De l'Enseignement obligatoire

 

 

Troisième partie : appendice

Notes et documents à l'appui de l'opinion de M. Frédéric Passy

Note D.

Exemples d'intervention administrative et de défiance de l'activité privée.

 

Il n'y a pas de terrain plus glissant que le terrain de la réglementation ; et, quand une fois qu'on y met le pied, on ne peut savoir où l'on ira. Voici, comme spécimen, ce qu'on lit dans un des livres d'Économie politique les plus estimés : il s'agit des Habitations des pauvres. "On imaginerait difficilement un sujet qui réclame plus puissamment l'attention publique… Il est inutile de se fier, en pareille matière, au jugement des individus. Si on laisse des particuliers construire des maisons à leur gré, on aura sans nul doute à l'avenir, comme on l'a eu jusqu'à ce jour, des millions de cabanes élevées sans aucune précaution prise pour les tenir sèches, pour leur fournir une quantité d'eau proportionnées aux besoins, ou même pour leur procurer de l'air - Il est clair que c'est le devoir du gouvernement de prendre des mesures pour prévenir et réparer de pareils abus." (Mac Culloch, Principes, t. I, p. 350.) Et l'auteur ajoute que le mauvais état des logements a "une influence abrutissante" sur la société, et qu'ainsi c'est un désordre public qui intéresse la société. Ainsi nous voilà obligés, sous peine de manquer à nos devoirs envers nous-mêmes et de commettre une nuisance publique, d'être bien logés, bien ventilés, bien chauffés, d'avoir notre concession d'eau et notre bec de gaz, et de nous tenir en joie et en bonne santé nous et les nôtres. Ainsi le veulent la morale et l'intérêt social. Le même Mac Culloch, si soucieux d'empêcher les pauvres gens de se mal loger, ne juge cependant pas nécessaire de les empêcher de mal employer leur argent, puisqu'il dit ailleurs (t. II, p. 65), que "les travailleurs ont le même sens commun, et sont animés par les mêmes passions, les mêmes sentiments et les mêmes principes que les autres hommes" et que, par suite de ses propres réflexions, la masse des pauvres travailleurs est devenue plus sobre et plus tempérante, etc." - Mais la contradiction est habituelle au libéralisme réglementaire.

C'est ainsi qu'un autre écrivain non moins renommé, Sismondi, après avoir déclaré, dans le livre IV de ses nouveaux Principes (t. I, p. 397) que, "d'après les observations des meilleurs juges, en Angleterre, les ouvriers des manufactures sont supérieurs en intelligence, en instruction et en moralité aux travailleurs des champs." et "sont au-dessus des ouvriers de tout autre pays [1]," - "avantage bien autrement important" à ses yeux "que l'accroissement de la richesse," - se trouve d'un avis tout différent au livre VI (t. II, p. 312) où il est presque "tenté de maudire la division du travail et l'invention des manufacture," et consacre tout un chapitre (le VIIIe) à exposer "comment le gouvernement doit protéger la population contre les effets de la concurrence." Il ne s'agit de rien moins, dans ce chapitre, pour le "gouvernement" qui veut remplir sa "tâche" de "protecteur de la population," que "de mettre partout des bornes au sacrifice que chacun pourrait être réduit à faire de lui-même, et d'empêcher" le travailleur de "se contenter de soupes économiques." - "Cette tâche est compliquée," a soin de dire le savant auteur ; "elle doit être combinée avec le plus grand respect pour la liberté individuelle. Mais il ne faut pas oublier que, parmi les droits dont cette liberté se compose, il y en a plusieurs qui sont des concessions sociales, qui ne sauraient exister pour l'homme sauvage, et qui doivent être modifiées par cette même autorité publique qui les garantit." Ce n'est que par ces modifications et ces tempéraments nécessaires qu'on arrivera à réaliser, pour le bien de tous, "l'économie politique," une des "expressions des lumières sociales" (la justice est aussi une expression de ces lumières, mais une autre, à ce qu'il paraît), grâce à laquelle on fera " qu'aucun ne soit excédé de travail et qu'aucun ne soit dépourvu de récompense." Dieu le veuille !

J ‘ai cité dans une autre note la gymnastique par ordre et la prohibition de se fatiguer outre mesure par le travail à la tâche. M. Faucher, dans ses études sur l'Angleterre, ne trouve pas tout à fait irréprochables les associations des mineurs de Cornouailles, dans lesquelles une émulation excessive entraîne les jeunes gens à "dépenser trop vite le capital de leur existence." J'en pourrais citer bien d'autres ; car il n'y a rien au monde qu'à une époque ou à une autre, au nom de la morale et au nom de l'intérêt public, on n'ait prétendu régler par loi ou par ordonnance. La Salente de Télémaque n'est qu'un échantillon de ce qu'on peut tenter en ce genre ; et il n'y a guère d'homme qui, si on lui lâchait la bride, ne fût tenté, comme Mentor, de faire régner partout "un si bel ordre," non sans ajouter, comme lui, pour la plus grande gloire de la métaphore : " D'ailleurs, la liberté était entière." Sans aller plus loin, la Constitution de 1848 ne disait-elle pas (Préambule, art. VII) ?

" Les citoyens doivent s'assurer par le travail des moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir." Ce qui ne l'empêchait pas de dire (même Préamb. Art. VIII) : "La République doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux."

J'ai entendu, de mes oreilles entendu, un homme de beaucoup de talent, défendant l'instruction obligatoire, s'écrier : "Si l'État n'inculque pas des principes de morale, qui donc les inculquera ?" Et qui ne sait que ce n'est pas sans raison que Ch. Comte a dit (Traité de législation t. I, p. 466) : "Les gouvernements ne sont tellement considérés comme les conservateurs du genre humain, qu'ils ont paru croire qu'il était nécessaire d'employer la force pour obliger les peuples à vivre et à se reproduire : ils ont fait des lois pour obliger les hommes à se marier et à perpétuer ainsi leur espèce ; ils en ont fait ensuite pour déclarer que les pères et mères nourrissaient leurs enfants, et pour les empêcher de les détruire ; ils en ont fait d'autres pour leur enjoindre de ne pas se ruiner en folles dépenses et de ne pas s'exposer à mourir de faim ; enfin, ils en ont fait même pour leur enjoindre de supporter la vie, et de ne pas se laisser mourir volontairement, etc."

Notes

[1] Mac Culloch dit la même chose et l'explique.


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