L’Irlande, le Canada, Jersey

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

Appendice


La situation de l’Irlande au commencement de 1881. — L’accroissement du nombre des attentats agraires et le développement de l’agitation fomentée par la Land League ont enfin déterminé le gouvernement anglais à recourir à des mesures de répression énergiques. Il a d’abord opposé à la pratique de l’obstruction, que les Home rulers avaient érigée en système, un bill armant le Speaker de la Chambre des communes des pouvoirs les plus étendus pour abréger et clore les débats que les obstructionnistes s’évertuaient à prolonger ; il a ensuite présenté un Coercion bill qui vient d’être voté (par la Chambre des communes le 26 février et par la Chambre des lords le 14 mars), en vertu duquel les garanties de droit commun sont provisoirement suspendues en Irlande. En même temps, il faisait arrêter le principal organisateur de la Land League, M. Michel Davitt, qui se trouvait encore sous le coup d’une condamnation. Ces mesures vigoureuses quoique tardives paraissent avoir exercé une influence efficace, les attentats agraires ont diminué, et un certain nombre de tenanciers ont consenti à payer leurs rentes arriérées.

Quelques jours avant que le gouvernement se fût décidé à agir contre le terrorisme agraire, au moment où la situation devenait tout à fait intolérable, l’auteur publiait (Journal des Débats du 14 janvier) cet aperçu dé l’état des choses :


Depuis plusieurs mois, la situation de l’Irlande n’a pas cessé de s aggraver, les attentats agraires ne se comptent plus, on paye les rentes à coups de fusil, on assassine les propriétaires, on mutile le bétail et on boycotte, en manière d’avertissement, tous ceux qui refusent de se soumettre aux injonctions du pouvoir plus ou moins occulte auquel la plus grande partie de l’Irlande est maintenant assujettie. Le boycottage n’est pas cependant d’invention irlandaise. Le nom seul est nouveau ; il est emprunté, comme on sait, à cet infortuné capitaine Boycott qui a été obligé de recourir aux orangemen de l’Ulster pour rentrer sa récolte ; mais le fait est ancien. Ce n’est autre chose que l’excommunication telle que l’Église la pratiquait au moyen âge, et telle que les ouvriers des Trade’s Unions la lui ont empruntée. L’intéressant ouvrage de M. le comte de Paris sur les associations ouvrières en Angleterre renferme des détails curieux sur cette excommunication populaire : l’ouvrier qui a refusé de faire partie d’une coalition est mis en interdit, et son nom est inscrit sur une liste noire : il est défendu de lui parler, mais il n’est pas défendu de l’assommer.

En Irlande, les propriétaires qui manifestent l’intention perverse d’exiger le payement de leurs rentes, les agents à leur service, les fermiers qui se permettent de louer une terre dont un tenancier a été expulsé pour avoir refusé d’en payer le loyer, les ouvriers qui travaillent sur cette terre maudite, les marchands qui en achètent les produits, ou bien encore qui cèdent à l’appât d’un vil lucre en vendant du sucre, du café ou des vêtements aux excommuniés, les aubergistes ou les hôteliers qui leur accordent un abri au lieu de les envoyer coucher à la belle étoile, en un mot tous les ennemis du peuple, tous les traîtres, tous les faux frères qui leur viennent en aide sont impitoyablement boycottés. Les choses en sont venues à ce point, que sir Stafford Northcote a pu dire à la Chambre des communes « qu’il existe aujourd’hui en Irlande un gouvernement, le plus puissant, le moins scrupuleux et le moins accessible à la pitié que le monde ait jamais vu ». Ce gouvernement anonyme est le véritable maître de l’Irlande, et toutes les concessions qu’on lui a faites n’ont servi qu’à le rendre plus intransigeant.

La seule qui puisse l’apaiser et le réconcilier avec son concurrent officiel, le gouvernement anglais, c’est l’abdication volontaire de celui-ci en sa faveur, c’est la rupture de l’union et l’expulsion des landlords. Cette concession, le gouvernement anglais hésitant encore à l’accorder, il est à craindre que la situation n’aille se gâtant de plus en plus et que les deux concurrents ne finissent par se tirer des coups de fusil. L’issue de la lutte ne saurait être douteuse. L’Irlande n’est pas de force à lutter avec l’Angleterre ; mais le sang aura coulé encore une fois, l’antagonisme des deux races celtique et anglo-saxonne se sera exaspéré, et la réconciliation des deux îles-sœurs, — deux sœurs ennemies s’il en fut jamais ! — se trouvera indéfiniment ajournée.

