L’Irlande, le Canada, Jersey

L’Irlande

Lettres adressées au Journal des débats


par M. Gustave de Molinari.

Membre correspondant de l’Institut

III

De Dublin à Galway. — Les chemins de fer. — Configuration physique de l’Irlande. — Divisions géographiques. — Physionomie du Connaught. — La condition des tenanciers. — Les graziers. — Les cabines. La rente. — Les impôts. — La tourbe. — Les vêtements. — L’église. — L’instruction populaire. — Les dépenses de luxe. — L’épargne.

Galway, 14 août 1880.


On va en cinq heures de Dublin à Galway, c’est-à-dire de la côte orientale à la cote occidentale de l’Irlande, en passant par Mullingar et Athlone., et en suivant une ligne légèrement infléchie vers le nord. Le tarif du chemin de fer est assez élevé, eu égard à la pauvreté du pays : 1 liv. st. 3 sh. 8 d. pour la première classe, la moitié pour la dernière. Les aménagements laissent à désirer, et je crois bien que les voitures basses garnies d’un drap bleu taché et fané dn matériel de la Midland Great Western C° ressemblent aux vêtements des Décrochez-moi ça du quartier de Saint-Patrick : elles ont déjà servi en Angleterre, et elles ont l’air d’avoir été rachetées au rabais comme la défroque des ladies ou des femmes de chambre des ladies du West End. Cependant la Compagnie fait d’assez bonnes affaires ; elle distribue un dividende de 4 % ; la ligne de Dublin à Cork donne 5 ½ %, et celle de Dublin à Belfast 6 % ; les autres sont beaucoup moins productives, et celles qui ont été construites avec le concours du gouvernement, la ligne d’Athenrey à Limerick par exemple, ne rapportent rien. Mais aussi pourquoi construire des chemins de fer où de simples tramways pourraient suffire ? On y regarderait certainement de plus près si l’on ne pouvait pas puiser dans la bourse inépuisable du gouvernement. La route est monotone. L’Irlande est une vaste cuvette avec un fond plat et des bords relevés, déchiquetés et bossues ; autrement dit, c’est une plaine environnée de montagnes, qui offre aux touristes, dans ses parties pittoresques, les agréments d’une Suisse, maritime. De Dublin à Mullingar, la plaine est verdoyante et les champs sont agréablement coupés de haies. A Mullingar commence la région des bogs. Les bogs sont d’immenses dépôts de tourbe couverts de bruyères, qui fournissent la presque totalité du combustible que l’on consomme en Irlande. Plus loin, c’est la région pierreuse du Connaught, la plus pauvre du pays. Je rappellerai à ce propos à ceux de mes lecteurs auxquels la géographie de l’Irlande serait peu familière, — chose après tout pardonnable ! — qu’elle est divisée en quatre grandes provinces, Munster, Leinster, Ulster et Connaught, lesquelles sont à leur tour divisées en comtés, et ceux-ci en baronnies, en paroisses, en unions des pauvres, en divisions électorales, etc. Le Connaught, qui occupe la région de l’Ouest, est le moins favorisé de la nature, et c’était autrefois une locution populaire d’envoyer les gens au diable ou en Connaught On croirait que toutes les pierres de la création s’y sont donné rendez-vous. Le Connaught pourrait fournir de la chaux et des pierres de taille bleues comme celles- de la Belgique au reste du monde ; mais on ne fait de la chaux que pour les besoins du pays ; on se sert des pierres pour construire les habitations, enclore les domaines et les champs, au lieu de haies, ce qui ne contribue pas à la gaieté du paysage. Tantôt on se contente de les superposer grosso modo, tantôt on en fait de vraies murailles hautes et solides, avec une crête crénelée. Nulle part je n’ai vu autant et de si beaux murs. Je suis persuadé qu’en les mettant bout à bout dans le seul comté de Galway on dépasserait en longueur la grande muraille de la Chine. Dans les prairies paissent des moutons de haute taille, blancs, fourrés et appétissants, dont l’aspect aristocratique et confortable