Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

VIII. A la Chambre de commerce

 

Avant d'entreprendre la description de mes efforts scientifiques, je dois revenir sur mon activité quotidienne. De 1909 à 1938, je fus au service de la Chambre de commerce et d'industrie de la Basse-Autriche. En 1920 le nom de cette institution fut modifié et elle devint la Chambre de commerce, de l'artisanat et de l'industrie de Vienne.

En Autriche, les Chambres étaient des corps parlementaires formés par l'ensemble de tous les hommes d'affaires et financés au moyen d'une taxe professionnelle collectée par les services fiscaux et transférée ensuite aux chambres. Elles avaient été créées en 1848, l'année de la Révolution, afin de conseiller le Parlement et le gouvernement dans les domaines économiques et de remplir certaines fonctions administratives. Elles restèrent relativement peu importantes jusqu'à la fin des années 1870. Elles luttèrent en vain durant les années 1880 et 1890 contre des propositions de changement découlant de l'idéologie des guildes, changements réclamés et votés par le Parti chrétien-social. Durant cette période le centre du pouvoir résidait dans l'Assemblée générale et dans les comités de la Chambre. Le bureau de la Chambre de commerce ne faisait que rendre des services d'homme à tout faire.

La percée du principe interventionniste entraîna un changement radical. Les secrétaires et fonctionnaires des départements, ainsi que les membres du Parlement ne connaissaient rien en économie. La plupart n'avaient aucune idée des conséquences des mesures qu'ils prenaient et étaient même incapables de formuler des lois, des décrets et des règlements de manière à ce que les bureaux en charge de leur mise en application sachent ce qu'ils avaient à faire. Il était évident que la Chambre avait besoin de conseils pertinents et d'une coopération continue de la part de ceux qui connaissaient la situation et étaient capables de faire des recherches. La presse, le Parlement et l'Empereur rejetaient la responsabilité des erreurs quotidiennes et de leurs conséquences néfastes sur les secrétaires, qui à leur tour en rendaient responsables les fonctionnaires départementaux. Pour échapper à cette responsabilité, les employés recherchaient le conseil d'hommes bien informés.

Les secrétaires de la Chambre de Vienne, Rudolf Maresh et Richard Riedl, savaient comment utiliser cette situation favorable pour accroître l'influence de leur secrétariat. Le Président de la Chambre de l'époque, le baron Mauthner, était un homme clairvoyant qui jouait un rôle éminent à la Chambre des députés comme chef de file d'un groupe qui portait son nom, le groupe Mauthner. Il était d'accord pour développer le secrétariat et plusieurs jeunes économistes rejoignirent l'équipe. Le plus éminent d'eux était mon ami Victor Graetz, homme de fort caractère et inhabituellement doué. Mais il souffrait, précisément en raison de sa clairvoyance, de ce pessimisme qui devait frapper durant cette période tous les hommes bien au courant de la situation. Le succès de cette nouvelle direction de la Chambre était formidable : le secrétariat de la Chambre de Vienne devint en peu de temps un facteur important dans la politique économique. Son importance s'accrut encore quand il créa sous le titre de Handelspolitische Zentralstelle (Centre de politique commerciale) une organisation au sein de laquelle participaient toutes les Chambres autrichiennes. Il est vrai que de nombreuses Chambres provinciales étaient d'importance relativement faible car leurs secrétaires étaient inefficaces. Mais les secrétariats de Prague, Brno, Reichenberg, Cracovie et Trieste possédaient des hommes dont la coopération avaient beaucoup de valeur.

En 1909 la question de la poursuite des affaires à la Chambre de Vienne se posa. M. Maresh avait pris sa retraite quelques années plus tôt et, en 1909, M. Riedl fut nommé chef de division au ministère du commerce. Plusieurs jeunes fonctionnaires avaient quitté la Chambre pour l'industrie et mon ami Graetz était parti prendre la direction d'une grande entreprise. Il me recommanda pour lui succéder.

La Chambre était la seule à m'offrir un endroit où je pouvais travailler en Autriche. Les postes de professeur d'université m'étaient fermés vu que les universités cherchaient des interventionnistes et des socialistes. Seuls ceux appartenant à l'un des partis politiques — parti chrétien-social, parti nationaliste allemand ou parti social-démocrate — pouvaient espérer une nomination. Je n'ambitionnais pas non plus un poste dans les services du gouvernement. Après la guerre, ma réputation comme expert à la fois dans les domaines monétaire et bancaire était tellement reconnue que plusieurs grandes banques me proposèrent un poste à leur Conseil. Mais j'avais toujours décliné l'offre jusqu'en 1921 pour la raison que ces banques refusaient de me donner l'assurance que mes conseils seraient suivis. Après 1921, je refusais les offres parce que je considérais toutes les banques comme insolvables et irrémédiablement perdues. Les événements me donnèrent raison.