Chose curieuse ! cette recrudescence inattendue de la crise irlandaise, et en particulier l’aggravation des rapports entre les propriétaires et les tenanciers sont dus principalement aux mesures philanthropiques que l’Angleterre s’est évertuée à prendre pour accélérer la guérison des maux de l’Irlande. Après la cruelle famine de 1847 et l’exode qui en a été la suite, l’Irlande, allégée de l’excédent de sa population, a vu s’améliorer graduellement sa situation économique. Le nombre des petites tenures, qui étaient la plaie du pays, a diminué. Au lieu des quatre ou cinq millions d’hommes qui dans les meilleures an nées réussissaient à peine à joindre les deux bouts, en se contentant de la nourriture la plus grossière, des vêtements les plus sordides et de logements plus semblables à des repaires de bêtes fauves qu’à des habitations humaines, on n’en comptait plus guère que un million, et on pouvait prévoir le jour où ces petites tenures, qui étaient les pépinières du paupérisme agraire, auraient disparu.

A la vérité, cette transformation ne s’opérait point sans souffrances. Des propriétaires, alléchés par l’appât d’un accroissement de revenu, expulsaient sans ménagements leurs petits tenanciers chargés de famille, pour constituer des fermes à pâturages qu’ils louaient, avec une forte augmentation de prix, à des éleveurs venus d’Angleterre ou d’Écosse. C’était un mal sans doute, mais un mal inévitable, et qu’il eût été possible d’atténuer d’ailleurs en facilitant le placement en Irlande ou l’établissement en Amérique des victimes temporaires de la transformation économique des exploitations. Malheureusement on croit volontiers, en Angleterre comme en d’autres pays, que le Parlement possède des spécifiques pour toute sorte de maux, et l’on n’a pas manqué d’appliquer à l’Irlande un surcroît de remèdes parlementaires. Qu’a-t-on fait ? En vertu du bill de Gladstone de 1870, il a été interdit aux propriétaires de renvoyer leurs tenanciers aussi longtemps que ceux-ci consentent à payer leurs loyers, à moins de leur fournir une indemnité équivalant à une prohibition ; cette mesure philanthropique a eu pour résultat d’empêcher le renvoi d’un certain nombre de petits tenanciers, mais elle a enrayé du même coup la transformation progressive des exploitations et consolidé le paupérisme agraire. Elle a eu un résultat pire encore, c’est d’ébranler le droit de propriété et de laisser les propriétaires sans défense contre le boycottage. Puisqu’on pouvait obliger un propriétaire à garder ses tenanciers malgré lui, cela prouvait évidemment que son droit n’était pas entier et irréprochable, cela prouvait que le gouvernement anglais lui-même, si respectueux du droit de propriété, reconnaissait qu’on n’avait pas tout à fait tort de qualifier les landlords de « voleurs de terres ». D’un antre coté comment le propriétaire pourrait-il se défendre à l’avenir contre le « mauvais gré » et le boycottage ? Lorsqu’une grève éclate dans un canton manufacturier, et qu’un atelier vient à être mis en interdit, que font les patrons ? Ils opposent un lock-out à la coalition, ils ferment tons les ateliers du canton et ils coupent ainsi les vivres aux grévistes. En employant un procédé analogue, les propriétaires irlandais pourraient lutter sans désavantage contre les coalitions agraires.

S’il leur était permis de répondre à la mise en interdit d’une de leurs fermes par l’expulsion générale des tenanciers du canton, on y regarderait certainement à deux fois avant de les « boycotter ». Mais ils sont désarmés, et le gouvernement, qui est impuissant à les défendre contre cet interdit sauvage, ne leur permet pas de se protéger eux-mêmes en employant la seule mesure dont l’expérience ait démontré l’efficacité. Ils ont beau connaître parfaitement ceux qui se proposent, à la première occasion favorable, de les canarder de derrière un mur, ils sont obligés, par la loi, de conserver ces agréables tenanciers et de leur fournir indéfiniment des moyens d’existence. Faut-il donc s’étonner si le gouvernement anglais n’est pas moins cordialement détesté aujourd’hui par les propriétaires irlandais que par les Land Leaguers, les Home rulers et les fenians ? Voilà où conduit l’abus de la philanthropie parlementaire.

