Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


I. Grandeur de la guerre

Chapitre II. Raison d’être de la guerre dans les sociétés en voie de civilisation


La capacité de produire, propre à l’espèce humaine. — L’épargne et les progrès qu’elle a suscités dans l’acquisition des moyens de subsistance. — Augmentation de la productivité de l’industrie alimentaire et ses conséquences. — Comment elle a déterminé la fondation des États politiques. — Que la concurrence s’imposait à eux sous sa forme destructive de guerre. — Les deux sortes de luttes qu’ils avaient à soutenir. — Objectif de ces luttes. — Qu’elles impliquaient la nécessité de développer la puissance destructive de l’État, sous la plus efficace des pénalités : l’extermination ou l’asservissement.


Ce qui distingue, au point de vue économique, l’espèce humaine des espèces inférieures, c’est que l’homme est pourvu de la capacité de produire, tandis que les végétaux et les animaux ne possèdent que celle de détruire. Il peut, en conséquence, augmenter la quantité des articles nécessaires à sa subsistance et à la satisfaction de ses autres besoins, tandis que les espèces inférieures sont obligées de se contenter de ceux que la nature met à leur disposition.

Cependant, cette capacité de produire, due à une mentalité supérieure à celle de l’animalité, ne s’est manifestée et développée que par une lente gradation. A l’origine, les hommes comme les animaux demandaient leur subsistance à des industries purement destructives : la chasse, la pêche, la récolte des fruits naturels du sol. Seulement, ils accrurent successivement le rendement de ces industries qui leur étaient communes avec l’animalité, en inventant des armes et des procédés de destruction ou de capture qui leur permirent à la fois de se débarrasser de leurs concurrents des autres espèces et d’obtenir une plus grande quantité de subsistances en échange d’une moindre somme de travail et de peine.

Mais il importe de remarquer que si ces engins et ces procédés permettaient d’atteindre plus facilement le gibier et les autres aliments, ils ne les multipliaient point. Ils en rendaient au contraire la destruction plus rapide. Ce fut, selon toute probabilité, ce qui détermina les individus les plus intelligents à les multiplier artificiellement. Ils conservèrent un certain nombre d’animaux comestibles pour les reproduire et mirent en réserve, pour les ensemencer, une partie des grains qu’ils récoltaient à l’état sauvage, au lieu de consommer en totalité les uns et les autres. C’est de cette « épargne » que sont nées les industries de l’élève du bétail et de la culture végétale et qu’est issu le phénomène de la civilisation.

Aussitôt que ce progrès eût été accompli dans l’acquisition de ses moyens de subsistance, un changement complet s’opéra dans les conditions d’existence de l’espèce humaine. Jusqu’alors les sociétés d’hommes ne s’étaient point sensiblement différenciées des sociétés animales. Elles pourvoyaient aux mêmes besoins d’assistance mutuelle et de coopération matérielle. Leur activité était entièrement absorbée par le soin de leur sécurité et la recherche toujours précaire de la subsistance. Comme la plupart des sociétés animales encore, elles étaient étroitement limitées en nombre, car il fallait pour nourrir une tribu d’une centaine d’individus, dans les cantons les plus giboyeux, une étendue d’un millier de kilomètres carrés 1.

Lorsque l’agriculture eut remplacé la chasse comme industrie alimentaire, les sociétés purent devenir incomparablement plus nombreuses sur un territoire moins vaste. La même étendue de terre qui suffisait à peine à la nourriture d’un seul chasseur, put nourrir plusieurs centaines d’agriculteurs et, en même temps, la somme de travail que devait dépenser chaque individu pour se procurer sa subsistance se trouva réduite dans une proportion presque aussi considérable. En employant toute sa journée à la poursuite du gibier, le chasseur n’obtenait guère que la quantité de subsistance nécessaire à la nourriture de trois ou quatre individus. Un agriculteur, en dépensant la même somme de travail sur une terre de fertilité moyenne, pouvait produire assez de blé pour en alimenter un nombre décuple. En conséquence, il pouvait employer une partie de son temps à la satisfaction d’autres besoins ou bien y pourvoir plus économiquement encore en échangeant son excédent de blé contre les produits ou les services d’autres individus. C’est ainsi qu’à des tribus de quelques centaines de chasseurs éparses sur de vastes territoires, on vit, lorsque l’agriculture eût été inventée, succéder des nations de plusieurs millions d’hommes, concentrées dans des régions d’une étendue beaucoup moindre.

Ce progrès de l’industrie alimentaire des sociétés primitives n’eut pas seulement pour effet d’augmenter leur nombre et les matériaux de leur bien-être, il détermina un autre progrès dans les formes de la propriété et de la famille, dans l’organisation politique et économique. Les entreprises agricoles et industrielles nécessitèrent l’individualisation de la propriété avec celle de la famille et déterminèrent l’organisation de la société en corporations ou en castes, les unes souveraines, les autres assujetties, entre lesquelles se partagèrent, conformément à leurs aptitudes, les fonctions et les industries.

Cependant, les sociétés, troupeaux, clans ou tribus de chasseurs d’hommes, d’animaux ou de végétaux qui abandonnaient pour l’agriculture ces industries primitives d’alimentation, et qui acquéraient ainsi une abondance extraordinaire de moyens de subsistance, en un mot, qui s’enrichissaient, tandis que celles qui n’avaient pas réalisé ce progrès demeuraient pauvres, devenaient pour celles-ci une proie de plus en plus tentante à mesure que leur richesse allait croissant. C’était aussi une proie facile, car des populations adonnées aux travaux paisibles de la production ne pouvaient résister à des sociétés dont l’industrie spéciale était la chasse aux animaux et aux hommes. Elles devaient fatalement succomber dans la lutte. La civilisation aurait donc succombé dès sa naissance si un autre progrès n’était intervenu pour la sauver : au lieu de massacrer les populations vaincues et de faire main basse sur les richesses mobilières qu’elles avaient accumulées, les sociétés les plus intelligentes de chasseurs et de pillards comprirent qu’elles trouveraient plus de profit à occuper d’une manière permanente les territoires sur lesquels elles opéraient des razzias et à obliger les vaincus à partager régulièrement avec elles les produits de leur industrie. C’est ainsi que se fondèrent, par la transformation des brigands primitifs en gendarmes, le plus grand nombre des établissements ou des États politiques. Cependant, la société conquérante ne pouvait conserver son État qu’à la condition de rester organisée comme une armée, toujours prête à repousser les agressions du dehors et à réprimer les révoltes du dedans. A cette société, corporation ou caste, d’hommes de guerre, se joignit, pour remplir les fonctions non moins nécessaires du gouvernement et de l’administration du domaine conquis, une caste qui entra en partage de pouvoir avec elle, soit qu’elle se recrutât dans son sein ou dans l’élite intelligente de la nation conquise. Ces deux corporations ou ces deux castes, tantôt de même souche, tantôt de souche différente, se partagèrent la possession et l’exploitation de l’État.

Mais leur possession demeurait toujours précaire. Selon les lieux et les époques, les sociétés propriétaires et gouvernantes des États ont eu à soutenir des luttes plus ou moins fréquentes et qu’il n’était pas, le plus souvent, en leur pouvoir d’éviter, contre deux sortes de concurrents.

En premier lieu, contre des sociétés moins avancées dans les arts de la production, mais en possession des aptitudes particulières qu’exige la guerre. Elles sortaient fréquemment de régions inconnues, on ignorait leur origine et leur nombre. Celles qui confinaient encore à l’animalité s’abattaient, à l’improviste comme un troupeau de sauterelles, sur une région populeuse et riche et ne s’en retiraient qu’après l’avoir transformée en une solitude dévastée. Celles qui avaient un commencement de civilisation, — et tels étaient, par exemple, les Hyksos, qui envahirent l’Égypte, — massacraient ou réduisaient en esclavage les propriétaires des États qui tombaient en leur pouvoir et prenaient leur place.

Jusqu’à une époque récente, les peuples civilisés sont demeurés exposés à ces invasions des peuples barbares. C’était un péril auquel il ne dépendait pas d’eux de se soustraire, contre lequel ils devaient se prémunir, sous peine d’être détruits ou asservis, et qui devait continuer à les menacer jusqu’au jour où leur puissance de résistance serait assez grande pour enlever aux envahisseurs toute chance de succès et de profit, et les obliger, par conséquent, à renoncer à une industrie devenue improductive.

Ces luttes contre les Barbares avaient un caractère défensif. Même quand les peuples civilisés avaient recours à l’offensive, c’était en vue de prévenir des incursions, toujours à craindre, et d’assurer ainsi leur sécurité. Toutefois, il était rare qu’ils poussassent si loin la prévoyance, car les guerres contre des barbares pauvres ne couvraient pas leurs frais.

Il en était autrement pour les guerres qui avaient lieu entre les sociétés en possession, chacune, d’un domaine territorial mis en valeur par la population assujettie.

En ce cas, l’objectif ordinaire de la lutte était l’agrandissement du domaine, en vue du profit qu’il était dans la nature de cet agrandissement de procurer, sous forme d’impôts et de redevances en nature, en travail ou en argent, fournis par la population assujettie, sans oublier les richesses accumulées par les vaincus et sur lesquelles les vainqueurs faisaient main basse, en vertu du droit de la guerre. Il arrivait encore que la lutte s’engageât entre des sociétés propriétaires d’États en concurrence pour l’agrandissement de leurs domaines aux dépens d’autres États convoités par elles. Telle a été la cause de la lutte engagée entre Rome et Carthage, lutte dont l’objet n’était autre que le monopole de la domination et de l’exploitation du monde méditerranéen.

Mais pour l’emporter dans ces luttes, les unes onéreuses, mais inévitables, les autres profitables, que fallait-il ? Il fallait développer au plus haut point possible la puissance de l’État. C’était là une condition sine qua non de conservation, de vie ou de mort pour ses propriétaires, et plus ils étaient exposés à la pression de la concurrence guerrière, plus ils étaient excités à accroître cette puissance de laquelle dépendait non seulement leur bien-être, mais leur liberté et leur existence même.



Note

1. On estime tout au plus à un individu par dix kilomètres carrés le maximum de densité possible d’une population vivant de la chasse ou de la récolte des fruits naturels du sol. (Voir Sir John Lubbock, L’Homme avant l’histoire.) Mais aussitôt qu’apparaît la petite industrie, la population possible s’accroît dans une proportion énorme : dix kilomètres carrés peuvent fournir des moyens d’existence, non plus à un individu, mais à 1 000, 2 000 et même davantage. Il est tel canton des Flandres on de la Lombardie et telle province de la Chine où la petite culture nourrit 300 habitants et au delà par kilomètre carré.


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