Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


I. Grandeur de la guerre

Chapitre III. La constitution d’un organisme de combat ou d’une armée


Nécessité vitale qui détermina la création d’un organisme de combat. — Les éléments constitutifs de cet organisme. — Le personnel. — Comment se produit et se conserve la valeur militaire. — Le matériel. — Le commandement, la hiérarchie et la discipline. — L’avance de capital nécessaire à la formation et à la mise en œuvre d’un organisme de combat. — Que cette avance ne peut se produire qu’avec l’auxiliaire de la sécurité et nécessite l’institution d’un gouvernement.


L’existence d’une société propriétaire d’un domaine politique, soit que ce domaine eût été acquis par la conquête ou autrement, dépendait, comme on vient de le voir, de la puissance qu’elle pouvait déployer dans les luttes de la concurrence sous sa forme destructive de guerre. Les sociétés les plus fortes l’emportaient sur les autres, conquéraient un domaine territorial ou agrandissaient le leur en se substituant à ses propriétaires, qu’elles exterminaient ou réduisaient à l’état d’esclavage ou de sujétion. Il fallait donc que toute société propriétaire d’un État possédât, sous peine d’être dépossédée et exterminée ou assujettie, un organisme de combat dans lequel se trouvai investie la plus grande somme possible de puissance destructive.

La constitution et la mise en œuvre de cet organisme exigeaient la réunion et la coopération d’un personnel apte aux travaux de la guerre et d’un matériel adapté de même à l’œuvre de destruction qu’elle implique. Les qualités qui constituent l’aptitude à la guerre sont les unes physiques, les autres morales : la vigueur nécessaire pour supporter la fatigue, la combativité, le mépris du danger, etc., et elles produisent par leur combinaison la valeur militaire. Comme toute autre valeur, celle-ci se mesure à son utilité. On conçoit donc qu’elle ait été placée dans l’estimation universelle, au point le plus élevé, car elle répondait au besoin le plus urgent des sociétés, — le besoin de se préserver de la dépossession et de l’extermination. Mais la production de la valeur militaire exigeait avec un fonds de qualités naturelles un dressage artificiel. Les qualités naturelles étaient une affaire de race : elles abondaient dans certaines races, — celles qui tenaient de la nature des animaux de proie ; elles étaient absentes ou moins développées dans les autres ; elles se transmettaient par l’hérédité, et se perdaient ou s’affaiblissaient par des croisements avec des races qui en étaient dépourvues. Il fallait donc que la société conquérante et propriétaire de l’État, au sein de laquelle se recrutait l’armée, interdit à ses membres de contracter avec les éléments inférieurs de la population des unions qui auraient altéré la pureté du sang. Quant au dressage, il consistait dans une éducation destinée à développer par l’exercice, les qualités physiques et morales constitutives de la valeur militaire, et à enseigner la mise en œuvre des engins de destruction, des procédés ou des méthodes de combat.

Un personnel possédant au plus haut degré la valeur militaire, voilà quel était le premier agent de la production de la puissance destructive. Mais encore fallait-il que ce personnel fût muni d’un armement artificiel qui suppléât à l’insuffisance de son armement naturel. Le rôle de l’outillage n’est pas moindre dans la guerre que dans l’industrie. Quelle que soit la valeur du personnel d’une armée, s’il ne possède qu’un armement inférieur en puissance destructive, il n’aura que de faibles chances de l’emporter dans la lutte.

Cependant, la valeur du personnel et la puissance du matériel ne suffisent pas encore pour donner la victoire. Il faut que ces agents et ces instruments de destruction soient organisés et mis en œuvre de manière à produire la plus grande somme possible de puissance destructive. L’organisation d’une armée implique l’établissement d’un commandement, d’une hiérarchie et d’une discipline, qui coordonne les forces et les fasse agir avec la moindre déperdition et le plus grand effet utile. Le but que l’on poursuit dans un combat consiste dans la destruction ou le refoulement de la force opposante, et ce but ne peut être atteint que par des mouvements combinés de façon à mettre sur chacun des points de la lutte un contingent de forces supérieures à. celles de l’ennemi. Le commandement doit discerner les points faibles des deux armées aux prises et ordonner les mouvements qui réparent les uns et fassent brèche aux autres. Enfin, pour que ce commandement ait toute l’efficacité nécessaire, il faut qu’il soit exercé par un chef ayant l’aptitude requise, que ses ordres soient communiqués rapidement à une hiérarchie intelligente et exécutés passivement par une troupe disciplinée. Telles sont les conditions de réussite d’une opération de guerre.

Ce n’est pas tout. Comme toutes les autres entreprises, la guerre exige une avance de capital. En quoi consiste cette avance ? D’abord dans la somme nécessaire pour former le personnel et créer le matériel, ensuite dans l’entretien de l’un et de l’autre, jusqu’à ce que la guerre ait donné un rendement qui couvre ces deux sortes de frais. Or les entreprises de guerre sont essentiellement aléatoires. Quand elles se terminent par une défaite, l’État vaincu subit une perte plus ou moins considérable. En revanche, la victoire procure un profit, lequel doit être proportionné aux risques de perte pour que l’entreprise soit réellement profitable.

Mais en attendant que ce profit se réalise, sous une forme ou sous une autre, butin, tributs, acquisition et exploitation d’un supplément de « sujets », etc., la constitution et la mise en œuvre de l’instrument de guerre ont exigé une avance de capital. Cette avance, il faut que la société propriétaire de l’État possède les ressources nécessaires pour la fournir. Ces ressources, ce sont les industries productives qui les créent, et ces industries ne peuvent naître et subsister qu’à la condition de posséder, dans quelque mesure, la sécurité. De là, la nécessité d’un gouvernement ayant pour objet de l’assurer.


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