par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Je ne suis pas obligé de faire ici un compte rendu de la guerre, ni des expériences personnelles que j'ai vécues pendant cette période. Le présent ouvrage ne traite pas des questions militaires, ni des affaires politiques plus qu'il n'est absolument nécessaire.
La guerre était le résultat d'une idéologie qui avait été instituée par tous les instituts d'enseignement de l'Allemagne depuis des centaines d'années. Les professeurs d'économie avait contribué avec diligence à la préparation intellectuelle de la guerre. Pour convertir ces hommes de courage en « garde intellectuelle de la Maison de Hohenzollern », il n'était pas nécessaire de les former à nouveau. Schmoller avait écrit son fameux « Manifeste des 93 » (le 11 octobre 1914) ; un autre président de département, le professeur Schumacher, qui devait par la suite succéder à Schmoller à Berlin, publia le programme d'annexion des six associations centrales. Sombart écrivit Händler und Helden (Marchants et héros). Frantz Oppenheimer ne pouvait être surpassé quand il s'agissait de déplorer le manque de culture des Français et des Anglais. Ils n'enseignaient plus depuis longtemps l'économie : ils prêchaient les doctrines de la guerre.
La situation n'était guère meilleure dans l'autre camp. Mais beaucoup préféraient garder le silence. Pour Edwin Cannan, toutefois, les économistes avaient pour devoir de protester.
Pendant les quinze premiers mois de la guerre, je trouvais rarement le temps de lire un journal. Plus tard, les conditions s'améliorèrent un peu et à la fin de 1917 je n'étais plus au front mais travaillais dans la division économique du ministère de la guerre. Je n'écrivis au cours ces années que deux petits essais. L'un sur la classification des théories monétaires, qui fut ajouté par la suite à la seconde édition de ma Théorie de la monnaie et du crédit. J'utilisai l'autre, portant sur les objectifs de la politique commerciale (« Vom Ziel der Handelspolitik »), dans Nation, Staat und Wirtschaft [Nation, État et économie], publié en 1919. Il s'agissait d'un ouvrage scientifique ayant un objectif politique : c'était une tentative destinée à éloigner le public allemand et autrichien du goût qu'il avait pour les idées nationales-socialistes, qui n'avaient alors pas de nom spécial, et pour recommander la reconstruction par le biais d'une politique démocrate-libérale. Mon livre passa inaperçu et fut rarement lu. Mais je sais qu'il le sera dans le futur. Les quelques amis qui le lisent aujourd'hui [1940] n'ont pas de doute là-dessus.
Je publiai vers la fin de la guerre un petit essai sur la théorie quantitative dans le journal de l'Association des banques et banquiers autrichiens, publication non destinée au public. Mon traitement du problème de l'inflation n'avait pas été approuvé par le responsable de publication. Mon fade essai universitaire fut rejeté et je dus le revoir avant de pouvoir le publier. Immédiatement, le numéro suivant comportait des réponses critiques dont l'une, autant que je m'en souvienne, venait du directeur de banque Rosenbaum, celui qui finançait le Volkswirt de Federn.
Le Commandement en chef de l'armée organisa au cours de l'été 1918 un cours pour les officiers devant donner des instructions patriotiques aux troupes. Je donnai une conférence sur « Coûts de guerre et emprunts de guerre » dans laquelle j'essayais aussi de m'opposer aux tendances inflationnistes. Cette conférence fut publiée à partir de notes sténographiées, sans que j'eus la possibilité de relire les épreuves.
Mon expérience de l'époque de la guerre orienta mon attention vers un problème qui m'apparaissait chaque jour comme plus important. En réalité, je devrais l'appeler le problème premier, fondamental, de la civilisation.
Seuls ceux qui comprennent parfaitement la théorie économique peuvent appréhender les grandes questions de politique économique et sociale. Seuls ceux qui maîtrisent les problèmes les plus ardus de l'économie peuvent dire si le capitalisme, le socialisme ou l'interventionnisme constituent des systèmes viables de coopération sociale. Les décisions politiques ne sont cependant pas prises par les économistes mais par l'opinion publique, c'est-à-dire par le peuple. La majorité détermine ce qu'il faut faire. Ceci est vrai de tous les systèmes de gouvernement. Même les monarques absolus et les dictateurs ne peuvent régner que comme le demande l'opinion publique.
Il se trouve des écoles de pensée qui ne veulent tout simplement pas voir ces problèmes. Le marxisme orthodoxe croit que le processus dialectique du développement historique guide inconsciemment l'Homme vers son inévitable chemin, c'est-à-dire vers le bonheur. Un autre type de marxisme croit que la classe ne peut jamais se tromper. Le mysticisme racial dit la même chose concernant la race : les caractéristiques de cette dernière savent trouver la bonne solution. Le mysticisme religieux, même quand il se présente sous une apparence temporelle, par exemple dans le principe du Führer, dépend de Dieu : Il n'abandonnera pas Ses enfants mais les sauvera par la révélation ou en leur envoyant un saint pasteur. Or notre expérience jette le discrédit sur toutes ces échappatoires. Elle montre qu'il existe différentes doctrines et idées, même au sein des diverses classes, races et nations ; que des hommes différents luttent pour le pouvoir avec différents programmes ; que différentes Églises enseignent leur Parole de Dieu et qu'elles ne sont pas d'accord entre elles. Il faudrait être aveugle pour affirmer qu'en en appelant (1) à la dialectique de l'Histoire, (2) à une infaillible conscience de classe, (3) aux caractéristiques raciales ou nationales, (4) à la Parole Divine ou (5) à un ordre d'un Führer, on puisse répondre de façon convaincante à certaines questions comme par exemple de savoir si l'accroissement du crédit peut véritablement réduire de manière permanente les taux d'intérêt.