A la Chambre je m'étais créé mon propre poste. Je ne fus officiellement jamais plus qu'un employé du secrétariat : j'avais toujours un supérieur officiel sous les ordres duquel je travaillais, avec quelques collègues. Je n'ai jamais eu le désir d'assurer un poste de direction et de perdre une partie de ma force productive dans la routine administrative. Ma situation était incomparablement plus importante que celle de tout autre fonctionnaire de la Chambre ou de tout Autrichien qui ne présidait pas l'un des grands partis politiques. J'étais l'économiste du pays.

Ce qui ne veut pas dire que mes recommandations étaient suivies ou que mes avertissements étaient écoutés. Soutenus seulement par certains amis, je menais une lutte désespérée. Tout ce que je réussis à faire, ce fut de repousser la catastrophe. Le fait que le bolchevisme ne s'empara pas du pouvoir au cours de l'hiver 1918-1919 et que l'effondrement de l'industrie et des banques ne se produisit pas en 1921 mais en 1931 était en grande partie le résultat de mes efforts. On ne pouvait obtenir plus, ou tout au moins je ne le pouvais pas.

Toutes les opérations de la Chambre ne rencontraient pas mon approbation. Je ne participais pas au travail purement administratif. Toute ma force se concentrait sur les questions politico-économiques critiques.

On me reprochait parfois d'être trop brutal et trop intransigeant dans mes remarques et l'on me disait que j'aurais obtenu plus de résultats si j'avais montré plus de bonne volonté à accepter un compromis. Gustav Weiss von Wellenstein, secrétaire général de l'Association centrale de l'industrie autrichienne et vieil ami à moi, me faisait souvent ce reproche. Cette critique était injustifiée. Je ne pouvais être efficace qu'en présentant la situation aussi fidèlement que je la voyais. Quand je me remémore aujourd'hui mon activité à la Chambre, je regrette uniquement ma volonté de compromis, pas mon intransigeance. J'étais prêt à céder sur des sujets peu importants si je pouvais l'emporter concernant d'autres questions plus cruciales. J'ai même quelquefois accepté des compromis intellectuels en signant des rapports comprenant des phrases qui ne reflétaient pas ma position. C'était la seule façon d'obtenir l'approbation de l'assemblée générale de la Chambre ou l'assentiment du peuple sur des sujets que je considérais comme très importants. Si quelqu'un étudie un jour les comptes rendus de travaux et les rapports sur l'industrie publiés et figurant dans les archives de la Chambre, il aura confirmation de ces propos. Je ne considère pas les rapports, avis et requêtes où mon nom figure comme rapporteur comme mon travail, mais comme l'expression de l'opinion de l'institution pour laquelle je travaillais. J'ai toujours établi une distinction nette entre mes activités politiques et scientifiques. En science, transiger c'est trahir la vérité. En politique, c'est inévitable parce que l'on ne peut obtenir de résultats qu'en acceptant des compromis entre des opinions incompatibles. La science est une création d'individus : elle n'est jamais l'aboutissement de la coopération entre plusieurs personnes. L'essence de la politique se trouve, elle, dans la coopération et nécessite souvent de transiger.

Dans l'Autriche de la période d'après-guerre j'étais la conscience économique. Seules quelques personnes m'aidaient et tous les partis politiques se méfiaient de moi. Et pourtant tous les secrétaires et dirigeants de partis recherchaient mon avis et mon conseil. Je n'ai jamais essayé de leur imposer mes idées. Je ne suis jamais allé voir un politicien ou un homme d'État. A moins d'y être officiellement invité, je n'ai jamais fréquenté les couloirs du Parlement ou des services du gouvernement. Les secrétaires et les dirigeants des partis venaient me voir dans mon bureau à la Chambre plus souvent que je ne me rendais dans les leurs.

J'appréciais la coopération de mes collègues à la Chambre. Certains étaient des hommes d'une grande intelligence et très bien informés, qui encourageaient fortement mes tentatives.

Mon activité à la Chambre élargissait grandement mon horizon. Je voyais beaucoup de choses. Si je dispose aujourd'hui [1940] de la matière pour étudier l'histoire économique et sociale du déclin de la culture autrichienne, c'est en grande partie le résultat des recherches que j'ai menées en travaillant pour la Chambre. J'ai recueilli beaucoup d'informations de mes pérégrinations, qui me firent visiter toutes les régions de l'ancienne Autriche-Hongrie. De 1912 à 1914, j'étudiais la situation industrielle en liaison avec la reprise de l'union douanière et des relations commerciales avec la Hongrie et avec l'adoption de nouveaux tarifs douaniers et de nouveaux traités sur le commerce.

Toutefois mes efforts à la Chambre ne portaient pas principalement sur les problèmes commerciaux mais plutôt sur la finance, la monnaie, le crédit et la politique fiscale. J'avais sans cesse des tâches spécifiques. Entre l'armistice de 1918 et la signature du Traité de Saint-Germain [le 10 septembre 1919] j'étais l'expert en matière financière pour ce qui touchait aux affaires étrangères. Plus tard, quand les termes du traité de paix furent appliqués, j'eus la responsabilité du bureau s'occupant de la dette d'avant-guerre. A ce poste, je devais fréquemment négocier avec les représentants de nos anciens ennemis. J'étais délégué autrichien à la Chambre de commerce internationale et membre de nombreux comités et commissions internationaux, qui avaient pour impossible rôle de faciliter les échanges pacifiques des biens et des services dans un monde animé par la haine nationale et se préparant au génocide.

