par M. Gustave de Molinari.
Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes
Pourquoi la sécurité ne peut s’établir d’elle-même au sein des sociétés humaines. — Nécessité d’un gouvernement chargé de la produire — Comment et dans quel but les gouvernements se sont institués à la suite de la conquête et de la fondation des États politiques. — Analogie de la conquête avec les autres entreprises. — Le partage de ses fruits. — Nécessités de conservation qui s’imposaient aux conquérants et aux fondateurs d’États. — Que les gouvernements n’ont eu, à l’origine, d’autre objet que d’assurer la sécurité de possession des sociétés conquérantes. — Les trois périodes de la constitution des États politiques. — Que leur transformation a déterminé l’agrandissement de l’aire de la sécurité.
Les abus du gouvernementalisme, les charges excessives que les gouvernements imposent aux consommateurs de leurs services ont suscité de nos jours une secte d’anarchistes qui prétendent les supprimer. Mais les anarchistes ne tiennent compte ni de la nature imparfaite de l’homme ni des exigences de l’état de société. Si l’individu connaissait les limites naturelles de sa sphère d’activité et s’il possédait la force morale nécessaire pour résister aux impulsions qui le poussent à les franchir, si un ordre fondé sur la justice s’établissait, en conséquence, de lui-même, on pourrait se passer de gouvernement. Mais aussi longtemps que les individus qui constituent une société ne rempliront point librement ces conditions nécessaires de la sociabilité, il faudra qu’un pouvoir supérieur intervienne pour les contraindre à les remplir. Or, si depuis tant de siècles que l’homme vit en société, il n’a pas encore acquis la juste notion de ce qu’il doit faire et de ce qu’il ne doit pas faire, avec la capacité de s’obliger lui-même à rester dans les limites de son droit et à s’acquitter de ses devoirs, à plus forte raison en devait-il être ainsi dans l’enfance de l’humanité. Du jour où plusieurs individus se sont rassemblés sous l’impulsion du besoin d’assistance mutuelle, où une société s’est constituée, un pouvoir a été nécessaire pour obliger ses membres à coopérer à sa conservation et à user de leur liberté et de leur propriété sans porter atteinte à celles de leurs associés. Il existait dans les sociétés embryonnaires des clans et des tribus, où il était constitué par les individualités les plus fortes et les plus capables. Lorsqu’aux clans ou aux tribus, composés d’un petit nombre d’individus issus de la même souche et réduits à vivre des subsistances que la nature leur offrait d’une main parcimonieuse , succédèrent des États politiques, formés presque toujours par une race conquérante et par une multitude assujettie, et au sein desquels l’industrie multipliait les moyens de subsistance, la nécessité d’un gouvernement chargé d’assurer la sécurité extérieure et intérieure de l’État s’imposa encore d’une manière plus pressante.
Si nous voulons savoir comment se sont constitués les gouvernements des États politiques et nous rendre compte des transformations qu’ils ont subies, il nous faut revenir à l’analyse du phénomène qui a donné naissance à l’État, savoir à la conquête.
La conquête d’un domaine territorial et la fondation d’un État politique ne diffèrent point de toute autre entreprise. Elles s’effectuent, comme les entreprises industrielles et commerciales, par la coopération du travail et du capital, et elles ont pour objectif un profit. On y distingue le travail de direction dont sont chargés le chef de l’entreprise et ses officiers, et le travail d’exécution qui incombe aux soldats qui remplissent l’office des ouvriers dans les entreprises industrielles. On y distingue encore le capital fixe, consistant dans les armes et les autres engins de guerre, et le capital circulant composé des avances de subsistance et d’entretien nécessaires à l’armée conquérante jusqu’à ce que le produit de l’entreprise soit acquis et réalisé. Ces deux sortes de capitaux sont communément fournis par le chef de l’entreprise et ses commanditaires qui se les sont procurés par voie d’épargne ou d’emprunt. Mais la conquête faite, il s’agit d’en partager les fruits et, de même encore que dans une entreprise industrielle, ce partage s’effectue plus ou moins exactement en raison de la valeur de l’apport ou de la coopération de chacun. Si l’objet de l’entreprise n’est autre qu’un simple pillage, l’armée se partage le butin d’articles mobiliers, au retour de l’expédition. Si, comme il est arrivé, lorsque les armées de pillards eurent compris que l’appropriation et l’exploitation d’un domaine territorial et de sa population seraient plus profitables qu’une razzia mobilière, le partage s’étend aux biens immobiliers, l’histoire de la conquête de l’Angleterre, par les Normands, nous montre que ce partage ne diffère que par un point de celui du produit des entreprises industrielles : c’est que dans celles-ci, le personnel d’exécution reçoit sa part sous la forme anticipative et assurée d’un salaire 1. Encore l’analogie est-elle devenue complète lorsque les entreprises de conquête ont été opérées pour le compte des sociétés ou des « maisons » propriétaires des États politiques, par des armées soldées. En ce cas, la part de l’armée conquérante n’a plus consisté que dans sa solde, à laquelle s’est ajouté toutefois un supplément de paie pour les officiers et fréquemment aussi la tolérance du pillage des campagnes et de la mise à sac des villes pour les soldats. De nos jours enfin, sous le régime du service obligatoire et gratuit, les soldats n’ont pour ainsi dire aucune part dans les produits d’une conquête ; les officiers, presque seuls, y participent par la solde de campagne, l’avancement et les récompenses honorifiques et autres.
