frais de commis-voyageurs, de circulaires et de réclames pour payer 100 000 francs de marchandises ? On dirait qu'il n'a pas la tête bien saine et on conseillerait à sa famille de le faire interdire ou tout au moins de l'obliger à renoncer au commerce. C'est pourtant à une opération de ce genre que se livre notre État colonisateur. Quelques chiffres, que nous empruntons à un article de M. Paul Louis, dans l'Indépendance belge, donneront une idée de la croissance de notre budget colonial :
"En 1820, il est de 5 millions, puis de 7 en 1830, de 20 en 1850, de 21 en 1860, de 26 en 1870 ; nous le trouvons à 32 en 1880, à la veille des grandes expéditions d'Asie et d'Afrique ; en 1890, il dépasse 59 ; le Soudan, le Dahomey, Madagascar, vont encore le porter presque au double. La somme de 86 millions est effleurée en 1892 ; si l'on retombe en 1896 à 89, la réduction n'est qu'apparente et fictive, et les crédits supplémentaires votés en fin d'année élèvent le chiffre à plus de 100 ; en réalité, le coût est de 102 millions en 1897, et si les prévisions ont été et sont respectivement de 81 et de 86, pour 1898 et 1899, elles seront très largement excédées."
Bref, les frais du gouvernement des colonies, l'Algérie non comprise, à la charge de la métropole, dépassent actuellement 10 millions. Or, c'est précisément à ce chiffre de 100 millions que s'élèvent les exportations de la France dans ses colonies. Notez qu'il faudrait ajouter encore aux frais de gouvernement les frais de conquête et de premier établissement.
"Le travail a été fait déjà pour certaines d'entre elles et non des moins importantes, lisons-nous dans le même article, mais il n'a été que partiel. La Cochinchine, dans la seule période de conquête, a absorbé 284 millions, le Tonkin, 269 ; le Soudan, depuis 1881, a dévoré, au moins, 200 millions, et Madagascar, tout près de 150 ; on peut encore inscrire le Dahomey pour 70 ou 75, depuis 1892, et si l'on s'étonne de ces chiffres, en présence des totaux annuels de nos budgets des colonies, il suffit de se rappeler que ces totaux ne contiennent pas tout : c'est ainsi que l'année même de l'expédition, Madagascar a entraîné une dépense de 75 à 80 millions, qui n'a pas figuré au compte régulier.
"En résumé, depuis qu'elle s'est jetée dans les grandes conquêtes extérieures, la Troisième République a consacré à la colonisation militaire environ 1 milliard 1/2. On discutera peut-être le chiffre, mais il nous paraît plutôt au-dessous de la vérité."
Déjà, l'Algérie avait coûté plus de 4 milliards, et on n'ignore pas qu'elle réclame tous les ans de 20 à 30 millions à la métropole pour boucler son budget. Ce n'est pas tout. Les protectionnistes ayant réussi à faire appliquer aux colonies les tarifs de la métropole, les nations étrangères, et l'Angleterre en particulier, qui trouvaient auparavant dans l'Indo-Chine, à Madagascar et ailleurs un débouché en voie de développement, ont vu se fermer brusquement ce débouché ; il en est résulté chez elles un sentiment fort naturel d'hostilité qui a déjà aggravé sinon occasionné l'incident de Fachoda, et qui ne manquera pas de provoquer, en attendant pire, un accroissement de nos budgets de la Guerre et de la Marine. On voit donc que le débouché colonial est acheté à un prix abusif et on peut se demander si la somme qu'il ajoute aux prix de revient de la production n'enlève pas à l'industrie française sur les marchés de concurrence un débouché supérieur à celui que lui procure le marché réservé des colonies. A la vérité, si la France exporte peu de produits et encore moins de colons dans ses colonies, elle y exporte un bon nombre de fonctionnaires. Le rapporteur du budget des colonies au Sénat en a fait le relevé en le comparant à celui des colons.
Dans l'Annam-Tonkin, il a relevé 1396 fonctionnaires contre 447 colons ; en Cochinchine, 1966 fonctionnaires contre 262 colons ; au Sénégal, 521 fonctionnaires contre 367 colons ; sur la côte d'Ivoire, 111 fonctionnaires contre 52 colons ; au Congo, 254 fonctionnaires contre 20 colons.
En dernière analyse, on arrive à cette conclusion que le colonialisme, tel que le comprend et le pratique État, n'est autre chose qu'une branche du protectionnisme appliqué à l'industrie des fonctionnaires aux dépens de toutes les autres.
Les colonisateurs étatistes prétendent toutefois que si l'extension de son domaine colonial impose actuellement une lourde charge à la nation, c'est au profit de sa grandeur et de sa richesse à venir. Ils citent volontiers à l'appui l'exemple de l'Angleterre, en affirmant qu'elle est principalement redevable des sa prospérité et de sa puissance à ses colonies. C'est peut-être l'opinion de M. Chamberlain et des impérialistes, partisans de la plus grande Angleterre, Greater Britain, ce n'est pas l'avis des free traders. Dans un article de la Contemporary Review, un membre éminent du Cobden Club, lord Farrer, a réduit à ses justes et modestes propositions le débouché que les colonies procurent à l'industrie britannique. Sur un chiffre total de 643 000 000 liv. sterl. en 1895, le commerce de l'Angleterre avec ses colonies ne comptait que pour 166 000 000 liv. sterl., soit pour 25,8 p. 100, un quart seulement. Or, il faut remarquer que la plus grande partie de ce commerce se fait avec des colonies, ou des possessions, telles que l'Australie, la Nouvelle-Zélande, le Cap, l'Inde, qui n'accordent aucun droit de faveur aux produits de la métropole (le Canada seul fait depuis l'année dernière exception à la règle) ; en sorte qu'en admettant que l'Angleterre vînt à perdre son empire colonial, son commerce avec les vastes régions qui y sont comprises ne subirait, selon toute probabilité, aucune diminution. Cette perte pourrait être sensible à l'orgueil des jingoïstes, mais, loin de nuire à l'industrie anglaise, elle lui serait plutôt avantageuse, en lui procurant une économie notable de frais de production. Ce n'est pas que le budget colonial de l'Angleterre soit fort élevé ; il ne dépasse guère la moitié de celui de la France, 62 1/2 millions ; mais il faut y ajouter l'énorme appoint des budgets de la guerre et de la marine, que nécessite la défense de cet empire, qui s'étend sur tous les points du globe. Ces frais de conservations des colonies augmentent d'autant les prix de revient de tous les produits de l'industrie britannique, et la rendent, par conséquent, moins capable de soutenir la concurrence de ses rivales, non seulement sur les marchés étrangers, mais en Angleterre même.
Le militarisme, le protectionnisme, l'étatisme, le colonialisme tiennent, en ce moment, le haut du pavé, mais leurs excès mêmes ne manqueront pas de hâter leur chute.
(Journal des Économistes. Revue de l'année 1898).