Les libéraux du dix-huitième siècle étaient pleins d'un optimisme sans limites. Pour eux, l'humanité allait devenir rationnelle, permettant à l'idée juste de finalement émerger. La lumière allait remplacer les ténèbres. Tous les efforts des défenseurs des ténèbres pour laisser les gens dans l'ignorance, afin de les dominer plus facilement, ne pouvaient pas empêcher le progrès. Ainsi éclairé par la raison, l'humanité se dirigeait vers une perfection toujours plus grande. La démocratie, avec sa liberté de pensée, de parole et de la presse assurerait le succès de la bonne doctrine. Laissons les masses décider : elle choisiront sagement.
Plus personne n'accepte désormais cet optimisme. Le conflit entre les doctrines économiques nous demande une bien plus grande faculté de jugement que ne le faisaient les problèmes auxquels étaient confrontées les Lumières, à savoir (1) le problème de la superstition face aux sciences de la nature, (2) la tyrannie face à la liberté et (3) le privilège face à l'égalité devant la loi.
Le peuple doit décider. Il est vrai que les économistes ont le devoir d'informer leurs semblables. Mais que se passe-t-il si ces économistes ne sont pas à la hauteur de la tâche dialectique et sont écartés par les démagogues ? Ou si les masses manquent de l'intelligence nécessaire pour comprendre les enseignements des économistes ? La tentative de guider le peuple sur la bonne voie n'est-elle pas sans espoir, particulièrement si nous voulons bien voir que des hommes comme John Maynard Keynes, Bertrand Russel, Harold Laski et Albert Einstein n'arrivent pas à comprendre les problèmes économiques ?
Nous n'arriverons pas à comprendre ce qui est en jeu si nous attendons de l'aide d'un nouveau système électoral ou d'une amélioration de l'enseignement public. Certaines propositions techniques de changements du système électoral retirent même à certains le droit de participer à l'élection d'une assemblée et d'un gouvernement. Mais ce ne serait en aucun cas une solution. Si les masses s'opposent à un gouvernement formé par une minorité, ce dernier ne pourra pas survivre indéfiniment. S'il refuse de céder à l'opinion publique, il sera renversé par la révolution. La préférence pour la démocratie se justifie par le fait qu'elle facilite la poursuite pacifique de la coopération sociale dans l'État. Ce n'est pas un problème propre à la démocratie : c'est un problème qui existe dans toutes les circonstances et pour toute forme concevable de gouvernement.
On a pu dire que le problème résidait dans l'éducation et l'information du peuple. Mais ce serait se leurrer fortement que de croire que davantage d'écoles et de conférences, ou une popularité plus grande des livres et des journaux pourraient conduire la bonne doctrine à la victoire. En fait, les fausses doctrines peuvent recruter leurs partisans de la même manière. Le mal vient précisément des mauvaises dispositions intellectuelles du peuple à choisir les moyens conduisant aux objectifs désirés. Le fait qu'on puisse faire accepter aux gens des décisions superficielles démontre qu'ils sont incapables d'un jugement indépendant. Voilà précisément le grand danger.
J'étais ainsi arrivé à ce pessimisme désespéré qui a accablé pendant longtemps les meilleurs esprits d'Europe. Nous savons aujourd'hui des lettres de Jacob Burckhardt que ce grand historien n'avait, lui non plus, pas d'illusions sur l'avenir de la civilisation européenne. Ce pessimisme avait brisé les forces de Carl Menger et avait assombri la vie de Max Weber. (Dans les derniers mois de la guerre Weber enseigna pour un semestre à l'Université de Vienne, et nous devînmes bons amis).
La façon dont nous modifions notre vie suite à la connaissance d'une catastrophe inévitable est une question de tempérament. Au lycée, j'avais choisi comme devise un vers de Virgile : « Tu ne cede malis sed contra audentior ito (« Ne cède pas au mal mais oppose toi toujours à lui avec courage »). Je me remémorai cette maxime durant les heures les plus sombres de la guerre. Je fus à plusieurs reprises confronté à des situations où les délibérations rationnelles ne semblaient pas offrir de solution. Mais alors quelque chose d'inattendu se produisit et apporta la délivrance. Je ne perdrais pas le courage, même dans ces conditions. Je ferais tout ce qu'un économiste peut faire. Je ne me lasserais pas d'enseigner ce que je sais être juste. Et c'est ainsi que je décidai d'écrire le livre sur le socialisme que j'avais envisagé avant la guerre. J'allais réaliser mon vieux projet.