contraste avec la misérable et chétive apparence de la généralité des habitants. Cela vient de ce que les moutons appartiennent à une race améliorée et de ce qu’ils ont des propriétaires intéressés à les bien soigner, tandis que la race des pauvres gens du Connaught va se détériorant tous les jours par l’émigration qui enlève la fleur de la jeunesse ; à quoi il faut ajouter que le bétail bien soigné se vend plus cher, tandis que la propreté ou la malpropreté du tenancier et de l’ouvrier n’influe pas, visiblement du moins, sur le taux de la rente et du salaire. Je m’arrête à la station d’Athenrey, à une douzaine de milles en avant de Galway, et je vais passer quelques jours à un castle des environs, où je reçois une gracieuse et cordiale hospitalité irlandaise qui vaut bien l’hospitalité écossaise, et d’où je visite les propriétés avoisinantes pour me rendre-compte de la condition des tenanciers et des propriétaires. Il y a deux catégories de tenanciers : les petits qui exploitent un lopin de terre au-dessous de 15 acres et qui payent généralement une rente inférieure à 10 liv. st. (250 fr.), et les moyens eu les grands tenanciers qui payent jusqu’à 300 livres de rente, et même davantage. Ceux-ci sont pour la plupart des graziers (éleveurs de bétail, principalement de moutons), qui nourrissent du bétail maigre que l’on expédie ensuite dans les comtés de West-Meath et de Meath, sur la côte orientale, où l’on achève de l’engraisser et d’où on l’expédie sur les marchés anglais. Ces graziers ont — pardonnez-moi l’expression à cause de la couleur locale, — du foin dans leurs bottes. Il en est venu un bon nombre d’Écosse ; ils faisaient d’excellentes affaires et payaient une rente supérieure de plus de moitié à celle des petits tenanciers, lorsque les maladies du bétail, causées par la surabondance des pluies et la concurrence américaine, ont provoqué une crise dont ils ne se sont pas encore relevés ; cependant, depuis quelques semaines la situation s’est améliorée, le prix de la viande sur pied a haussé d’un tiers, ce qui prouve, pour le dire en passant, que les bœufs et les moutons d’Amérique ne sont pas encore près de réduire à la mendicité leurs confrères d’Europe. Mais c’est la condition des petits tenanciers qui m’intéresse surtout. Voyons comment ils résolvent le problème de l’existence, — problème laborieux partout et en Irlande plus qu’ailleurs. Dans la propriété que j’ai le mieux étudiée et qui contient 5 849 acres irlandais (5 acres irlandais équivalent à 8 acres anglais, l’acre vaut donc 3/5es d’hectare), on compte 287 tenanciers parmi lesquels 227 payent au-dessous de 10 liv. st. de rente et occupent 1 165 acres ; les 60 autres, des graziers pour la plupart, exploitent le restant. Ces petits tenanciers payent de 12 ½ à 15 sh. par acre, soit de 20 fr. à 25 fr, par hectare tandis que les graziers payent en moyenne pour les pâturages 1 liv, sterl. Le propriétaire n’a pas augmenté la rente depuis 1854 ; elle a été exhaussée alors d’un shelling par acre, et il accorde des réductions dans les mauvaises années. On ne se souvient pas d’une éviction dans le domaine. Les tenanciers payent avec régularité, sauf dans les années où la récolte a manqué, et ils y mettent toute la bonne volonté possible. Ceux-là seuls ne payent pas qui ne peuvent pas payer, me dit-on. Quelques-uns, les plus pauvres, n’ont à fournir qu’une rente presque nominale. On m’en cite un qui ne paye que 6 deniers (60 centimes) par an pour sa chaumière avec les quelques perches (division de l’acre), où il cultive ses pommes de terre. C’est une exception ; mais, en somme, le taux de la rente des petits tenanciers qui occupent moins de 15 acres (9 hectares) est fort modéré dans ce domaine et dans les quelques autres que j’ai visités. Il y a, en revanche, des graziers qui payent jusqu’à 5 liv. st. de loyer pour les bonnes prairies.

