Voici, sur ce sujet, quelques renseignements et appréciations qu’on lira, je le pense, avec intérêt. Je les dois à l’obligeance du judicieux auteur des Lettres sur l’Enseignement des Collèges de France, M. Ch. Clavel, occupé en ce moment ~a poursuivre en Angleterre ses études sur l’enseignement public dans diverses contrées de l’Europe :
"L’éducation est certainement plus libre en Angleterre que dans plusieurs pays du continent. Elle est cependant soumise à des entraves nombreuses, plus nombreuses que les Anglais eux-mêmes ne le pensent. Les universités, qui ont reçu, soit de l’État, soit de l’Église, d’importants privilèges, maintiennent, à l’aide des faveurs que leur accorde la loi, une éducation qui ne répond plus aux besoins actuels. Leur influence ne s’étend pas seulement sur les classes supérieures ; elles ont encore contribué indirectement, par l’action qu’elles ont exercée sur l’aristocratie et le clergé, à ralentir les progrès de l’instruction populaire, malgré les longs efforts en sa faveur. On n’a malheureusement pas reconnu la cause véritable qui rendait si lent et si imparfait le développement de l’instruction du peuple. Au lieu de dire : Le gouvernement a tort d’agir sur l’éducation des classes supérieures, on a dit : Il a tort de ne rien faire pour celle du peuple. Vous aurez sans doute entendu parler du bill proposé en 1856 par lord J. Russel pour rendre obligatoire l’instruction primaire. Plusieurs membres du Parlement sont tout à fait favorables à des mesures de ce genre, et il me semble même que l’opinion publique se laisse entraîner à approuver de plus en plus l’intervention de l’État dans les affaires d’éducation. Les réformes qu’il a introduites dans les universités, que l’on considérait trop souvent comme des associations privées, ont contribué à accréditer cette erreur. Il y a là un grand danger. Les vues des hommes qui cherchent à agrandir l’influence gouvernementale sont parfaitement pures : ils pensent rester franchement libéraux, et faire tout au profit de la liberté. Dirigées par un tel esprit, les institutions qu’ils créeront pourront avoir d’abord des résultats heureux ; mais bientôt on verre que cette organisation factice est à longue impuissante, et que l’éducation ne saurait progresser lorsque ceux à qui elle est destinée ne sont plus ceux qui la dirigent et en sont responsables."
"Toutefois, ce danger ne paraît pas imminent. Le grand intérêt que les Anglais portent à leur éducation, la bonne foi, l’impartialité avec laquelle ils discutent les questions qui y sont relatives, me font espérer qu’ils reconnaîtront bientôt leurs erreurs. La puissance de l’esprit d’association dans ce pays les aidera à se convaincre qu’ils peuvent et qu’ils doivent se passer de l’appui du gouvernement. Quoique dans le moment présent les idées libérales semblent plutôt perdre du terrain, ce sol n’en reste pas moins, à ce que je crois, le plus capable de les recevoir et de les développer…"
…"J’aurais aimé vous donner, sur l’instruction publique en Angleterre, des détails plus précis et plus intéressants que ceux que je vous ai envoyés ; malheureusement, je suis moi-même très-novice encore sur ce sujet. Les séances du Parlement les plus importantes relatives à la motion de lord J. Russel sont, je crois, celle du 6 mars et du 10 avril 1856. Voici les principaux articles de la proposition de lord Russel :
"Art. 7. That is expedient that in any school district where the means of education arising from endowment, subscription, grants (subvention du gouvernement) and school pence (contribution des élèves), shall be found deficient and declared to be so by the committee of privy council of education, (répondant au Conseil Impérial), rate payers should have the power of taxing themselves for the maintenance of a school or of schools.
"Art. 8. That after the 1st January 1858, when any school district shall have been declared to be deficient in adequate means for the education of the poor, the quarter session of peace for the county (c’est, je crois, un tribunal de comté), city of borough should have the power to impose a school rate.
"Art. 11. That employers of children and young persons between 9 and 15 years of age should be required to furnish certificates half yearly of the attendance of such children and young persons at school, and to pay for such instruction."
"Ce dernier article est le plus important pour le sujet qui nous intéresse. Les deux premiers que je vous ai cités sont, à ce que je crois, tout semblables à la loi sur la taxe des pauvres. Ils établissent : 1° que dans chaque paroisse la majorité des contribuables aura le droit de voter une taxe d’éducation payable par tous ; et 2° que, si les contribuables ne se taxent pas de bonne volonté, un tribunal aura le droit de les taxer.
"L’article qui ordonne à toutes les personnes employant des enfants de les envoyer à l’école avait, si je ne me trompe, un précédent dans la loi relative au travail des enfants [1]. Je ne me rappelle pas les termes de cette loi ; il me semble cependant me souvenir qu’elle demandait que les enfants employés dans les manufactures de soie, coton, laine, etc., fussent mis à même de recevoir quelque instruction. Le nouvel article proposé par lors Russel aurait rendu obligatoire pour le plus grand nombre des enfants de la classe ouvrière la fréquentation des écoles ; car il n’est presque pas d’enfant dans les classes pauvres qui ne soit employé quelque travail dès sa huitième ou dixième année.
" Cette proposition avait l’aspect le plus philanthropique, et l’intervention était en effet pleine de philanthropie. Elle semble vouloir uniquement protéger les faibles et les petits contre la mauvaise volonté de leurs maîtres, et leur assurer le secours de l’État, sans exiger d’eux, ni de la nation en général, aucun sacrifice, ni l’abandon d’aucune liberté. Elle fut cependant repoussée, et l’on en demeura à l’ancien système qui, une fois admis le concours du gouvernement, est certainement le plus libéral. Vous le connaissez peut-être. Dès que, dans une paroisse, des contributions volontaires ou des donations de quelque nature que ce soit ont fait une certaine avance pour la fondation et l’entretien d’une école, le gouvernement accorde une subvention proportionnée. Il se réserve seulement le droit d’inspection, non celui de la direction de l’enseignement ou de la nomination des maîtres. L’inspection a surtout pour but de veiller à ce qu’aucune des confessions religieuses ne soit froissée, et à ce que l’enseignement donné avec l’aide du gouvernement puisse convenir également à tous les citoyens, et soit, comme on dit ici "national, not sectarian." Vous voyez combien ce système laisse d’action aux efforts individuels ; il les met à la base de tout. Ce serait certainement un immense progrès pour la France qu’une organisation aussi libérale que celle-là.
"Parmi les orateurs qui se sont opposés avec le plus de force à la proposition de lord Russel dans la Chambre des Communes, sont MM. Graham et Gladstone. Le premier cita dans son discours deux brochures de M. Edouard Baines de Leeds, qui paraissaient avoir fait assez d’impression. Je ne les connais pas. Je sais seulement que M. Baines adressé au Times, le 24 avril 1856, une lettre dont j’ai lu des extraits et qui contient d’excellents arguments."
Note