Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


I. Grandeur de la guerre

Chapitre V. Les produits de l’exploitation d’un État politique


Que les co-partageants d’un domaine politique tiraient leurs moyens de subsistance du produit du travail et des redevances qu’ils imposaient à la population assujettie. — Que leur intérêt bien entendu les obligeait à modérer leurs exigences et à perfectionner leur régime d’exploitation. — Transformation progressive de ce régime. — Que la politique des propriétaires d’États avait pour objectif l’augmentation de la puissance et de leur richesse.


Lorsque le partage d’un domaine conquis eut été effectué, chacun des co-partageants s’établit dans le lot qui lui était échu avec des compagnons plus ou moins nombreux qui préféraient s’attacher à sa fortune et vivre dans sa manse, plutôt que d’entreprendre l’exploitation d’un des petits lots assignés aux simples ouvriers de la conquête. La population de chacun de ces lots avait à pourvoir à la subsistance de son seigneur et propriétaire, soit qu’il la réduisit en esclavage et l’appliquât aux métiers et professions dont les produits ou les services lui étaient nécessaires, en se chargeant de leur fournir les nécessités de la vie, soit qu’il leur laissât la jouissance de leurs terres et de leurs métiers, en leur imposant des redevances en travail, en produits de leur industrie ou en argent. Comme les propriétaires seigneuriaux étaient les plus forts, ils dictaient leurs conditions, et les plus avides ne manquaient pas d’abuser de leur pouvoir. Cependant, l’expérience leur démontra qu’en exagérant leurs prélèvements sur le travail et ses fruits, ils affaiblissaient la capacité productive de la population assujettie et diminuaient par là même, à la longue, les revenus qu’ils en tiraient. Les plus intelligents s’appliquèrent à proportionner ces prélèvements aux forces contributives des sujets, esclaves, serfs ou colons, et à perfectionner le régime d’exploitation de leurs facultés productives : les esclaves furent employés aux travaux auxquels ils étaient les plus propres, et ceux qui exerçaient des métiers ou des professions dont les produits ou les services excédaient les besoins du maître et de sa maison furent autorisés à se créer, moyennant redevance, une clientèle extérieure ; ils constituèrent des corporations et s’affranchirent, généralement par voie de rachat. Le seigneur se réserva encore le monopole de certains produits ou services, tels que la fabrication de la monnaie et la mouture du blé ; il établit des droits de douane ou des péages à l’entrée et à la sortie de son domaine, etc., etc. En même temps, la nécessité de l’ordre et surtout de l’obéissance à l’autorité du maître déterminait dans chaque domaine l’établissement d’un code, — emprunté d’ailleurs le plus souvent aux coutumes de la population assujettie, — d’une justice et d’une police, avec la sanction de pénalités graduées d’après la gravité des délits ou des crimes, et particulièrement rigoureuses pour ceux qui attentaient à la sécurité du seigneur et de son « État ». C’était, en un mot, une organisation naturelle qui répondait aux nécessités de la conservation et de l’exploitation du domaine seigneurial. Le revenu de ce domaine était d’autant plus élevé que le sol était plus fécond, la population plus laborieuse et industrieuse, l’administration seigneuriale plus intelligente, les charges mieux proportionnées à la capacité des contribuables. A côté des seigneuries les plus riches, d’autres, Moins favorisées par la nature et plus mal administrées demeuraient pauvres, mais la classe conquérante, propriétaire du sol, n’en posséda pas moins longtemps avec la supériorité du rang celle des revenus, en comparaison des autres classes de la population.

C’était sur le produit de leurs domaines que vivaient tous les membres de l’armée qui avaient obtenu un lot immobilier dans le partage, à commencer par le chef lui-même. Il n’y avait que des redevances, des impôts et des monopoles locaux. Lorsqu’une guerre survenait, soit que l’établissement commun, l’État, subit une agression, soit qu’une entreprise de conquête parut avantageuse, tous les propriétaires de domaines y concouraient par l’apport de leurs contingents de forces et de ressources. Ils supportaient leur part des frais de la campagne, et, en cas de victoire, ils recevaient une part du butin proportionnée à leur apport.

Il en alla ainsi jusqu’à ce que le plus fort eut assujetti à son autorité la généralité des propriétaires de seigneuries, et qu’au morcellement féodal succéda une domination unique. Alors, aux revenus de son domaine particulier, qui constituaient auparavant ses seuls moyens de subsistance, le chef, le roi, joignit une partie des impôts que percevaient les seigneurs et qui servaient à rétribuer des services désormais unifié 1. Il s’attribua, notamment en France, le monopole de la fabrication et de l’émission de la monnaie, l’impôt sur le sel, les droits de douane établis aux frontières de l’État. Toutefois, il ne pouvait dépouiller les seigneurs de cette portion de leurs revenus qu’à la condition de diminuer les charges que nécessitait la sécurité commune. C’est ainsi qu’il exonéra les seigneuries de la fourniture de leurs contingents de forces et de ressources, en instituant une armée permanente, à l’entretien de laquelle il était pourvu au moyen d’un impôt général, l’impôt des aides.

Mais que l’État fut morcelé entre une multitude de seigneuries indépendantes ou rattachées par les liens de la féodalité, ou qu’il fut entré dans sa période d’unification, ceux qui le possédaient obéissaient, comme les autres propriétaires d’entreprises industrielles ou autres, au mobile de l’intérêt et à l’appât du profit. Ils s’efforçaient incessamment d’augmenter l’importance de leurs établissements, et, par conséquent, leur puissance et leur richesse. C’était l’objectif de leur politique et le fondement de cette morale particulière que l’on a désignée sous le nom de raison d’État.



Note

1. Voir L’Évolution politique et la Révolution, chap. III, « L’agrandissement et l’exploitation de l’État ».


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