Le tenancier construit lui-même son habitation. Il n’a qu’à se baisser pour ramasser les pierres, et il n’y a pas de paysan dans ce comté qui ne sache faire un mur. Il n’a pas besoin de bois de charpente, et le propriétaire lui permet ordinairement de couper gratis les grosses et les menues branches qui supportent son toit de chaume. L’apparence extérieure des habitations, même les plus pauvres, n’est pas désagréable à l’œil ; elles sont proprement blanchies à la chaux, — car la chaux ne coûte que la peine de la faire, — mais il ne faut pas les voir de trop près. La cour qui les sépare de la route est remplie d’un fumier moitié solide moitié liquide, où se vautre le porc, personnage important qui est généralement chargé du paiement de la rente, d’une demi-douzaine d’oies et de quelques poules avec un coq. Çà et là des enfants pieds nus et en guenilles, que l’on débarbouille le samedi. La chaumière a une porte basse, — il faut se baisser pour entrer, — divisée en deux compartiments. Celui de dessus reste ouvert. On le ferme au loquet, quand il y a un loquet. Ordinairement trois fenêtres, — du plus petit format, — j’ai vu plus tard des masures à une fenêtre, et même sans fenêtres. L’étable du porc est adossée à un des pans de l’habitation. Pas d’apparence de water-closets. On en trouve dans quelques habitations construites récemment par des propriétaires philanthropes ; mais c’est une nouveauté à laquelle les habitants n’ont pas réussi encore à s’accoutumer. J’entre dans un de ces wigwams de l’homme civilisé. Il y a deux pièces : dans la première, une large cheminée à manteau où brûle un peu de tourbe, trois chaises en bois, une petite table, une commode, un rouet, — les paysannes filent une laine grossière dont on fait des jupons rouges, plus rudes mais plus propres, que les ci-devant robes de soie du quartier de Saint-Patrick. Un petit miroir de deux sous sur le rebord d’une fenêtre. Une marmite contenant de grosses pommes de terre. Le sol est nu, et il n’y a pas de plafond. On voit le chaume à travers les branchages noircis par la fumée qui le supportent. Je demande à visiter la chambre à coucher ; mais la maîtresse du logis refuse, avec un scrupule honorable, de céder à mes sollicitations. Derrière là chaumière, un petit champ de pommes de terre, où quelques choux sont plantés en bordure, enclos d’un mur de pierres superposées, avec des brèches provenant d’écroulements non réparés. A côté, un autre petit champ d’avoine. Les pommes de terre et les choux forment le gros de la nourriture. On se procure les autres nécessités de la vie, et on paye la rente en vendant le porc et l’avoine ; ou bien, si l’homme est jeune et entreprenant, il va travailler une partie de l’année en Angleterre. Dans ces derniers temps, la crise industrielle a fermé en partie ce débouché et c’est une des causes principales de la recrudescence de misère dont vient de souffrir l’Irlande. On estime que dans les années de prospérité 100 000 Irlandais traversent le canal soit pour aller travailler dans les manufactures, soit pour faire la récolte, et qu’ils en rapportent une somme de 5 à 600 000 liv. st. La culture se fait à la bêche dans les petites tenures. Quand le tenancier en a les moyens, il loue une charrue et un attelage : la journée lui coûte 10 shellings en été, 7 shillings en hiver. Il faut deux journées de charrue pour labourer un acre. Voilà pour le logement, la nourriture et la rente. Dans les mauvaises années on ne paye guère la rente, et l’extrême gauche de la Land League est d’avis même que c’est un abus de la payer dans les bonnes. Il y a aussi les impôts : la taxe du comté pour les routes, dont tous les tenanciers payent leur part, la taxe des pauvres et la dîme qu’ils payent de moitié avec le propriétaire quand la rente dépasse 4 liv. st. On ne peut pas se dispenser de payer l’impôt, on ne peut pas se dispenser non plus de se nourrir, et quand la pomme de terre a manqué comme l’année dernière, quand les avoines n’ont pas réussi, quand le travail est rare en Angleterre, quand on a imité la cigale de préférence à la fourmi, chose trop commune en Irlande et ailleurs, c’est un problème bien difficile à résoudre. La charité publique et privée y pourvoit sans doute, mais le paysan irlandais a le workhouse en horreur, et on lui mesure, — avec une parcimonie que je ne puis blâmer en ma qualité d’économiste sans entrailles, — l’out door relief (secours à domicile). En tout cas, n’est-il pas pitoyable de voir toute une population réduite à vivre de charité dans un pays où, quoi qu’on en dise, la terre est loin d’être une marâtre ? Le combustible ne coûte rien au petit tenancier, du moins dans la partie du comté de Galway que j’ai visitée ; le propriétaire lui permet d’aller couper gratis dans le bog