Ce n’est point en employant des remèdes de ce genre, en essayant de régler par des lois ce qui peut être réglé seulement par l’accord libre des parties, que l’on arrivera à résoudre la question agraire et à pacifier l’Irlande. Il est certain que le pouvoir des propriétaires a été pendant longtemps excessif et qu’ils en ont trop souvent abusé. Ces propriétaires, issus de la conquête et professant une religion ennemie de celle de la majorité de la population, comptaient parfois dans leurs vastes domaines des milliers de tenanciers faméliques, sur lesquels ils avaient pour ainsi dire droit de vie et de mort, car ils pouvaient, suivant leur bon plaisir, les priver de leurs moyens d’existence. Mais cet état de choses n’existe plus ; le tenancier irlandais a cessé d’être à la merci de son landlord, il n’est plus rivé au sol, il peut se déplacer à peu de frais, aller travailler en Angleterre ou émigrer en Amérique ; enfin, s’il possède un petit capital, il peut acheter de la terre et passer de la condition de tenancier celle de propriétaire.

En dépit des majorats et des substitutions, les terres à vendre ne manquent pas, et, en ce moment surtout, on peut se les procurer à vil prix. Il n’était donc pas du tout nécessaire de faire intervenir la loi pour protéger les tenanciers contre les propriétaires, et cette intervention intempestive a contribué plus que tout le reste à aggraver une situation qui allait s’améliorant d’elle-même. Nous ignorons quelle sera l’issue de la crise irlandaise, et nous avons peur qu’elle ne se termine point par une réconciliation générale ; mais cette crise, elle a été provoquée beaucoup moins par les excitations hostiles de la Land League que par les imprudences philanthropiques de l’Angleterre.


Nous n’ajouterons que quelques mots de réponse aux accusations que les journaux de la Land League ont dirigées contre l’auteur des Lettres sur l’Irlande ; c’est qu’il s’est efforcé d’étudier la question irlandaise en dehors de toute influence de secte ou de parti, et que tout en considérant comme de véritables nuisances les remèdes et les procédés de la Land League, il a rendu justice à la sincérité et au dévouement des promoteurs de cette association. Mais, à son avis, la Land League et M. Gladstone lui-même, se sont radicalement trompés sur les moyens de mettre fin à la lutte agraire. Cette crise ne cessera d’une part qu’à la condition que les propriétaires récupèrent la plénitude de leur droit de propriété, qu’ils puissent contracter librement avec leurs tenanciers, les conserver ou les expulser à leur gré ; d’une autre part qu’à la condition que les tenanciers et, en général, les travailleurs agricoles soient affranchis du monopole de fait que les propriétaires n’ont pas encore entièrement cessé d’exercer, par suite de la difficulté que les fermiers et les ouvriers éprouvent à se déplacer utilement. Publier régulièrement le cours des loyers, le taux des salaires, l’état de l’offre et de la demande des terres et des bras dans les différentes parties de l’Irlande ; constituer, soit en faisant appel aux capitaux particuliers, soit en recourant aux fonds aujourd’hui si mal employés de la taxe des pauvres, des sociétés destinées à faciliter le placement du travail en Irlande ou la colonisation en Amérique des bras sans emploi, voilà quels seraient, dans l’opinion de l’auteur, les seuls moyens vraiment efficaces de remédier à la crise agraire.

Du moment où les propriétaires recouvreraient la liberté de disposer de leurs terres, ils achèveraient de se débarrasser du fléau des petites tenures, tandis que, d’un autre coté, les cultivateurs, informés journellement de l’état du marché cesseraient d’être à leur merci. La location de la terre et du travail s’effectuant désormais à un taux de pleine concurrence, le tenancier deviendrait indépendant du propriétaire et l’ouvrier agricole indépendant du tenancier ; enfin, la sécurité venant à renaître, par suite de la pacification des rapports de ceux qui possèdent la terre et de ceux qui la cultivent, les capitaux reprendraient la route de l’Irlande, et ils y détermineraient un accroissement de la demande du travail, qui exhausserait le taux des salaires, répandrait le bien-être et le progrès, en contribuant ainsi plus que tout le reste à apaiser l’Irlande et à la réconcilier avec l’Angleterre.

