On s'est beaucoup prévalu, en faveur de l'instruction obligatoire, de l'autorité du code civil, et particulièrement des dispositions relatives aux aliments et à la tutelle. Les textes invoqués fussent-ils formels, la question ne serait pas tranchée par cela seul ; ce serait l'opinion du législateur ; mais ce ne serait qu'une opinion, discutable quoique considérable. Mais il s'en faut, en réalité, que cette opinion soit aussi claire qu'on le dit, et le sens donné aux textes cités est au moins controversable.
Aux termes du code, les parents ont "l'obligation de nourrir leurs enfants," cela n'est pas contestable ; et quand on lit les art. 203, 205 et 207, il semble que cette obligation soit édictée d'une manière absolue. Aussi sont-ce ces articles que l'on met en avant. Mais, si l'on passe aux articles 208, 209, 210 et 211, on reconnaît aisément que la pensée du législateur n'a pas été aussi extrême, qu'il n'a entendu prescrire que le possible, et que l'obligation n'existe, à ses yeux, que pour ceux qui peuvent la remplir et dans la mesure de leurs ressources.
L'article 208 dispose en effet que "les aliments ne sont accordés que dans la proportion du besoin de celui qui les réclame, et de la fortune de celui qui les doit ;" et les art. suivants sont la paraphrase de cette disposition. On fait donc un raisonnement forcé quand on induit, d'une obligation conditionnelle de nourrir, une obligation absolue d'instruire. Mais il y a plus ; l'art. 204 placé immédiatement après l'art. 203, comme un correctif destiné à prévenir des interprétations abusives, contredit formellement cette extension ; on y lit, en propres termes :"L'enfant n'a pas d'action contre ses père et mère pour un établissement par mariage ou autrement." Que peut vouloir dire cet autrement, sinon que le père n'est pas obligé (légalement) de donner à son fils un métier, un moyen de gagner sa vie, un emploi ou une situation dans la société ? Et, que devient, dès lors, l'obligation de l'instruire pour lui fournir le moyen de vivre ?
Quant à la tutelle, il y a, d'abord, cette distinction à faire, entre la tutelle naturelle (pour conserver les expressions employées) et la tutelle artificielle, que la première existe par elle-même, la seconde par délégation de la première. Le tuteur remplace le père ; il doit se conduire comme se serait conduit le père : il le doit légalement, parce que c'est une charge acceptée par lui, et qui le lie par sa volonté. Je dis acceptée, car je n'admets pas, et je ne puis croire, malgré l'apparence des termes, que M. de Molinari admette la tutelle obligatoire. Une charge imposée par force sera toujours une charge mal remplie ; et il n'y a aucune raison pour contraindre un homme quelconque, prendre l'embarras des enfants d'un autre. Mais, volontaire ou non, et bien ou mal réglée par le code, toujours est-il qu'il est tout à fait exact de prétendre que la tutelle entraîne, d'après le code, l'instruction du pupille. Le tuteur est tenu de "prendre soin de sa personne et d'administrer ses biens" (art. 450) ; mais il n'est pas tenu de lui donner les ressources qu'il ne possède pas. Et, si son mineur n'a rien, et qu'il n'ait pas à sa portée une école gratuite, jamais il ne viendra à l'idée de personne qu'il puisse encourir de responsabilité légale pour ne pas l'avoir fait instruire. Ainsi la tutelle artificielle n'assure nullement à l'enfant pauvre l'éducation que ne lui eût pas procurée la tutelle naturelle. Le tuteur n'est nullement obligé de faire pour le mineur le moindre sacrifice. Or c'est pour les pauvres qu'on plaide. L'argument est donc sans valeur.
D'autres articles du code, les art. 203, 852, 1409, 1448 et 1558, ont été cités, par M. Eug de Molinari, à l'appui d'une opinion émise par lui dans l'Économiste, et consistant à résoudre la question de l'obligation par la responsabilité civile et non par la responsabilité pénale. L'art. 203 est suffisamment connu ; les autres disposent que "les frais d'entretien, de nourriture, d'éducation, d'apprentissage, d'équipement, de noces et de présents d'usage, ne seront pas rapportés (852) ;" que les "frais et charges du mariage, et notamment ceux d'éducation et d'entretien des enfants," seront compris dans le passif de la communauté (1409) ; que "les frais du ménage et l'éducation des enfants" sont à la charge de "la femme qui a obtenu la séparation des biens, s'il ne reste rien au mari (1448) ;" enfin que "l'immeuble dotal peut être aliéné pour fournir des aliments à la famille (1558)." Rien de plus naturel que toutes ces dispositions ; rien non plus qui implique moins nécessairement l'idée d'une obligation légale et incombant uniformément à tous. Si les époux sont engagés l'un envers l'autre par le mariage à nourrir leurs enfants et à les élever, si leur intention est formelle à cet égard, tout ce que les articles indiqués prévoient en découle naturellement ; c'est l'exécution de leur contrat. Ils impliquent d'ailleurs la possibilité de faire des frais. C'est donc, à peu de choses près, non exactement, la théorie que j'ai cherché à établir dans mon second article, et qu'on a trouvée si étrange. M. Eug. De Molinari n'est pas, au fond, bien loin de s'accorder avec moi. Tous deux nous pensons qu'il peut y avoir, pour les parents négligents, responsabilité civile ; tous deux nous repoussons la responsabilité pénale, qui est la pierre angulaire du système que je combats ; tous deux, dès lors, nous faisons, à la différence de M. Gust. De Molinari, la part des facultés et des situations : seulement M. Eug. De Molinari donne la poursuite au ministère public, et crée ainsi une sorte de censeur des familles, de surveillant des pères, un "praetor tutelaris ;" je n'accorde la poursuite qu'aux intéressés et aux ayants droit, c'est-à-dire à la famille. Je crois que c'est à la fois plus conforme au droit, plus pratique et plus efficace, et que toute intervention du dehors dans la famille n'aura jamais pour effet que d'aggraver le mal, s'il y a mal réel. Punir un père sans lui enlever son fils, c'est l'exciter contre son fils ; et le lui enlever, c'est organiser l'éducation par l'État.