sa provision de tourbe. On me cite, à la vérité, des propriétaires qui se montrent moins généreux, — ce sont, en général, des propriétaires nouveaux, issus de la loi des Encumbered Estates. Mais il s’agit encore de se vêtir, de pourvoir aux frais du culte et de l’éducation des enfants, enfin de s’accorder, si la chose est possible, un minimum de luxe. Les vêtements de la semaine ne coûtent pas cher, et on ne les quitte guère que lorsqu’ils prennent eux-mêmes l’initiative de la séparation ; peut-être les garderait-on plus longtemps si l’aiguille n’était pas un outil absolument inconnu dans les chaumières irlandaises, malgré l’abondante production qui s’en fait en Angleterre. On ne raccommode rien, et on ne nettoie que les habits du dimanche. Ceux-ci ne sont pas aussi misérables que pourrait le faire supposer l’affreux délabrement des autres. J’ai assisté, un dimanche, à la messe dans l’église de Monivea, et j’ai été frappé du bon état et de la propreté des costumes, presque de l’élégance des toilettes. On se serait cru dans un village aisé du nord de la France ou de la Belgique. Point de blouses de toile, des habits en bonnes étoffes de laine, des chapeaux et du linge ; les femmes ont des bonnets blancs repassés, quelques-unes des chapeaux ; celles dont la tête est nue ont les cheveux en ordre, toutes portent des souliers : la plupart, à la vérité, les gardent à la main jusqu’à l’entrée de l’église. Il y a quelques boys pieds nus, mais propres. L’église, d’apparence modeste, est bien tenue. C’est une ancienne construction avec des fenêtres en ogive, dont l’intérieur réparé n’est plus d’aucun style. L’autel en bois, qui se détache sur un grand rideau brun, a pour tout ornement quatre bouquets de fleurs artificielles et six chandeliers en cuivre, Le prêtre, — un jeune vicaire, — récite avant la messe des prières en anglais ; point de sermon. La tenue de l’auditoire est édifiante. Les hommes sont d’un côté, les femmes de l’autre. Quelques notabilités et trois policemen de la constabulary, qui est la gendarmerie de l’Irlande, occupent les bancs privilégiés des deux côtés de l’autel ; la foule s’agenouille sur le sol nu. Le clergé n’a pour revenu que les contributions volontaires des fidèles. On paye au curé une somme fixe à Pâques et à Noël ; le casuel provient des mariages, des baptêmes et des enterrements. Il en coûte assez cher pour se marier. On me cite un paysan qui a donné 90 liv. st. de dot à sa fille et qui a été taxé à 8 liv. st. par son curé. Les baptêmes et les enterrements .reviennent à meilleur marché, mais on se plaint de ce que les prêtres s’abstiennent d’accompagner au cimetière les morts qui ont négligé de pourvoir aux frais de leur enterrement. Les évoques reçoivent un tantième des revenus du clergé paroissial, et parfois aussi ils sont titulaires de certaines cures qu’ils font desservir à leur profit. Sans être riche, le clergé catholique possède de quoi subvenir à son entretien, même dans les parties les plus pauvres de l’Irlande, et il jouit d’une popularité qu’il a perdue dans les pays où il n’est plus qu’un corps particulier de fonctionnaires salariés par le gouvernement. On prétend cependant qu’il se recrute plus difficilement et qu’il a perdu de son influence depuis quelques années. La plupart des ordres religieux sont représentés en Irlande, mais leurs établissements sont relativement en petit nombre, l’entretien du clergé séculier absorbant la plus grande partie de la somme que les fidèles croient devoir consacrer, et qu’ils consacrent librement à la satisfaction de leurs besoins religieux. Clergé séculier et clergé régulier portent le même costume : redingote noire et chapeau rond : je n’ai aperçu nulle part une robe de moine, ni une soutane surmontée d’un tricorne. N’est-il pas remarquable que les pauvres Irlandais pourvoient volontairement à l’entretien de leur culte, sans que la religion, en souffre, au contraire ! et qu’ils aient à leur service un clergé, sinon des plus intelligents, au moins recommandable par la pureté de ses mœurs et la conscience avec laquelle il s’applique à concentrer son activité sur l’accomplissement de ses devoirs religieux ? N’est-ce pas un phénomène digne d’être noté ? Avant l’année 1869, les catholiques payaient la dîme à l’Église anglicane. Le gouvernement a redressé alors ce juste grief de l’immense majorité du peuple irlandais en « désétablissant l’Église privilégiée », après l’avoir libéralement indemnisée. La dîme n’en continue pas moins à être payée, c’est le gouvernement qui la perçoit a son profit. Cela ne change rien à la situation matérielle des contribuables, mais ils ne sont plus obligés de concourir à l’entretien d’un culte dont ils repoussent les services. C’est une satisfaction morale qui a bien son prix.