Ceci est peut-être une utopie de l’auteur, mais est-ce l’utopie d’un ennemi de l’Irlande ?


Le banquet du 18 novembre 1880 à Montréal. — La Patrie de Montréal, organe du parti libéral, et la Minerve, organe du parti conservateur, ont publié des Comptes rendus in extenso de cette manifestation nationale. Ces comptes rendus ont été reproduits ensuite sous forme de brochures ; nous nous bornerons à emprunter quelques extraits à celui de la Patrie :


Le 18 novembre 1880, une société d’élite offrait un splendide banquet à quatre visiteurs distingués au Canada. Cette démonstration, à l’hôtel Windsor, était un hommage rendu aux capitalistes et aux agriculteurs français, qui avaient jeté un regard vers les rives de Saint-Laurent désertées par le drapeau de la France il y a plus d’un siècle.

Les citoyens de Montréal venaient saluer M. Thors, sous-directeur de la Banque de Paris et des Pays-Bas ; M. de Molinari, journaliste parisien déjà si avantageusement connu au Canada ; chargés d’étudier les questions de l’établissement d’un Crédit foncier franco-canadien ; M. le baron de Hogendorp, secrétaire de M. Thors ; et M. de la Londe, agriculteur distingué, représentant de sociétés d’agriculture françaises, tous venus pour nouer des relations d’affaires entre la France et le Canada.

La présence de délégués aussi distingués devait éveiller, dans le cœur des Canadiens-Français, les sympathies qu’ils ont conservées pour la France, malgré une longue séparation, et réchauffer l’amitié qu’ils éprouvent pour les enfants de cette grande et généreuse nation.

C’est la France industrielle, commerciale, agricole, financière, et toujours progressive dans l’ordre matériel, que les citoyens de Montréal ont honorée en offrant leurs hommages a MM. Thors, de Molinari, de la Londe et Hogendorp.

La fête ne laissait rien à désirer. Aux côtés du président, l’hon. P. J. O. Chauveau, on remarquait, outre les hôtes de la soirée, des députés, des représentants de la magistrature, du barreau, du commerce et de l’agriculture, au nombre de plus de 250.


Toasts. La Reine, le Gouverneur-Général, la France, — Réponse par M. LEFAIVRE, Consul Général de France. — Le Lieutenant-Gouverneur, le Parlement fédéral, réponses par l’hon. J.-R. THIBAUDEAU, Sénateur, et M. ALDERIC OUIMET, M. P. — Le Parlement local, réponses par les Honorables L.-O. LORANGER et HONORE MERCIER. — Nos Hôtes, réponses par MM. THORS, de MOLINARI et de LA LONDE. — La Finance, le Commerce, l’Industrie et l’Agriculture, réponses par MM. A.-A. TROTTIER, J.-X. PERRAULT et L.-H, MAS­SUE, M. P. — La Presse, réponses par MM. J. TASSE, de la Minerve, et H. BEAUGRAND, de la Patrie. — Les Dames, réponses par MM. le baron de HOGENDORP, B. GLOBENSKI, A. PREVOST et GEO. DUHAMEL.


Le Président, l’honorable M. Chauveau, ancien ministre, a porté en ces termes, le toast à nos hôtes :


L’heureuse circonstance qui nous réunit aujourd’hui aurait exigé certainement quelqu’un de plus spécialement préparé que je ne le suis à porter la santé que je vous propose.

Cependant, si peu financier que l’on soit, on est toujours en état de comprendre l’importance des nouveaux rapports que la province de Québec vient d’établir avec la France au point de vue du commerce, du crédit public, et des institutions monétaires en général.

Ces rapports ne s’étendent point seulement à notre province, ou du moins il n’y a pas que nos provinces qu’ils intéressent. Ce qui a manqué jusqu’ici à notre développement, ce ne sont pas les ressources naturelles de notre pays, il en est peu qui en possèdent d’aussi grandes ou d’aussi variées ; ce ne sont pas précisément les bras puisque de toutes les provinces, une partie de la population émigre à l’étranger : c’est le capital.

En appelant ici les capitaux étrangers nous les invitons à venir aider aux capitaux anglais et aux capitaux canadiens à développer nos ressources. Ce développement est peut-être ce qu’il y a de plus propre à retenir ici notre population, à attirer l’émigration étrangère et à faire de notre pays un pays grand et prospère.

Ceux qui les premiers sur le continent de l’Europe ont compris l’importance du Canada au point de vue matériel, ceux qui y ont vu les premiers un marché avantageux pour le capital européen, sont des pionniers d’un nouveau genre. Je devrais dire non pas les pionniers mais les premiers de notre siècle ; car s’il est vrai que l’établissement de ce pays a été surtout l’œuvre de la foi et de la charité, le commerce et l’industrie y ont eu aussi une large part. Colbert et Talon surtout avaient autrefois donné leur attention à toutes nos ressources.

C’est donc une continuation, une reprise de leur œuvre que nous voyons depuis quelques années, et nous voyons aujourd’hui comme alors les rapports de pur sentiment, les rapports intellectuels contribuer puissamment à établir ceux de l’ordre matériel.

On a déjà tant insisté dans d’autres circonstances sur tout ce qui s’est fait dans ce genre depuis quelques années, que je craindrais de le faire de nouveau.

Qu’il me suffise de dire que tout se tenant dans ce monde, les hommes politiques, les hommes de lettres, les hommes de finance et de travaux utiles de tout genre se sont aidés les uns les autres, bien souvent à leur insu, dans le mouvement que nous voyons avec tant d’intérêt.

Je vous ferai encore remarquer que la place de Paris étant un des premiers marchés monétaires de l’Europe, nous parviendrons par lui à nouer des relations de commerce avec les autres nations, à attirer ici des capitaux de toutes les parties du continent. Il n’y en aura point trop, messieurs, pour les grandes entreprises, pour les grands développements dont notre vaste confédération est susceptible.

Des hommes parfaitement compétents, en répondant à une autre santé, nous parleront en détail de nos finances, de notre agriculture, de notre industrie, de notre commerce. Ils nous feront voir comment chacun de ces grands intérêts sera servi par l’heureux événement que nous célébrons.

Je me bornerai donc à souhaiter en votre nom, au nom cette grande ville de Montréal, au nom de tout je Canada, de souhaiter, dis-je, la bienvenue aux hommes qui ont eu mission d’étudier ses ressources.

Qu’ils soient mille fois les bienvenus, et qu’ils comptent sur toute notre reconnaissance !


Voici encore la réponse de M. Lefaivre, Consul Général de France, au toast, à la France !


C’est une sensation bien étrange et bien douce à la fois pour le représentant officiel d’une nation, de retrouver la patrie et la famille dans sa résidence diplomatique, et d’y recevoir à tout instant l’écho et l’image fidèle de ses sentiments. D’ordinaire, nos efforts tendent à ménager les préjugés et les susceptibilités nationales, si souvent en désaccord, ou même en conflit avec les nôtres. Ici, au contraire, vos cœurs et le mien sont à l’unisson. Comme moi, vous avez l’amour, le culte de la France : vous avez souffert, vous vous êtes sentis atteints par ses cruelles infortunes ; comme nous, Français, vous croyez renaître, vous participez avec un patriotique orgueil à son relèvement.

C’est que la voix du sang parle en vous, messieurs ; c’est que sortis du sein de la France, vous êtes ses rejetons sur le sol américain, et qu’en dépit de tontes les transformations politiques, vous vous sentez guidés par une impulsion mystérieuse, analogue à celle qui conduisait dans le désert le peuple d’Israël ; c’est qu’enfin, une destinée providentielle vous appelle à fonder, à ramifier dans le nouveau monde une nation française, avec la langue, le caractère et toutes les qualités spécifiques de notre ancienne France. Mission grandiose et bien comprise par lord Dufferin, quand cet illustre homme d’État disait : que la race française était nécessaire à l’Amérique et que la civilisation du nouveau monde serait incomplète sans cet élément. C’est qu’en effet, les utopistes seuls ont pu rêver d’unifier la société humaine par les mœurs, la langue, les lois, de refondre les nations dans un même moule, à l’imitation de Procuste.

