Grandeur et décadence de la guerre


par M. Gustave de Molinari.

Correspondant de l’Institut, rédacteur en chef du Journal des Économistes


I. Grandeur de la guerre

Chapitre VI. La politique et la morale de l’État de guerre


Les risques auxquels les sociétés propriétaires des États politiques avaient à pourvoir. — L’antagonisme naturel de ces sociétés et les pratiques qu’il nécessitait. — Les alliances politiques. — Pourquoi elles étaient précaires — Les alliances matrimoniales et les motifs qui déterminaient à les conclure ou à les empêcher. — La morale politique, fondée sur la raison d’État. — Ce qui la différencie de la morale ordinaire. — Que la différence ou même l’opposition de ses pratiques avec celles de la morale ordinaire est déterminée par l’état de guerre. — Qu’elle ne se justifie qu’autan que la guerre est utile, c’est-à-dire conforme à l’intérêt général et permanent de l’espèce.


Ainsi que nous l’avons remarqué, la fondation et l’exploitation d’un établissement politique, d’un « État », à la suite d’une conquête — et telle a été l’origine de la généralité des États — était une entreprise comme une autre. C’était, sans doute, une entreprise naturellement aléatoire, mais qui procurait, par là même, à la société conquérante des bénéfices supérieurs à ceux de toute autre industrie. Un État était une vaste ferme dont les propriétaires recueillaient le produit — déduction faite du minimum de subsistance qu’ils ne pouvaient se dispenser d’accorder à leur personnel d’exploitation, — et ce produit net, dans les contrées favorisées par la nature, telles que l’Égypte, la Mésopotamie, l’Inde, pouvait s’élever fort haut et fournir d’amples moyens de subsistance à la société propriétaire de l’État, Cependant, il ne suffisait pas de conquérir un domaine territorial, il fallait le conserver et au besoin l’agrandir, quand la société s’était multipliée de manière à dépasser le nombre des emplois supérieurs qui constituaient son débouché. Or, toute société, en possession d’un établissement politique, d’un État, était continuellement exposée à deux sortes de risques. Au dehors, elle se trouvait en butte aux agressions des autres sociétés guerrières, en quête des bénéfices du pillage ou de l’exploitation. Au dedans, la société conquérante pouvait avoir à réprimer les révoltes de celle qu’elle avait vaincue et dépossédée, si elle n’avait pas pris la précaution de l’exterminer, et même de la multitude des esclaves et des serfs attachés à la glèbe ; enfin elle pouvait s’affaiblir par les divisions et l’ambition de ses membres, leurs querelles et leurs tentatives d’usurper la direction suprême de l’État. L’objet principal de la politique consistait à pourvoir à ces risques extérieurs et intérieurs ; il consistait encore à aviser aux moyens les plus propres à augmenter les forces et les ressources de l’État en vue de sa défense et de son agrandissement.

Entre les sociétés en quête ou en possession d’États, il y avait un antagonisme naturel car elles ne pouvaient acquérir un domaine ou l’agrandir qu’aux dépens les unes des autres. La politique de chacune devait donc avoir pour objet d’affaiblir ses rivales, soit en fomentant dans leur sein des luttes intestines, soit en restreignant ou en fermant les débouchés de leurs industries et en diminuant ainsi les ressources qu’elles pouvaient appliquer à une guerre toujours imminente ou tout au moins probable. Cependant, il était des circonstances où les intérêts de deux sociétés propriétaires d’États pouvaient s’accorder d’une manière temporaire ; c’était, par exemple, quand elles se trouvaient menacées par une troisième, supérieure en forces à chacune d’elles, ou quand elles se proposaient de s’agrandir à ses dépens. Elles concluaient alors une association temporaire ou une alliance jusqu’à ce qu’elles eussent atteint le but qu’elles avaient en vue. Enfin, dans les pays où la propriété des seigneuries et de l’État était héréditaire dans la même maison, et parfois partageable entre les héritiers comme toute autre propriété, les alliances matrimoniales acquirent une importance considérable. Au mode primitif d’agrandissement d’un État par la guerre vint s’ajouter l’agrandissement par héritage. C’est ainsi, en particulier, que se constituèrent les vastes domaines de la maison d’Autriche. De là le distique :

Tu felix Austriu nube.

Ce mode d’agrandissement n’était toutefois pacifique qu’en apparence. Les successions d’États, en raison de leur importance, devinrent une source féconde de procès. Entre les particuliers, les procès de ce genre se vidaient devant les tribunaux. Entre les maisons propriétaires d’États, ils se vidaient par la guerre. Outre l’avantage d’un agrandissement, les alliances matrimoniales pouvaient procurer encore le concours de la maison alliée, en cas de guerre, bien que l’expérience démontrât fréquemment que les liens du sang étaient faibles en comparaison de ceux des intérêts. Jusqu’à une époque récente, l’art de conclure des alliances matrimoniales ou bien encore d’en empêcher la conclusion a figuré au nombre des mérites principaux des professionnels de la politique. De nos jours, la souveraineté de la plupart des maisons ayant passé, nominalement du moins, aux nations, et les domaines politiques ne pouvant plus être légués, quoiqu’on admette encore qu’ils puissent être vendus ou échangés, les alliances matrimoniales ont perdu la plus grande partie, sinon la totalité, de leur importance politique. Est-il nécessaire de dire qu’aussi longtemps qu’elles l’ont conservée, les convenances privées des futurs conjoints ont été subordonnées aux intérêts politiques, ou, pour mieux dire, n’ont été comptées pour rien. Au temps où nous sommes, les alliances politiques sont déterminées seulement par les intérêts réels ou supposés de la défense des nations ou de l’extension de leur domination ; mais à aucune époque, elles n’ont eu un caractère de persistance ou même de durée. Aucun propriétaire d’État ne s’est jamais fait scrupule de renoncer à une alliance pour en conclure une autre qu’il jugeait plus avantageuse, et de traiter en ennemi son allié de la veille. Il est d’ailleurs assez rare que les engagements publics ou secrets, stipulés dans une alliance, soient fidèlement exécutés. Ils ne le sont d’habitude qu’autant et aussi longtemps que chacune des parties contractantes les juge conformes à son intérêt.

Ceci nous amène à examiner en quoi consiste la morale politique et ce qui la différencie de la morale ordinaire. L’une et l’autre ont le même objectif, savoir : l’intérêt général et permanent de l’espèce humaine ; mais sous le régime de l’état de guerre elles comportent un ensemble de règles différentes et même opposées. La morale politique est celle de la société propriétaire de l’État et du gouvernement qui exerce le pouvoir en son nom et dans son intérêt. Or, cet intérêt implique en premier lien l’adoption et la mise en vigueur des règles les plus propres à assurer la sécurité de possession du domaine politique et, au besoin, son agrandissement. En second lieu, l’intérêt de la société ou de la maison commande encore de maintenir dans l’obéissance la population assujettie du domaine, et cela avec d’autant plus de rigueur que la sécurité de possession de l’État est menacée davantage par la concurrence extérieure. Ces règles de conduite qu’impose la conservation de cette sorte de propriété, et qui sont mises en pratique par les gouvernements, ont leur raison d’être dans les nécessités de l’état de guerre ; elles ont pour objet d’y pourvoir, tandis que la morale dont les gouvernements prescrivent l’observation individuelle, a pour objet le maintien de la paix dans l’intérieur de leur domaine. On conçoit donc que les règles de la raison d’État et celles de la morale ordinaire soient fréquemment en désaccord, quoiqu’elles aient finalement le même objet, savoir : la conservation et la prospérité de l’État. C’est ainsi que le maintien de la paix entre les hommes commande le respect de la vie et de la propriété d’autrui, tandis que la guerre implique la destruction de la vie et la confiscation de la propriété de l’ennemi par voie de pillage ou de conquête. De même, la conservation et l’agrandissement d’un domaine politique peuvent nécessiter des mesures et des règles que la raison d’État approuve et que la morale ordinaire condamne. La sécurité de possession de ce domaine peut commander, par exemple, des restrictions de toutes sortes à l’exercice de la liberté et de la propriété, ou même des dérogations formelles aux prescriptions de la morale ordinaire : l’espionnage, la délation, pour prévenir les complots ou les révoltes des sujets ou se prémunir contre l’hostilité des sociétés ou des maisons concurrentes.

Cependant, la morale a pour objectif non pas seulement l’intérêt général et permanent d’un État ou d’une nation, mais de l’espèce humaine tout entière. Les pratiques que nécessite la guerre ne se justifient donc au point de vue moral, qu’autant que la guerre elle-même est morale, c’est-à-dire conforme à l’intérêt de l’espèce. Du moment où la guerre cesserait d’être utile, la raison d’État et les pratiques qu’elle autorise devraient être et seraient condamnées comme immorales. Il en a été ainsi d’ailleurs pour un grand nombre de pratiques considérées et commandées même comme morales, telles que l’anthropophagie, l’infanticide, le rapt, l’esclavage, etc., jusqu’à ce que les progrès réalisés dans les conditions d’existence des sociétés leur aient enlevé leur caractère d’utilité.

Il s’agit donc de savoir si la guerre a continué d’être conforme à l’intérêt général et permanent de l’espèce, et, par conséquent, si la morale de la raison d’État a conservé sa raison d’être. L’examen des progrès que les sociétés ont accomplis sous la pression de cette forme primitive de la concurrence nous fournira la réponse à cette question.


Précédent  |  Suite  |  Table des matières  |  Page Molinari  |  Page d’accueil