Si le gouvernement abandonne aux Irlandais le soin de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins religieux, en revanche il a jugé à propos de s’occuper activement de leur instruction. Cette instruction, il faut bien le dire, était fort négligée. La grande majorité du peuple irlandais ne savait ni lire ni écrire. Le gouvernement a établi et doté largement les « écoles nationales », et elles ont fait merveille. Quoique l’instruction n’ait pas été rendue obligatoire, la nouvelle génération est amplement pourvue des connaissances élémentaires, et le goût de la lecture se développe à vue d’oeil. On lit naturellement de préférence les journaux les plus intransigeants : the Nation, the Irish Word, the Irish Flag, qui ont voué à l’Angleterre une haine à mort et qui applaudissent aux exploits des « braves Afghans ». Que voulez-vous ? Il faut un commencement à tout, et l’Angleterre n’a point réussi encore à conquérir l’amour du peuple irlandais, en dépit des National Schools et du bill de Gladstone. Quelques esprits timorés sont d’avis que ce goût des lectures violentes pourrait bien aggraver la situation ; ils pensent qu’il aurait mieux valu ne pas forcer l’instruction populaire après l’avoir négligée ; c’est un point sur lequel je ne me prononcerai pas. Je préfère aller visiter la National School de Monivea. C’est une maison d’un étage, divisée en deux pièces ; les classes (il n’y en a pas moins de six) se tiennent dans la plus grande ; elle est proprement blanchie à la chaux, tapissée de cartes et d’animaux coloriés. Bancs et pupitres en bois blanc. Une trentaine d’enfants des deux sexes, presque tous pieds nus mais point trop malpropres, sont en train de réciter leurs leçons. Le maître d’école a l’air comme il faut et au-dessus du commun. Il reçoit 46 liv. st. du gouvernement, 5 liv. st. du propriétaire et 12 liv. st., de casuel pour les examens. Total 63 liv. st., ou 1 575 francs, avec la jouissance d’une maison annexée à l’école et d’un carré de pommes de terre bordé de choux. Le prix de l’écolage est de 4 sh. par trimestre ; mais on n’a pas encore pris l’habitude de le payer, et un avertissement pendu à la muraille se borne à inviter les parents ou les protecteurs des enfants à donner au moins 6 pence. Il ne paraît pas que cette invitation ait tout le succès désirable. Les enfants ne suivent pas non plus les cours avec une régularité absolue, surtout dans les mois d’été. Ce jour-là, par exemple, les grands étaient allés couper la tourbe ou conduire les petits ânes qui la transportent au logis. Le programme renferme, avec les matières ordinaires de l’instruction élémentaire, des leçons d’agriculture pour les garçons et de couture pour les filles. Un auxiliaire féminin vient donner les leçons de couture dans la petite pièce à côté. L’instruction est strictement laïque, les « écoles nationales » recevant à la fois des élèves protestants et catholiques. On enseigne cependant les éléments de la religion, en dehors des heures de classe. La dame du château se charge bénévolement de l’instruction du petit nombre des enfants protestants, en l’absence de desservant. Le maître d’école se charge du catéchisme. C’est le catéchisme du diocèse de Tuam qui est en usage ; il est imprimé d’un côté en anglais, de l’autre en langue irlandaise. On parle beaucoup l’irlandais dans le Connaught ; il y a même, d’après l’infaillible statistique de Thom, 103 000 individus qui ne connaissent pas d’autre langue. Je n’ai pas bien réussi à comprendre pourquoi le prêtre catholique ne se charge pas de l’enseignement du catéchisme dans la National School de Monivea, mais le maître d’école n’est pas excommunié, c’est l’essentiel. En résumé, l’instruction paraît suffisante, et elle est quasi gratuite. Les parents élèvent leurs enfants à petits frais, les pommes de terre dont ils les nourrissent se récoltent dans l’enclos, et les vêtements se récoltent sur les parents quand les habits de la semaine sont arrivés à leur extrême maturité. Aussi le petit tenancier ne s’est-il pas avisé encore de limiter sa population. On trouve ça et là quelques jolis visages dans cette marmaille barbouillée et dépenaillée, et le paysan du comté de Galway ne répond point d’ailleurs au type peu flatteur des caricatures du Punch. Le nez est correct, la figure régulière, les yeux bleus, les cheveux bruns, l’expression spirituelle et madrée, quelque chose du renard.