La civilisation est comme la nature ; elle procède par la diversité. Dans le monde physique, l’harmonie naît de forces différentes, d’aspects variés à l’infini, souvent de contrastes. De même, dans le monde moral, le progrès est engendré par l’émulation, par la concurrence, c’est-à-dire par l’exercice de la liberté. C’est ainsi que l’Europe moderne a progressé par la rivalité des nations qui la constituent, qu’elle a découvert les Indes, l’Amérique, enfanté des prodiges par la science et par l’industrie et qu’à l’heure actuelle elle est encore, malgré toutes ses imperfections et ses taches, le témoignage le plus éclatant de l’intelligence et de la force humaines. Les peuples, livrés à la contemplation béate de leur génie et de leur grandeur nationale, ne tardent pas à s’étioler dans une funeste langueur. La race anglo-saxonne si vivace, si fortement douée n’échapperait pas à ce danger si la lumière ne lui venait que par ses prophètes célébrant en style dithyrambique et sur tous les tons sa vitalité, son énergie, sa supériorité sur les autres races, sur tout l’univers. Eh bien ! le Canada-Français rend à la race anglo-saxonne, un immense service, en se développant à côté d’elle, en la préservant d’une sécurité trompeuse, en lui faisant sentir l’aiguillon salutaire de la concurrence.

La concurrence des nations affecte différentes formes. Longtemps, elle s’est exercée exclusivement par la guerre ; aujourd’hui ce sont les victoires de l’industrie, du commerce, de l’intelligence, qui sont considérées comme les plus fécondes. Mais ici comme sur les champs de bataille, le courage est souvent trahi par la force. Il faut l’organisation, d’immenses ressources toujours prêtes à se renouveler, il faut surtout des alliés, pour assurer le triomphe. Longtemps le Canada-Français a été dans la situation d’une place démantelée et cernée de toutes parts, résistant, sans munitions, à bout de vivres, contre tout espoir, pour défendre l’honneur national. Résistance héroïque et qui tiendra plus d’une page glorieuse dans l’histoire ! Enfin le moment est venu où la sentinelle peut, du haut des tours, apercevoir les bataillons accourus pour la délivrance ! Ces bataillons, messieurs, ce sont les capitaux, ce sont les entreprises industrielles, c’est le concours sympathique, ardent de nos financiers, de nos hommes de lettres, de toutes nos forces nationales pour le développement pacifique de la race française sur ce continent.

Quant à moi, messieurs, le grand honneur de ma vie publique sera d’avoir été sinon le guide, du moins le précurseur de cette armée libératrice, d’avoir symbolisé pendant quelques jours, dans ma personne, l’embrassement fraternel de l’ancienne et de la nouvelle France et leurs effusions réciproques après une séparation séculaire. C’est avec bonheur que je viens remplir cette tâche dans, la noble cité de Montréal, cette métropole commerciale de la France américaine dont tous nos voyageurs français admirent avec un mélange d’orgueil et de stupéfaction, les splendeurs.

C’est ici que j’ai connu pour la première fois, il y a huit ans, l’hospitalité .canadienne. J’étais nouvellement arrivé d’Europe et je n’avais encore sur le Canada que des notions superficielles ; ce sont des Montréalais qui m’ont servi d’initiateurs dans mes études sur votre pays ; c’est ici, comme dirait M. le président, que j’ai préludé à ma carrière canadienne. Il m’est bien doux aujourd’hui d’avoir acquis quelques titres personnels à votre amitié et de vous apporter, avec un mandat officiel, le salut affectueux de la France.

Mais parmi ces épanchements, il est un devoir que la justice et la gratitude nous imposent, et dont je veux prendre l’initiative ; c’est un hommage à l’Angleterre dont le pavillon abrite, avec une fierté magnanime, cette réunion de famille. Une politique large et clairvoyante l’a mise au-dessus des préjugés ordinaires, et lui permet de voir avec désintéressement, que dis-je, avec sympathie, notre réapparition, de nous accueillir en ces lieux, non plus comme des adversaires, mais comme des amis venus pour l’assister loyalement dans une œuvre bienfaisante, et contribuer à la prospérité de sa plus belle colonie : Heureuse l’Angleterre d’avoir une politique aussi large ! Heureuse surtout l’Amérique où les rivalités meurtrières de l’Europe deviennent un anachronisme et se transforment en luttes fécondes par le travail pour le progrès de l’humanité !


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