Cependant, le partage effectué, il fallait aviser aux moyens d’assurer la conservation du domaine conquis tant contre les agressions du dehors que contre les révoltes de la population assujettie. Comment les conquérants ont-ils pourvu à cette double nécessité ? Par l’établissement d’un gouvernement spécialement chargé d’y pourvoir. Autant que l’insuffisance des documents historiques nous permet d’en juger, la constitution des États a passé de tous temps et partout par trois périodes : une période initiale de morcellement et d’indépendance seigneuriale, une période d’assurance féodale et une période d’unification du gouvernement de l’État.
Pour se préserver du risque toujours menaçant d’une dépossession, l’armée conquérante est demeurée organisée et toujours prête à se réunir pour la défense du domaine conquis. Chacun de ses membres conservait ses fonctions et son rang, et les transmettait à ses descendants par voie d’hérédité et de primogéniture. Mais en attendant que la nécessité les obligeât à pourvoir à un danger commun, de nombreuses et incessantes causes de dissentiment surgissaient entre eux : inimitiés personnelles, résultant des inégalités du partage, querelles sur les limites de leurs domaines, ambition de s’agrandir aux dépens de leurs voisins, etc., etc. De là des guerres locales, dans lesquelles les plus faibles devenaient victimes des agressions des plus forts ; de la aussi pour les petits propriétaires la nécessité de se couvrir de la protection des plus forts. C’est pour répondre à ce besoin que s’est constitué le système d’assurance politique que l’on a désigné sous le nom de féodalité. Cependant la féodalité, tout en garantissant dans quelque mesure la sécurité des plus faibles, ne mettait pas fin aux luttes entre les plus forts. Elle devait aboutir et elle aboutit, en effet, partout, à l’absorption des souverainetés féodales par celle du chef qui avait eu, pour rétribuer ses services, la portion la plus vaste du domaine conquis et qui conservait, en sa qualité de chef héréditaire de l’armée conquérante, le pouvoir suprême du commandement dans le cas où la réunion de cette armée devenait nécessaire, soit pour réprimer une agression du dehors ou conquérir un supplément de territoire, soit pour réprimer une révolte de population assujettie. Ce travail d’absorption et d’unification a été accéléré dans les États particulièrement menacés par la concurrence extérieure, ou bien encore dans lesquels la nécessité d’un agrandissement du domaine commun se faisait sentir davantage, où, par conséquent, la subordination à un chef unique apparaissait comme indispensable, en même temps que l’établissement durable d’une paix intérieure qui épargnât les déperditions de forces.
Or, la paix intérieure ne pouvait s’établir qu’à la condition que les atteintes à la vie et à la propriété, aussi bien que toutes les autres offenses qui suscitaient les luttes intestines de l’association des propriétaires de l’État, fussent prévenues ou réprimées. Ce fut l’objet et le résultat de l’unification de l’appareil de justice et de police, dont le besoin de sécurité avait suscité la création dans chaque seigneurie. La juridiction du chef, duc, roi ou empereur, après avoir été confinée dans les limites de son domaine particulier, empiéta peu à peu sur celle des seigneurs ; il s’attribua d’abord le jugement et la répression des crimes les plus graves et finalement ceux de toutes les offenses, à commencer par les atteintes à sa domination. L’aire de la paix s’étendit ainsi par gradations successives dans l’intérieur des États, aux dépens de celle de la guerre, désormais restreinte, sauf dans le cas des révoltes et des guerres civiles, aux luttes entre les États en voie de civilisation ou avec les peuples barbares.
Ces luttes continuaient d’avoir pour objectif principal, sinon unique, la défense ou l’agrandissement du territoire qui fournissait à l’association conquérante et propriétaire de l’État ses moyens d’existence. Voyons maintenant en quoi ceux-ci consistaient.
1. Voir l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands, par Augustin Thierry, t. II, p. 237.