Les enfants ne sont pas le principal article des dépenses de luxe. II y a d’abord et avant tout le whisky ; il y a ensuite, sur le second plan, le thé, le sucre, et quelques autres douceurs dont on avait pris l’habitude dans les bonnes années. On les achetait trop souvent à crédit, et l’épicier ne manquait pas de retirer de son argent un intérêt respectable. Les mauvaises récoltes ont tué le crédit, mais l’achat au comptant n’est pas en faveur. Je vois dans le compte rendu du dernier Congres des Sociétés coopératives, qu’on n’en compte que 4 en Irlande avec 290 membres, et un chiffre de ventes de 414 325 francs ; il y en a 1 181 dans le Royaume-Uni avec 560 703 membres et un chiffre de ventes de 528 millions de francs. Que faut-il porter encore au chapitre du « luxe » ? Ah ! la toilette des femmes. Je n’ai pas le courage de leur reprocher les rubans de la coiffure du dimanche. Elles usent si peu de souliers !

Toutes dépenses faites, reste-t-il quelque chose au petit tenancier pour les mauvaises années ? Pas grand’chose à coup sûr. Je constate cependant le succès rapide des Caisses d’épargne postales. Tandis que les dépôts des banques et des Caisses d’épargne ordinaire ont décru sensiblement dans la dernière crise, les dépôts se sont élevés dans les Caisses d’épargne postales de 1 152 000 liv. À 1 229 000 en 1880 ; en faudrait-il conclure, comme le prétendent des gentlemen de mauvaise humeur, que les tenanciers mettent à la Caisse d’épargne l’argent qu’ils doivent et qu’ils ne payent pas à leurs propriétaires ? Je me plais à n’en rien croire et je donne le propos pour ce qu’il vaut. Autant qu’une étude rapide me permet d’en juger, le petit tenancier du comté de Galway peut vivre dans une aisance relative quand l’année est bonne ; il vivrait mieux s’il avait moins de goût pour le whisky et si sa femme connaissait l’usage de l’aiguille et du savon ; mais que la pomme de terre vienne à manquer, le voilà à deux doigts de la ruine. C’est un dicton populaire en Irlande, qu’il n’y a pas trois mauvaises années entre le petit tenancier et la famine. A ce mal je ne connais qu’un remède : l’augmentation de la production et la diffusion de la richesse. Mais n’abusons pas de l’économie politique, et, après avoir examiné la condition des paysans, jetons an simple coup d’œil sur celle des propriétaires. Ce sera pour ma prochaine lettre.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil