Esquisse de l'organisation politique et économique de la société future

par Gustave de Molinari

Deuxième partie : L'état de paix

Chapitre XV

Résumé et conclusion

L'homme est doué d'aptitudes plus nombreuses qu'aucune des autres espèces qui peuplent notre globe ; il possède des facultés dont elles sont dépourvues ou pourvues à un moindre degré, et des organes adaptés à leur mise en oeuvre. C'est grâce à cette supériorité naturelle de ses facultés et de son organisme qu'il a pu se séparer de l'animalité et s'élever à la civilisation. Nous n'avons pas à rechercher si cet être supérieur a été créé d'emblée et de toutes pièces par une puissance surhumaine ou s'il a été le produit lentement élaboré d'une force intelligente investie dans la matière. Il nous suffit de savoir dans quelles conditions d'existence il a été placé et de connaître le mobile de son activité. Les conditions d'existence d'abord. L'homme est un composé de matières et de forces qui ont besoin d'être alimentées, sinon leur vitalité dépérit et finit par s'éteindre. C'est le besoin d'alimentation ou de consommation impliquant la nécessité de la production. L'homme est soumis, de plus, à des risques de destruction provenant du milieu où il vit. C'est le besoin de sécurité impliquant la nécessité de l'assurance. Ces deux sortes de besoins se manifestent par la souffrance que cause toute déperdition de la vitalité. L'homme éprouve une souffrance quand il les ressent, une jouissance quand il les satisfait. Il est obligé pour les satisfaire de se livrer à deux sortes de travail : travail de production des matériaux réparateurs de sa vitalité, travail de destruction des êtres et des choses qui la menacent. Or, tout travail, soit de production, soit de destruction, nécessite une dépense préalable de forces vitales, partant, une souffrance. Cela étant, l'homme n'est excité à travailler qu'autant que le résultat de son travail lui procure ou lui assure une somme de vitalité supérieure à celle qu'il dépense, partant, une jouissance ou une épargne de peine supérieure à la souffrance. Tel est le mobile de l'intérêt qui détermine l'activité de l'homme comme de toutes les autres créatures. Sous l'impulsion de ce mobile, l'homme est excité encore à satisfaire ses besoins, soit d'alimentation, soit de sécurité, moyennant la moindre dépense, ou, ce qui revient au même, à obtenir en échange de la même dépense la plus grande somme de pouvoir de satisfaction de ses besoins. Cependant cette excitation à diminuer sa dépense ou à en augmenter le résultat suffirait-elle à le déterminer à perfectionner ses moyens de production ou de destruction ? Non, car tout progrès exige un effort, une dépense supplémentaire de force vitale, partant, une souffrance ; pour que l'homme fasse cet effort, consente à cette dépense de surcroît, il faut qu'il y soit excité par un surcroît de peine ou de souffrance. Ce complément d'excitation, qui est la condition nécessaire de tout progrès, se produit par l'opération de la concurrence vitale. dès que les hommes se sont multipliés dans une proportion qui dépassait celle des matériaux de vitalité que leur offrait la nature, la lutte s'est engagée entre eux et les variétés ou les espèces concurrentes. Les concurrents physiquement les plus forts l'ont emporté et ont survécu, tandis que les plus faibles ont succombé. Alors ceux-ci ont été excités au plus haut point à faire l'effort supplémentaire qu'exigeait l'invention des procédés, des armes ou des outils propres à remédier à l'insuffisance de leur force physique. C'est donc la concurrence qui a été le moteur du progrès en le rendant nécessaire, sous peine d'une perte totale de la vitalité, impliquant un maximum de souffrance.

Nous avons vu comment elle a agi dans la première phase de l'existence de l'humanité, comment, dans la lutte des hommes avec les espèces plus fortes et mieux armées, elle les a excités à associer et à combiner leurs forces, à suppléer par un armement artificiel à l'insuffisance de leur armement naturel, à recourir à la destruction des concurrents les plus faibles pour empêcher la raréfaction des subsistances disponibles, et, finalement, à remplacer la destruction et le pillage des plus faibles par l'asservissement et l'exploitation régulière de leurs facultés productives, en ouvrant ainsi une nouvelle et féconde période de progrès par la constitution des États politiques.

C'est entre les sociétés propriétaires de cette sorte d'entreprises et celles qui continuaient à vivre de chasse et de pillage, puis entre ces sociétés elles-mêmes, que s'est poursuivie dans cette période la lutte pour la vie. Subsistant du produit net du travail des populations assujetties, produit net qu'elles percevaient en totalité ou en partie sous forme de corvées, d'impôts ou de redevances, les sociétés propriétaires d'États étaient intéressés à agrandir leurs domaines pour augmenter leurs moyens de subsistance, et elles ne pouvaient les agrandir qu'aux dépens les unes des autres. La lutte pour l'acquisition des matériaux de la vie se continuait ainsi sous sa forme destructive, et elle donnait dans cette période, comme dans la précédente, la victoire aux sociétés qui possédaient la plus grande somme des forces, la plus grande puissance applicable à la destruction. Mais la puissance d'un État se compose de plusieurs éléments, savoir : d'un gouvernement apte à conserver et à augmenter les forces de la société, à les concentrer et à les mettre en oeuvre ; d'une armée capable de développer la plus grande puissance destructive, enfin, d'une population assez industrieuse et économe pour fournir les avances nécessaires à la constitution et à la mise en oeuvre de l'appareil de la destruction, - avances de plus en plus considérables, à mesure que cet appareil se perfectionne, et que s'augmente, sous ces divers rapports, la puissance des États concurrents.

Les États dans lesquels ces éléments constitutifs de la puissance se sont développés au plus haut degré, l'ont emporté dans les luttes de la concurrence sous sa forme destructive de guerre, ils ont fini par acquérir une prépondérance décisive sur les hordes barbares et pillardes, dont ils ont cessé de redouter les invasions et ils sont devenus les maîtres du monde. Mais ce résultat en a impliqué un autre que ne visaient point les concurrents, savoir l'établissement de la sécurité de la civilisation. Or, du moment où la guerre a cessé d'être productive de sécurité, elle a perdu sa raison d'être ; après avoir été utile, elle est devenue nuisible.

Cependant, pour que l'état de guerre prenne fin, il ne suffit pas que la guerre cesse d'être utile, c'est-à-dire conforme à l'intérêt général et permanent de l'espèce, il faut qu'elle cesse d'être profitable aux nations qui continuent à la faire ; qu'au lieu de se solder par un profit pour le vainqueur, elle se solde par une perte. En est-il ainsi ?

Cette question comporte deux solutions opposées, selon que l'on considère l'intérêt de la classe en possession du gouvernement des nations ou celui de la multitude gouvernée, autrement dit des producteurs ou des consommateurs de services publics. La classe gouvernante est immédiatement intéressée à multiplier les services qui constituent son débouché, fussent-ils inutiles ou même nuisibles, et à les faire payer au prix le plus élevé, tandis que la multitude gouvernée est intéressée, au contraire, à ne recevoir que ceux qui lui sont nécessaires et à les payer le moins cher possible. Or, l'état de guerre et le pouvoir illimité qu'il implique sur la vie et les biens de la généralité des membres de la nation permettent à la classe gouvernante d'étendre indéfiniment à son profit les attributions de État et d'agrandir ainsi son débouché. Et dans tous les pays civilisés, l'appareil de la destruction, les services qu'il nécessite et dont le nombre va croissant au fur et à mesure que s'augmente la puissance des États en lutte, forment une portion considérable de ce débouché. En temps de paix, cet appareil de destruction fournit des emplois particulièrement honorables, assurés sinon lucratifs, aux membres de la hiérarchie des militaires professionnels ; en temps de guerre, il leur procure, quelle que soit l'issue de la lutte, une solde supplémentaire et des chances d'avancement qui compensent, et au-delà, les risques afférents à leur industrie. L'état de guerre n'a donc pas cessé d'être profitable à la classe gouvernante et au personnel dirigeant de l'industrie de la destruction. Il l'est même devenu plus que jamais depuis que la transformation de l'industrie, en augmentant dans des proportions extraordinaires la richesse des nations, a permis de demander à l'impôt et au crédit les sommes de plus en plus considérables que nécessite la lutte entre des États de plus en plus puissants.

Mais, tandis que l'état de guerre est devenu plus profitable à la classe des producteurs de services publics, il est devenu plus onéreux et plus dommageable à la multitude des consommateurs de ces services. En temps de paix, cette multitude supporte, avec le fardeau de la paix armée, l'abus du pouvoir illimité de taxer à son profit et à celui de ses soutiens que l'état de guerre confère au pouvoir chargé de la défense de la nation ; en temps de guerre, et quelle que soit l'issue de la lutte, elle subit maintenant, sans la compensation d'un affaiblissement du risque de destruction du monde civilisé par le monde barbare, le dommage direct d'un accroissement de dépenses, nécessairement accompagné d'un accroissement de dettes et suivi d'un accroissement d'impôts, avec le dommage indirect d'une crise qui va s'aggravant à mesure que les échanges se multiplient dans l'espace et dans le temps.

le bilan de l'état de guerre se solde donc en bénéfice pour la classe gouvernante, en perte pour la multitude gouvernée. Que la perte de celle-ci dépasse le bénéfice de celle-là, il suffit pour s'en assurer de jeter un simple coup d'oeil sur les budgets des États civilisés, et, en particulier, sur le chapitre de la dette. Mais il n'en faudrait pas conclure que l'état de guerre soit de sitôt destiné à prendre fin. Au moment où nous sommes, la classe gouvernante n'a pas cessé de concentrer entre ses mains une puissance bien autrement considérable que celle qui se trouve répandue, pour ainsi dire, à l'état amorphe dans la multitude gouvernée. Sans doute, celle-ci s'est maintes fois soulevée contre des gouvernements qui lui faisaient payer leurs services à un prix excessif, et qui l'accablaient de servitudes intolérables, mais quand son effort était victorieux, il n'aboutissait qu'à remplacer une classe gouvernante par une autre, ordinairement plus nombreuse mais de qualité inférieure, et cette révolution n'avait et ne pouvait avoir pour résultat qu'une augmentation des charges publiques et une recrudescence de l'état de guerre [1].

Mais l'état de guerre n'en aura pas moins un terme inévitable. En accroissant par une progression continue, et on pourrait dire automatique, les charges de la multitude gouvernée, il finira par tarir la source où s'alimentent les revenus de la classe gouvernante. Alors, les influences mêmes qui maintiennent artificiellement l'état de guerre depuis qu'il a perdu sa raison d'être, agiront pour y mettre fin, et une période nouvelle et meilleure, période de paix et de liberté, s'ouvrira dans l'existence de l'humanité. A l'organisation politique et économique adaptée à l'état de guerre succédera celle dont nous avons essayé de donner une esquisse, fondée sur l'observation du mobile et des lois naturelles qui gouvernent l'activité humaine ; - ceci à la différence des conceptions socialistes fondées, au contraire, sur l'ignorance ou la négation de ces lois [2].

Il resterait à rechercher quelle a été dans ce grand travail de la civilisation la part des lois naturelles et celle de la liberté de l'homme ; enfin, quel est le but en vue duquel s'est accompli ce travail qui a élevé successivement l'espèce humaine au-dessus de l‘animalité avec laquelle il était, à l'origine, confondue.

Que la part des lois naturelles ait été prépondérante, en ce qu'elles ont déterminé les progrès dont l'ensemble se résume en ce mot : civilisation, en les imposant sous peine de décadence et de mort, aux différentes sociétés entres lesquelles s'est partagée l'humanité, que la pression de la concurrence vitale, sous ses formes successives, ait provoqué l'invention et l'application de mécanismes et de procédés de gouvernement, de destruction et de production de plus en plus conformes à la loi de l'économie des forces, cela ne saurait être contesté, mais il ne s'ensuit pas qu'aucune part n'ait été laissée à la liberté de l'homme dans l'oeuvre de la civilisation. Il en est, à cet égard, des lois économiques comme des lois physiques. L'homme est libre de se conformer ou non à la loi physique de la pesanteur dans la construction de ses habitations, mais s'il contrevient à cette loi naturelle, elles ne tarderont pas à s'écrouler. De même, il est libre d'observer ou non les lois économiques ; mais les sociétés qui se dérobent à la pression de la concurrence, et au sein desquelles les hommes usent de leur liberté, dans leur gouvernement collectif comme dans leur gouvernement individuel, pour gaspiller leurs forces au lieu de les conserver et de les accroître, ces sociétés tombent en décadence et font place à celles qui ont mieux obéi aux lois économiques. Il en a été ainsi dans le passé, il n'en sera pas autrement dans l'avenir. Seulement, dans l'ascension de l'humanité, la part de la liberté de l'individu sur la destinée de la société dont il est membre et de l'espèce tout entière, cette part s'est continuellement accrue. Dans les anciennes sociétés, l'intelligence et la volonté d'une minorité dirigeante, seules, étaient à l'oeuvre, la multitude obéissant passivement à l'impulsion qu'elle en recevait et suivant les règles qui lui étaient imposées sans user de sa liberté pour les contrôler. Il en est encore trop souvent de même dans les sociétés actuelles ; mais, lorsque les servitudes nécessités par l'état de guerre auront disparu, lorsque le gouvernement collectif sera réduit à ses limites naturelles, lorsque l'individu aura acquis toute sa liberté d'action, la part de libre arbitre de chacun sur les destinées de la société et de l'humanité ira grandissant ; seulement l'obligation s'imposera aussi, plus rigoureusement que jamais, de connaître les lois dont l'observation est nécessaire à l'existence de la société, et de s'y conformer.

Mais à quelle fin s'est élevé, sous l'impulsion des lois naturelles, l'édifice de la civilisation ? Ces lois que l'homme n'a point faites lui ont imposé les progrès qui ont augmenté successivement sa puissance sur la nature. Dans quel but ? Serait-ce en vue de son bonheur ? Mais si ces progrès ont diminué la somme des souffrances et augmenté celle des jouissance de l'espèce humaine, considérée dans son ensemble et sa durée, on ne saurait dire qu'ils aient eu pour résultat l'accroissement du bonheur de ceux-là même qui en ont été les artisans et ils ont le plus souvent causé un mal actuel pour procurer un bien futur. La diminution des souffrances et l'augmentation des jouissances peuvent être la conséquence du progrès. Elles n'en sont pas le but. Ce but, c'est l'accroissement de la puissance de l'espèce humaine, en vue d'une destination qui nous est inconnue.

 

Note

[1] Voir l'Évolution politique et la Révolution, chap. IX. La Révolution française.

[2] Appendice, note E. Le concept économique et les concepts socialistes de la société future.


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