De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Notes et documents à l'appui de l'opinion de M. Frédéric Passy

Note E.

Puissance de l'action privée pour la diffusion des connaissances et de la moralité.

 

Voici d'abord l'article de M. Prévost-Paradol, inséré dans le Journal des Débats du 30 nov. 1858, et mentionné p. 192 :

"Un des orateurs les plus infatigables et les plus respectés de l'Angleterre, lord Brougham, vient de réunir en un petit volume les deux discours qu'il a récemment prononcés, le premier sur la littérature populaire, le second sur Isaac Newton. Dans le premier de ces discours, lors Brougham a retracé l'intéressante histoire des efforts et des sacrifices que les classes éclairées se sont imposées en Angleterre pour faire descendre l'instruction dans les derniers rangs du peuple. Lors Brougham est lui-même un des fondateurs de cette Société des Connaissances utiles qui a répandu dans tout le royaume, à des prix singulièrement réduits, d'excellentes publications. Non contente de publier cette prodigieuse quantité de brochures, la Société a fondé un journal dont le nom seul indique le bon marché (le Penny Magazine) et dont la vente s'est élevée en une semaine à 220 000 exemplaires ; c'est un des signes les plus honorables des tendances charitables de cette Société et de son esprit patriotique que le plaisir sincère avec lequel elle a vu d'autres publications du même genre lui faire concurrence."

"La fondation du Saturday Magazine, dit lord Brougham, a réduit notre tirage d'environ 40 000 exemplaires, et nous nous en sommes fort réjouis, car cette excellente publication a pénétré chez une partie du public que la nôtre ne pouvait atteindre."

"Un ancien ouvrier, M. John Cassell, devenu riche et plein de zèle pour le bien de ses semblables, a donné une vive impulsion aux publications de ce genre. Connaissant par expérience les goûts de la classe ouvrière, ayant gardé avec elle d'étroites relations, M. John Cassell a eu la plus heureuse influence sur le développement de la presse périodique à bon marché.

"Lord Brougham a cité, parmi les plus répandus de ces journaux, le London Journal, qui tire 350 000 exemplaires : le Cassell's Family Paper, journal illustré, tiré à 285 000, et le Popular History of England, tiré à 100 000 exemplaires. On sait que le nombre des lecteurs dépasse beaucoup le nombre du tirage, et l'on évalue, par exemple, à 1 million le nombre des lecteurs du Penny Magazine, dont 220 000 exemplaires étaient répandus dans le public.

"C'est avec autant d'esprit que de sens que lord Brougham a réfuté les objections banales de ceux qui craignent pour les classes laborieuses les effets d'une instruction insuffisante. Il les a justement comparés à ceux qui aimeraient mieux voir leurs semblables aveugles que borgnes, ou mourrant de faim plutôt que mal nourris. Il a éloquemment montré quelles pouvaient être les tristes conséquences de l'ignorance populaire chez les nations civilisées et combien les classes éclairées étaient intéressées à les combattre, puisque l'ignorance de la multitude peut devenir une arme redoutable contre leur repos ou contre leur liberté.

"L'expérience a déjà justifié sur ce point les assertions de lord Brougham. Ce sont les publications de la Société des Connaissances utiles et les entreprises de même genre, suscitées par son exemple, qui ont chassé du marché et fait disparaître du pays ces publications absurdes et honteuses que les poursuites judiciaires intentées par l'État ne pouvaient réussir à supprimer.

"Quand M. Hill, a dit lord Brougham, proposa la création de ce Penny Magazine, qui a si heureusement gagné la confiance populaire, M. Charles Knight (un des bienfaiteurs de notre pays comme auteur et comme éditeur) lui apporta une liste de neuf journaux hebdomadaires exclusivement voués à la diffusion des doctrines les plus abominables ; c'étaient des feuilles obscènes, grossièrement impies, prêchant l'anarchie et infectées des plus niaises rêveries du socialisme. On aurait dit que ces feuilles étaient rédigées par cet enfant qui un jour, à l'ouverture du parlement, avait été arrêté pour avoir crié sur le passage du souverain : Plus de roi ! plus d'Église ! plus de lords ! plus de chambre des communes ! plus de rien ! Le Penny Magazine a fait absolument disparaître de notre pays ces viles publications. La faible postérité qu'elles ont laisse languit dans un coin sans que personne, et le gouvernement moins que personne, ait besoin d'y faire attention."