J'avais fondé en 1926 l'Institut autrichien de recherches sur les cycles économiques. Avec Dollfuss et Palla, le secrétaire de la Chambre du travail, j'appartenais au comité éditorial de la Commission économique qui publia en 1930, en collaboration avec le professeur Richard Schüller, un rapport sur les difficultés économiques de l'Autriche [« Bericht über die wirtschaftlichen Schwierigkeiten Österreichs »].

Je n'ai pas besoin d'en dire plus sur les diverses activités qui occupaient mon temps à la Chambre. C'était un travail difficile, consistant souvent en de nombreuses vétilles inutiles. Mais ceci n'est pas intéressant. Laissez moi maintenant vous parler des objectifs politiques qui guidaient mon travail.

Mon activité politique durant les années 1918-1934 peut se diviser en quatre parties :

Empêcher la prise du pouvoir par les Bolcheviques

Durant la première période, de l'effondrement de la monarchie en automne 1918 jusqu'à l'automne 1919, le but le plus important que je m'étais fixé était d'empêcher la prise du pouvoir par les Bolcheviques. J'ai déjà signalé que j'y avais réussi par mon influence sur Otto Bauer. C'est uniquement grâce à mes efforts que le bolchevisme n'a pas gagné à Vienne. Seules quelques personnes me soutenaient dans mes efforts et leur aide était plutôt inefficace. Moi seul ai réussi à éloigner Bauer de la recherche d'une union avec Moscou. Les jeunes gens radicaux qui rejetaient l'autorité de Bauer et étaient pressés d'avancer seuls et contre la volonté des dirigeants du Parti étaient tellement inexpérimentés, incapables et divisés par une rivalité mutuelle qu'ils ne purent même pas former une organisation communiste à moitié viable. Les événements étaient entre les mains des dirigeants de l'ancien Parti social-démocrate, où Bauer avait le dernier mot.

Arrêter l'inflation

Quand ce danger fut passé, j'orientai tous mes efforts en vue d'arrêter l'inflation. Je trouvai dans cette lutte un excellent camarade. Wilhelm Rosenberg avait été l'un des étudiants de Carl Menger et était resté fidèle à son vieux maître. Il avait une fine intelligence et était un excellent économiste et un brillant juriste. Il avait tellement brillé en tant qu'avocat que ses conseils étaient recherchés pour toutes les questions délicates concernant l'industrie et la finance. Il jouissait du plus haut respect, étant reconnu comme « expert » des questions financières, et il était disposé à utilisé ce prestige dans la lutte contre l'inflation.

Nous nous battîmes trois années avant d'atteindre notre but — la restauration d'un budget équilibré et la cessation de tout accroissement des billets de banques. C'est uniquement grâce à nous que la couronne autrichienne se stabilisa finalement à un cours de 14 400 couronnes de papier pour une couronne d'or, et non à des cours plus hauts. Mais ce n'était pas le résultat que nous cherchions en réalité.

S'il n'y avait pas eu notre agitation passionnée pour lutter contre la continuation de la politique de déficit et d'inflation, la couronne serait tombée à un millionième ou un milliardième de sa parité-or de 1892. Il aurait probablement été impossible à toute administration de maintenir l'ordre public. Des troupes étrangères seraient venues occuper le pays et des puissances étrangères auraient construit un nouvel État. Cette catastrophe fut évitée. C'est une administration autrichienne qui supprima les déficits et stabilisa la couronne. La devise autrichienne ne s'effondra pas comme la devise allemande de 1923. L'implosion ne se produisit pas. Le pays avait néanmoins dû souffrir pendant de nombreuses années en raison des conséquences destructrices de l'inflation permanente. Ses systèmes bancaire, de crédit et d'assurance avaient subi des blessures qui ne pouvaient plus se cicatriser. On ne pouvait plus empêcher la consommation du capital. Nous avions rencontré une trop grande résistance : notre victoire arrivait trop tard. Elle repoussa de plusieurs années l'effondrement final mais ne pouvait plus sauver l'Autriche.

Rosenberg et moi-même ne nous faisions aucune illusion à ce sujet. Nous savions ce que la stabilisation voulait véritablement dire. Mon ami succomba au pessimisme et au désespoir, sort de tous les Autrichiens éclairés. Ce n'était pas seulement le chagrin d'avoir perdu son fils unique mais aussi le fait de savoir que tout son travail et tous ses efforts étaient sans espoir de succès qui le poussèrent vers la mort.