"Ce n'est pas seulement à répandre le goût des lettres et de l'histoire que s'est appliqué la Société des Connaissances utiles. Elle a publié un grand nombre d'ouvrages scientifiques qu'elle a demandé aux savants les plus illustres du pays. Le Penny Cyclopoedia est le contemporain et l'émule du Penny Magazine et la Société a trouvé, de ce côté comme de l'autre, l'aide la plus empressée de la part des hommes qui se sentaient capables de la servir. Quand l'amiral Beaufort fut consulté sur le prix auquel on devait vendre les cartes qu'il avait faites pour la Société, comme on voulait les mettre à 1 shilling, il refusa de les laisser vendre plus de 6 pence, et la circulation en fut immense.

"La seule ombre à ce tableau consolant des progrès de l'instruction primaire, c'est le poids que fait peser l'impôt du papier sur des publications si profitables au pays. Le Penny Magazine seul payait 175 000 fr. par an pour cet impôt avant qu'il ne fut réduit de moitié, et sans cette réduction le Penny Cyclopoedia n'aurait pu se maintenir. Lord Brougham a montré combien il était peu raisonnable de pousser en avant d'une main les progrès de l'instruction populaire et de la retenir de l'autre par un semblable impôt. Néanmoins l'ensemble de ce discours est aussi rassurant pour l'avenir de l'Angleterre qu'honorable pour le zèle de ces gens de bien qui ont admirablement compris que l'instruction de leurs concitoyens illettrés était au rang de leurs premiers devoirs comme de leurs plus sérieux intérêts, et qui se sont mis si résolument à l'œuvre pour rendre eux-mêmes ce grand service à leur pays [1]."

Aux faits indiqués dans cet article, on pourrait en ajouter bien d'autres, tout aussi concluants en faveur de la fécondité de l'action individuelle et dont quelques-uns même ont un caractère de grandeur et de puissance plus marqué encore.

Tels sont les efforts des associations bibliques, disposant, en 1846, de plus de 13 millions de ressources (V. Guizot, sir Robert Peel) [2]. Telle est l'œuvre de la Ligue, arrivant en cinq ans à se créer un budget presque égal (500 000 livres sterling, 12 500 000 francs en 1845), inondant l'Angleterre de brochures, salariant 200 professeurs, renouvelant le Parlement, combattant sous toutes ses formes et par tous les moyens l'erreur et la mauvaise foi, et faisant, en moins de temps qu'il n'en faut pour apprendre le latin dans nos collèges, l'éducation économique d'une nation. Telles sont encore toutes les oeuvres religieuses, morales, charitables, dont fourmille l'Angleterre, et qui toutes arrivent à de si rapides développements sans imposer jamais un sacrifice à la liberté ni demander un centime à l'impôt : la mission de la Cité de Londres, dont on a tant parlé ; - l'Union des écoles déguenillées (Ragged schools), dont M. Davesiès de Pontès donnait dernièrement l'histoire dans la Revue des Deux Mondes, et qui compte, à Londres seulement, 166 écoles, 41 802 élèves, 350 maîtres payés, et 2 139 membres gratuits allant plusieurs fois par semaine enseigner les pauvres, etc. Telle est enfin cette école libre et gratuite, fondée à Manchester, en 1853, par quatre ou cinq jeunes gens de bonne volonté, "pour fouiller le paganisme des masses ouvrières," et dont M. de Montalembert nous retraçait dernièrement les destinées (Correspondant du 25 octobre 1858). Accueillis d'abord non-seulement avec défiance, mais avec haine, abreuvés de dégoûts et d'outrages de toutes sortes, exposés même aux violences d'une populace irritée, ces héroïques jeunes gens ont, en cinq ans, vaincu tous les obstacles. Aujourd'hui la sympathie générale leur est acquise : 400 enfants viennent recevoir leurs leçons ; et ils parviennent encore à faire aux adultes des cours conformes aux programmes des grandes associations ouvrières de la ville.

Quand on voit de tels exemples, on se demande, avec stupéfaction, comment il a jamais pu entrer dans la tête d'aucun homme de perdre son temps à mendier pour une idée quelconque l'appui de la force publique et le secours des subventions officielles. Quelle administration, pénétrée de l'amour du bien public, pourra jamais s'élever à l'ardente charité de la conscience individuelle ? Et quelles prescriptions légales vaudront jamais, pour animer et pour soutenir les hommes, l'irrésistible entraînement et l'obstination sainte de la conviction intérieure ? C'est cette conviction qu'il faut faire naître. C'est le sentiment du devoir qu'il faut éveiller. A la moindre pierre qui se rencontre sous nos pas, nous crions à l'aide et nous nous emportons en plaintes et en récriminations. Avec tout ce bruit les pierres restent à leur place, et le chemin ne s'aplanit pas. Pourquoi cela ? "A cause de notre incrédulité. En vérité, si nous avions de la foi gros comme un grain de sénevé, nous dirions aux montagnes mêmes : Passez d'ici là, et elles y passeraient, et rien ne nous serait impossible."

 

Voici un autre article du Journal des Débats (27 novembre 1858), qui donne également des détails caractéristiques sur l'état intellectuel des ouvriers en Angleterre, et qui à ce titre me paraît mériter d'être reproduit ici :

"Un meeting en plein air vient d'avoir lieu à Londres, au sujet de la réforme électorale. Ce meeting, composé principalement d'ouvriers, s'est tenu à Smithfield, et s'est très-régulièrement passé. Un peintre décorateur présidait l'assemblée, et c'est un tailleur qui a ouvert la séance en proposant de voter : "Que toute réforme qui ne comprenait pas le suffrage universel était indigne de l'appui des classes ouvrières du pays." La motion a été appuyée et développée par un cordonnier qui paraît très-bien au courant des affaires publiques et de la situation des partis. Elle a été ensuite combattue par un mécanicien fort intelligent qui a représenté à son auditoire le danger de ne rien obtenir en étant décidé à tout enlever d'un seul coup. "Je suis de votre avis sur le fond de vos voeux, a-t-il dit ; mais le bill de réforme qui s'en rapproche le plus doit avoir votre appui ; si dans la discussion qui se prépare sur les lois électorales du pays, vous proclamez votre résolution de ne vous contenter que de la justice absolue, vous commettez un suicide, vous abandonnez vos propres intérêts et ceux de la postérité." L'amendement du mécanicien a été repoussé et la motion faite par le premier orateur adoptée à une grande majorité."

Ce meeting n'est pas un fait extraordinaire, et de telles choses se passent tous les jours en Angleterre. Beaucoup de personnes, je le sais, trouvent que ces réunions et ces discussions, - qu'elles aient lieu en plein air ou à couvert, - sont d'un dangereux exemple, que cela fait du bruit, que cela force à penser et à parler, et qu'il n'est pas convenable que de simples ouvriers se mêlent de raisonner et de se prononcer sur les affaires publiques. Mais tout le monde n'est pas de cet avis, et il ne manque pas de gens qui prétendent que c'est parce que les ouvriers anglais raisonnent qu'ils ne s'emportent pas en violences irréfléchies, et parce qu'ils discutent les lois qu'ils les respectent. Je ne puis m'empêcher de croire que ces gens-là ont raison. J'aime mieux, pour mon compte, ne fût-ce qu'au point de vue de la sécurité matérielle, l'homme qui exhale ses griefs par la plainte, même injuste ou excessive, que celui qui couve dans l'ombre son envie et sa haine jusqu'au jour où elles éclateront tout à coup par le fer et le feu. Et ma dignité, je l'avoue, me paraît avoir plus à perdre à l'affaiblissement de la nature humaine dans mes semblables, qu'à gagner à mon élévation relative au-dessus d'eux.

 

 

Notes

[1] L'Angleterre n'est pas le seul pays où la liberté fasse de tels prodiges. En Amérique, d'après le major Poussin (dont le livre est déjà ancien), le nombre des écoles du dimanche s'élève à 140 000. Il n'y a pas une commune qui n'ait une bibliothèque, souvent considérable. Il y a des écoles du dimanche qui possèdent 30 000 volumes, 100 000 parfois.

[2] Voici les chiffres exacts : " Les six principales missions protestantes (il y en avait trente-deux) ont reçu, en 1846, la somme de 13 718 125 fr., - 548 725 l. st. Elles avaient en activité dix-sept cent cinquante-deux missionnaires principaux, dont seize évêques, et plusieurs milliers d'aides missionnaires, maîtres d'école, exhortants et autres ouvriers chrétiens de diverses qualifications."

"Je sais avec certitude, ajoute M. Guizot, que depuis 1846 le chiffre des dépenses et le nombre des agents… se sont notablement accrus." V. sir Robert Peel, p. 151."

Qui ne connaît, dans l'Église catholique, les résultats considérables aussi de cette minime cotisation de la Propagation de la Foi ?

En regard de ces chiffres, il n'est pas sans intérêt de placer les suivants, indiquant l'état des églises protestantes en France en 1859, d'après l'Annuaire protestant pour cette année et le journal le Lien.

"L'Église réformée a 105 consistoires, 617 pasteurs en exercice, 1 045 lieux de culte, dont 344 temples ou oratoires, parmi lesquels 95 sont soumis au simultaneum (c'est-à-dire servant à la fois au culte catholique et au culte protestant), 609 écoles."

"Les diverses églises séparées ont environ 120 pasteurs et 300 lieux de culte. Les églises anglicanes, étant exclusivement composées d'étrangers, ne figurent pas ici."


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