Éviter la crise bancaire

Notre succès dans la bataille pour un budget équilibré avait été retardé parce que nous avions rencontré une grande opposition quand il s'était agi de convaincre le Parti chrétien-social de la nécessité d'éliminer les subventions que l'État accordait pour faire baisser le prix des denrées alimentaires. Une telle baisse ne représentait qu'une faible part du budget des consommateurs mais empêchait de rétablir l'équilibre du budget gouvernemental. Avec l'aide de Weiss-Wellenstein, nous étions arrivés à persuader la grande industrie de faire des concessions aux syndicats dans le cas où les subventions aux denrées alimentaires cesseraient. Le fait que les syndicats s'étaient mis d'accord avec notre plan dans le dos de la direction du Parti social-démocrate était un sérieux coup porté aux dirigeants du Parti. Otto Bauer prit des mesures désespérées pour interrompre les négociations : le 1er décembre 1921, des « organisateurs », c'est-à-dire les troupes du Parti social-démocrate, envahirent la ville, se mettant à piller et à détruire les petits commerces. Ayant choisi de rester politiquement « neutre », la police n'était pas intervenue. Mais les jours suivants l'opinion publique prit position contre de tels procédés. Les sociaux-démocrates durent se retirer et les négociations avec les syndicats purent continuer.

Nous ne devons pas sous-estimer le mérite qui revenait au chef du Parti chrétien-social, le professeur Seipel, durant ces jours-là. Son ignorance des affaires économiques était de celle que seul un ecclésiastique pouvait avoir. Il considérait l'inflation comme un mal mais était sinon plutôt peu au courant en matière de politique financière. Rosenberg et moi nous sentions obligés de l'informer qu'une stabilisation de la monnaie révèlerait rapidement les conséquences de l'inflation, sous la forme d'une « crise de stabilisation ». Et nous lui expliquâmes que l'opinion publique rendrait le stabilisateur responsable de la dépression qui suivrait le boom inflationniste. Le Parti chrétien-social ne pouvait espérer aucune gratitude, uniquement des sujets de plainte !

Le professeur Seipel appréciait grandement notre sincérité. Une mesure utile et nécessaire doit être prise, pensait-il, même si cela nuit au Parti. L'homme d'État se différencie du démagogue en ce qu'il préfère ce qui est juste à ce qui apporte des applaudissements. Il n'y avait pas beaucoup de politiciens en Autriche qui pensaient de cette façon. J'avais le plus grand respect pour le grand et honnête personnage qu'était ce noble prêtre dont la vision du monde et la conception de la vie me restaient étrangères. C'était une grande personnalité.

L'ignorance de Seipel sur l'état du monde faisait malheureusement beaucoup de tort à son parti. Il ne voyait tout simplement pas la corruption des membres des partis chrétien-social et national allemand qui étaient ses collègues. Il n'apercevait pas que les collaborateurs de son parti ne recherchaient que l'enrichissement personnel.

Ces camarades de parti, en particulier le député et avocat Victor Kienböck, qui allait devenir plus tard ministre des Finances puis président de la Banque nationale, avaient introduit Seipel auprès de Gottfried Kunwald. M. Kundwald, qui était le fils d'un éminent avocat viennois, était un handicapé de naissance. Il ne pouvait effectuer que quelques pas et encore avec le plus grand effort : il devait boitiller de pièce en pièce, ce qui impliquait qu'il avait sans cesse besoin de soins et d'une attention constante. Deux hommes forts l'accompagnaient toujours, le soulevant pour l'installer et le sortir de sa voiture, le portant en haut ou en bas des marches. Mais malgré ces handicaps Kunwald avait terminé avec courage ses études et obtenu un diplôme de docteur en Droit. L'admission au barreau lui était impossible car sa condition physique ne lui permettait pas d'achever l'année exigée de pratique au tribunal. Mais il travaillait au bureau d'avocats fondé par son père et repris par son beau-frère. Excellent juriste et bien informé, il avait une large clientèle.

M. Kunwald avait beaucoup lu mais était incapable de penser en termes économiques. Il ne voyait les problèmes économiques qu'aux travers des yeux d'un juriste qui devait préparer des contrats. C'était un ennemi de l'inflation parce qu'en tant que juriste il voyait le tort que cela faisait à l'économie. Quand Rosenberg et moi lançâmes notre combat contre l'inflation, il souhaita nous aider, à sa façon.

Il jouissait d'une confiance illimitée auprès de plusieurs politiciens et banquiers chrétiens-sociaux qu'il avait conseillés sur des sujets juridiques délicats. Les transactions de ces amis de Kunwald n'étaient pas toujours au-delà de tout reproche. Utilisant sans vergogne leur position sociale et moyennant commission, ces politiciens chrétiens-sociaux procuraient toutes sortes de commandes, aidaient à l'obtention de contrats étatiques et exerçaient leur influence sur tous les services de l'État. Ils avaient ainsi grandement profité de la période d'inflation et craignaient désormais qu'une stabilisation ne compromette leurs intérêts. Mais Kunwald les informa que de toute façon le boom inflationniste finirait par se terminer et leur fit savoir qu'il leur trouverait de nouvelles occasions de profit après la stabilisation.

Quand Rosenberg et moi réussîmes à convaincre le professeur Seipel et son parti sur la question de la stabilisation monétaire, ils choisirent Kunwald comme responsable pour prendre les mesures nécessaires. Il se révéla le plus capable et se montra totalement à la hauteur de la tâche. Nous pouvions en général travailler plutôt bien avec lui. Durant notre combat pour la stabilisation, il avait autour de lui un cercle de banquiers, de fonctionnaires du gouvernement et de politiciens chrétiens-sociaux avec lesquels il dirigeait un genre de séminaire politique et financier. Mais plusieurs années plus tard, alors qu'il continuait cette activité, son influence devint dommageable. Il passait beaucoup de temps à réfuter ou à affaiblir ma critique de la politique interventionniste en vigueur. L'interventionnisme n'était selon lui pas aussi mauvais que je le présentais : l'Autriche faisait des progrès économiques et il était selon lui absurde de croire que les politiques interventionnistes ne pouvait conduire à rien d'autre qu'à la consommation du capital.

Je sais, sans avoir de doute à ce sujet, que Kunwald n'était pas de bonne foi quand il faisait preuve d'optimisme. Il voyait la véritable situation des banques et des grandes entreprises et faisait parfois des remarques qui n'étaient pas moins pessimistes que les miennes. Mais il était convaincu que montrer toute la vérité sur les circonstances existantes diminueraient son influence auprès des secrétaires, au travers desquels il assurait des autorisations et d'autres faveurs en faveur de ses clients, et mettrait en péril son revenu en tant qu'avocat et agent financier.

Il était extraordinairement difficile de neutraliser l'influence défavorable de Kunwald. Il était impossible de parler librement de ces choses en public car la réputation de l'économie autrichienne, lui permettant d'emprunter, devait être protégée avec soin. Il aurait été de fait très facile de présenter les faits de telle façon que tout le monde aurait vu la nécessité d'arrêter la politique de consommation du capital, mais une telle action aurait ébranlé les crédits étrangers des banques, rendant ainsi la faillite instantanée inévitable. J'étais par conséquent forcé de rester extraordinairement mesuré dans mes efforts pour changer les politiques économiques de peur d'effrayer le peuple et de mettre en danger le crédit des banques et de l'industrie. Cette contrainte dicta ma conduite durant la troisième période de la stabilisation de la couronne en 1922 jusqu'à l'effondrement du Kreditanstalt [Établissement de crédit] au printemps 1931. Plus la situation empirait à cause de la poursuite de la politique désastreuse, plus grand était le danger d'une crise du crédit et plus il était important de ne pas troubler la tranquillité des marchés étrangers. Après l'effondrement du Bodenkreditanstalt [Établissement de crédit foncier] en 1929, j'insistais moi-même pour que des présentations graphiques des progrès faits par l'industrie en Autriche après 1922 fussent montrés lors d'une réunion à Londres. Il était clair pour moi et pour Friedrich von Hayek, qui en tant que directeur de l'Institut de recherches sur les cycles économiques avait préparé les tableaux, que ces progrès étaient plutôt douteux. Cependant, en utilisant uniquement des données statistiquement acceptables, les tableaux montraient un progrès selon la vision mercantiliste dominante. Je ne voyais par conséquent pas de mal à les montrer à l'étranger.

Malgré toutes les précautions dues à la situation précaire du crédit, je n'ai jamais embelli la description de la situation, ni accepté de supprimer ou même de falsifier des données statistiques. Pour la commission économique susnommée, je fis préparer par l'Institut une étude sur la consommation du capital. Quand le comité éditorial envisagea de publier les résultats de ces recherches dans son rapport, les banques émirent des objections. Je savais déjà que la grande crise bancaire était à portée de main et essayais par conséquent d'éviter tout ce qui pouvait accélérer sa venue. Les objections des banques étaient sans fondement mais je n'en acceptais la publication qu'à la condition que ce ne soit ni la commission économique ni l'Institut qui publient les résultats : ils furent donc publiés par le directeur de l'Institut, Oskar Morgenstern, sous son propre nom.

Mon travail, durant cette troisième période de mon activité politique dans l'Autriche d'après-guerre, fut encore plus routinier qu'au cours des périodes précédentes. C'était un travail petit et minutieux dans une lutte quotidienne contre l'ignorance, l'incapacité, l'indolence, la malveillance et la corruption. Je n'étais pas seul dans ce combat. Des amis chers étaient à mes côtés, tout particulièrement Siegfried Strakosch von Feldringen, Gustav Weiss von Wellenstein et Victor Graetz. L'aide que j'obtins de mon assistante, Therese Wolf-Thieberger, fut particulièrement précieuse pour mon travail à la Chambre. Son extraordinaire intelligence, sa bonne humeur au travail et son courage personnel m'aidèrent dans de nombreuses heures sombres.

Lutter contre l'arrivée au pouvoir de l'Allemagne

Pendant toutes ces années le slogan de « l'incapacité » de l'Autriche exerçait une influence pernicieuse. En Autriche et à l'étranger tout le monde était convaincu que l'Autriche n'était pas « capable de survivre ». On pensait qu'un « petit » pays ne pouvait pas rester indépendant, particulièrement s'il devait importer des matières premières importantes. Par conséquent, l'Autriche devait chercher à se fondre dans une unité économique plus grande, comme l'Empire allemand.

Hors de l'Autriche, même les cercles qui avaient ajouté l'interdiction de l'annexion au Traité de Saint-Germain le croyaient aussi. Ils recommandaient des privilèges économiques spéciaux afin de faciliter l'indépendance de l'Autriche. Le prêt international lié à la politique de stabilisation de la couronne par Seipel en 1922 fut accordé pour cette raison. Ce n'était pas un prêt étranger dont l'Autriche avait alors besoin : c'était d'un commissaire aux Finances étranger. Le gouvernement cherchait l'occasion de faire endosser à un étranger la responsabilité, et donc la réprobation en découlant, de l'arrêt de l'augmentation des dépenses. La Société des Nations nomma comme commissaire aux Finances un Hollandais ignorant, sans tact et arrogant, nommé Zimmermann. Un fonctionnaire du ministère des Finances, Hans Patzauer, menait les affaires en son nom. M. Patzauer, homme très doué, de caractère ferme et très bien informé, remplissait très bien ses obligations. Il mourut à moins de cinquante ans peu après la fin de la mission de Zimmermann. On put clairement voir combien véritablement essentielle fut cette tutelle financière de l'État autrichien quand, quelques heures après qu'elle prit fin, le gouvernement décida de garantir les obligations de la Zentralbank Deutscher Sparkassen, une banque insolvable.

Hormis l'octroi de ce prêt par la Société des Nations et d'un autre en 1932, les puissances occidentales ne firent rien pour aider l'Autriche. Quand les nazis rendirent difficile l'exportation de bois autrichien vers l'Allemagne, il fut demandé en vain au gouvernement français de baisser ses tarifs douaniers sur les exportations de bois vers la France.

Aux yeux des nationalistes allemands, qui depuis l'effondrement de la monarchie s'appelaient eux-mêmes le parti de la « Grande Allemagne », la fiction de l'incapacité de survie de l'Autriche était un argument de poids en faveur de l'annexion. Pour le Parti chrétien-social, qui n'était qu'en apparence en faveur de l'annexion mais faisait en réalité tout pour l'empêcher, cette légende était une excuse pratique pour saboter toutes les tentatives de politique économique raisonnable. Nous étions de toute façon incapables de survivre quoi qu'il arrive, disaient-ils : il était par conséquent inutile de rechercher une politique économique pouvant donner la vitalité au pays. Ils considéraient en fait presque comme anti-patriotique de proposer des réformes pouvant améliorer la situation économique. La théorie de l'incapacité de l'Autriche à survivre était regardée comme la carte la plus importante de notre politique étrangère. Ils pensaient qu'avec cette théorie ils pouvaient obtenir un grand nombre de faveurs de la part des puissances occidentales. Quiconque critiquait ouvertement l'idée de l'incapacité de survivre, à l'instar de Friedrich Otto Herz, était de ce fait considéré comme un traître.

Il n'est pas nécessaire de démontrer que cette doctrine de l'incapacité des petits pays à survivre est en réalité intenable. Mais je voudrais souligner combien contradictoire était le recours à cette doctrine de la part des protectionnistes qui arrivèrent au pouvoir. L'industrie de l'Autriche d'après-guerre [après de lourdes pertes territoriales] souffrait moins de la dissolution de l'union douanière de la vieille monarchie que n'en souffrait l'industrie des Sudètes [Tchécoslovaquie]. Après 1918, plusieurs industries autrichiennes, libérées de la pression de la concurrence des Sudètes, purent augmenter leur production. D'autres industries, comme par exemple de nombreuses branches de l'industrie textile, ne naquirent en Autriche qu'à cette époque. Dans l'ancienne union douanière, l'agriculture autrichienne était en position délicate vis-à-vis de l'agriculture hongroise. Désormais, du fait de la politique de prohibition commerciale, l'Autriche put accroître fortement sa production. Le fait que l'Autriche devait importer du charbon n'était pas un inconvénient en raison des prix à la baisse du marché du charbon. Par dessus tout, il faudrait garder à l'esprit que durant la Grande Dépression commencée en 1929, les prix des matières premières chutaient plus vite et plus fortement que ceux des produits manufacturés. La dépression touchait les pays agricoles et producteurs de matières premières plus directement que les pays industriels. Il n'était donc pas justifié pour l'Autriche de se plaindre de la chute du prix des matières premières.

La nouvelle Autriche souffrait également moins sur le plan financier de la dissolution de l'ancien empire que les autres parties. Dans l'ancien Empire, le gouvernement utilisait une partie des impôts autrichiens pour couvrir les frais d'administration de ses autres régions. Auparavant l'ancienne Autriche de l'Empire ne vivait pas des revenus des autres régions, par exemple ceux de la Dalmatie ou de la Galicie, mais subventionnait au contraire ces dernières.

On a dit que l'Autriche devait contribuer pour une part disproportionnée aux coûts de l'administration héritée de l'ancien empire. Ce point est également faux. La nouvelle Autriche hérita d'un faible nombre de fonctionnaires, pour la plupart employés des chemins de fer publics, qui avaient travaillé dans d'autres régions de la monarchie. Leur nombre exact ne pouvait pas être établi car les fonctionnaires empêchaient toute tentative visant à le connaître. Mais il ne peut y avoir de doute que bien moins de mille fonctionnaires étaient concernés. Au même moment plusieurs milliers — et même des dizaines de milliers — de nouveaux employés étaient recrutés dans la nouvelle Autriche, particulièrement dans les chemins de fer. Le surnombre des fonctionnaires d'État dans la nouvelle Autriche n'avait rien à voir avec l'héritage de l'ancien Empire.

On ne peut pas surestimer l'effet paralysant de l'expression « incapacité de survivre ». A chaque fois qu'une proposition de réforme était faite, elle était immédiatement rejetée sur la base de ce slogan. L'inefficacité notoire, le calamiteux « on ne peut rien y faire » (da lasst sich nix machen), trouvaient leur justification commune dans ce principe.

La situation me faisait parfois vaciller dans ma position sur le programme d'annexion. Je n'étais pas aveugle devant le danger pour la culture autrichienne d'une union avec l'Empire allemand. Mais il y avait des moments où je me demandais si l'annexion n'était pas un moindre mal, par rapport à la poursuite d'une politique devant inévitablement conduire à la catastrophe.

Depuis la réforme monétaire de 1922, l'Autriche était officiellement dirigée par une coalition du Parti chrétien-social et du Parti pangermaniste. Les sociaux-démocrates formaient le parti d'opposition, faisant porter la responsabilité de tous les défauts du système en place aux partis « bourgeois ». En réalité la situation était bien différente. Le centre du pouvoir exécutif se trouvait dans les mains des gouvernements locaux des États constituant l'Autriche, gouvernements qui étaient élus par les assemblées de ces États. Le pouvoir du nouvel État central, à savoir le nouveau Parlement fédéral et le nouveau gouvernement fédéral, était plutôt limité. Dans l'État le plus important, le plus peuplé et le plus riche, celui de Vienne, le Parti social-démocrate régnait de manière autocratique. Il utilisait ce pouvoir pour mener une guerre de destruction impitoyable contre l'ordre capitaliste. Le deuxième État le plus important, la Basse-Autriche, était dirigé par une coalition du parti social-démocrate et du parti chrétien-social, les pangermanistes formant l'opposition. Dans le troisième État par ordre d'importance, la Styrie, les sociaux-démocrates participaient encore au gouvernement local. Ce n'est que dans les États plus petits, financièrement pauvres et moins peuplés, que les sociaux-démocrates se trouvaient dans l'opposition.

Le véritable pouvoir du Parti social-démocrate ne résidait toutefois pas dans sa représentation parlementaire ou dans sa participation au gouvernement, mais bien plutôt dans le dispositif inspirant la terreur qu'il avait instauré. Le parti régnait sur tous les syndicats, et particulièrement sur ceux des employés des chemins de fer, des postes, des télégraphes et du téléphone. Par la grève, le parti pouvait à tout instant paralyser totalement la vie économique. Dès que le Parti désapprouvait une position du gouvernement fédéral, il menaçait la production de biens nécessaires à la survie du pays, ce qui conduisait le gouvernement à céder.

Encore plus important était le fait que le parti social-démocrate avait à sa disposition avec fusils et mitrailleuses — et même une artillerie légère et d'amples munitions — une armée au moins trois fois plus nombreuses que les troupes gouvernementales, telles que les Forces fédérales, la police locale et la police d'État. Les Forces fédérales ne possédaient ni chars, ni artillerie lourde, ni avions, tout cela étant interdit par le traité de paix, dont les dispositions de désarmement étaient contrôlées de manière stricte par les attachés militaires des puissances occidentales. Ces derniers étaient beaucoup plus indulgents avec les sociaux-démocrates. Durant les mois qui suivirent l'armistice et la ratification du traité de paix, ils permirent aux sociaux-démocrates de retirer dans les réserves de l'ancienne armée autant de matériel de guerre et de munitions qu'ils le voulaient. Par la suite, les sociaux-démocrates furent autorisés à acquérir des stocks d'armes et de munitions en provenance de Tchécoslovaquie. L'armée sociale-démocrate, officiellement intitulée les « organisateurs », organisaient des marches et des exercices de terrain auxquels le gouvernement était incapable de s'opposer. Sans être contredit, la Parti affirmait son « droit à la rue ».

Les sociaux-démocrates avaient auparavant obtenu ce droit par la force dans l'ancien Empire. Durant les troubles qui conduisirent en 1907 à l'adoption du suffrage universel et direct pour l'élection du Parlement autrichien, le Parti social-démocrate avait essayé d'intimider et de mettre à ses pieds le Parlement et le gouvernement au moyen de la terreur. La constitution autrichienne avait expressément interdit les réunions publiques en plein air pendant les sessions et à proximité du Parlement, ce qui devait garantir que les décisions pouvaient être prises sans égard à la colère du peuple de la capitale. De toute façon, avant 1907 la ville de Vienne avait plus de délégués au Parlement qu'une représentation proportionnelle à la taille de sa population ne lui en aurait donné. Néanmoins, les sociaux-démocrates ne tinrent pas compte de cette interdiction de l'intimidation et le gouvernement impérial les laissa faire. Le 28 novembre 1905, Vienne fut totalement paralysée et 250 000 travailleurs marchaient sur la Ringstrasse, juste à côté du Parlement, sur le mode militaire par rang de huit, sous la direction des cadres du Parti. Je rencontrai ce soir là par hasard Otto Bauer dans un café. Il était assez grisé par le succès de cette manifestation et affirmait avec satisfaction que le Parti social-démocrate avait obtenu « l'autonomie de la rue » qu'il saurait défendre à tout jamais. Étant d'un avis différent je lui demandai : « Que se passera-t-il si un jour un autre parti obtenait l'autonomie de la rue avec des forces organisées ? Cela ne conduirait-il pas à la guerre civile ? » La réponse de Bauer était caractéristique :

« Seul un bourgeois peut poser cette question, un bourgeois qui ne comprend pas que l'avenir nous appartient, à nous [les socialistes] et à nous seuls. D'où viendrait un parti qui oserait se confronter au prolétariat organisé ? Une fois que nous serons au pouvoir il n'y aura plus de résistance. »

Le marxisme rendait les sociaux-démocrates aveugles et stupides. Durant les premières années de la république autrichienne, j'entendis une fois le maire social-démocrate Seitz remarquer :

« La loi du Parti social-démocrate est désormais assurée pour toujours à Vienne. L'enfant acquiert déjà au jardin d'enfant une conscience prolétarienne. L'école enseigne la social-démocratie et les syndicats complètent cette éducation. Le Viennois naît, vit et meurt dans la social-démocratie. »

Je provoquai le mécontentement de tous les présents en me contentant de répondre par une maxime viennoise : « Des gens importants ont bien dû déjà mourir » [Es sollen auch schon vierstöckige Hausherren gestorben sein].

La terreur engendrée par les sociaux-démocrates obligeaient les autres Autrichiens à mettre sur pied leur défense. Des tentatives furent faites dès l'hiver 1918-1919. Après plusieurs échecs la « Garde nationale » connut un certain succès. Mais son soutien financier et le nombre de ses membres demeuraient assez modestes avant 1934, et les rivalités entre ses dirigeants diminuaient sa force.

Je regardais avec horreur ce développement bel et bien inévitable. Il était évident que l'Autriche se dirigeait vers la guerre civile. Je ne pouvais l'empêcher. Même mes meilleurs amis pensaient qu'on ne pouvait s'opposer à la force [effective et menaçante] du Parti social-démocrate que par la violence.

La création de la Garde nationale introduisit un nouveau type d'individu en politique. Des aventuriers sans éducation et des desperados à l'horizon étroit devinrent les chefs parce qu'ils étaient bons dans les manœuvres et avaient une grosse voix pour donner des ordres. Leur bible était le manuel des armes, leur mot d'ordre « l'autorité ». Ces aventuriers — petits Duces et Führers — identifiaient la démocratie à la social-démocratie et la considérait comme « le pire de tous les maux ». Ils s'accrochaient au slogan de « l'État corporatif ». Leur idéal social était un État militaire où eux seuls seraient aux commandes.

La troisième phase de mon activité à la Chambre prit fin avec l'effondrement du Kreditanstalt en mai 1931. Il ne restait désormais qu'un champ d'action limité. Je m'opposai de toutes les forces dont je disposais à la politique inflationniste que le gouvernement avait reprise. Le fait que l'inflation ne dépassa pas 175 shillings autrichiens (en partant de 139) pour 100 francs suisses et que très vite une nouvelle stabilisation fut obtenue à ce cours était dû à moi et à moi seul.

Mais la bataille en faveur de l'Autriche restait perdue. Même si j'avais connu le plein succès, l'Autriche n'aurait pas pu être sauvée. L'ennemi qui allait la détruire venait de l'étranger. L'Autriche ne pouvait plus résister longtemps à l'assaut des nationaux-socialistes qui allaient envahir toute l'Europe.

Les problèmes de l'Autriche n'étaient plus avant tout intérieurs. Son destin se trouvait dans les mains de l'Europe occidentale. Quiconque voulait travailler en faveur de l'Autriche devait le faire à l'étranger. Quand on m'offrit durant le printemps 1934 la chaire de relations internationales à l'Institut Universitaire des Hautes Études Internationales, j'acceptai avec joie. Je conservais mon poste à la Chambre de commerce et retournais parfois à Vienne afin de continuer mon ancienne activité. Mais j'étais déterminé à ne pas revenir habiter à Vienne avant la destruction du Reich nazi. Je parlerai de mon activité politique entre 1934 et 1938 dans les chapitres suivants.

Pendant seize années j'avais mené une bataille à la Chambre de commerce dans laquelle je n'avais rien obtenu d'autre qu'un simple délai de la catastrophe. J'avais fait de lourds sacrifices personnels bien que j'eus prévu que le succès m'échapperait. Mais je ne regrette pas d'avoir tenté l'impossible. Je ne pouvais pas agir autrement. Je me suis battu parce que je ne pouvais pas faire autre chose.


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