Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

VI. La Théorie de la monnaie et du crédit

 

Après avoir terminé mes deux essais sur la politique de change de la Banque centrale, je comptais entreprendre le développement de ma théorie de la monnaie et du crédit. J'avais à peine écrit les premières pages lorsque, au début janvier 1909, je fus subitement appelé pour m'acquitter d'une obligation militaire inhabituelle. Ce qu'on a appelé la « crise de l'annexion » avait conduit le gouvernement à prendre des mesures spéciales et à accélérer la modernisation de l'artillerie. Je retournai à Vienne en février et rejoignit la Chambre de commerce le 1er avril. Et à nouveau, durant les premiers mois de ma nouvelle activité, je ne pus trouver de temps pour mon travail scientifique. J'étais enfin prêt à commencer en automne. Le manuscrit final fut donné à l'éditeur au début de l'année 1912.

La plus grande difficulté à laquelle je dus faire face lors de la préparation de ce livre était le fait que je voulais n'étudier qu'une partie de la totalité du domaine des problèmes économiques. Or l'économie doit nécessairement être un tout complet et intégré. En économie, il ne peut y avoir de spécialisation. Pour traiter d'une partie il faut le faire sur la base d'une théorie englobant tous les problèmes. Je ne pouvais toutefois utiliser aucune des théories complètes existantes. Les systèmes de Menger et de Böhm-Bawerk ne m'apparaissaient plus comme totalement satisfaisants. J'étais prêt à aller plus loin sur la voie qu'avait découverte ces vieux maîtres. Mais je ne pouvais faire usage de leur analyse des problèmes avec laquelle la théorie monétaire doit commencer.

Selon l'opinion dominante de l'époque, la théorie de la monnaie pouvait être clairement séparée de l'ensemble des problèmes économiques — elle ne faisait en fait même pas partie de l'économie : il s'agissait en quelque sorte d'une discipline indépendante. Conformément à cette vision des choses, les universités des pays anglo-saxons avaient créé des postes spécifiques de professeurs enseignant dans les domaines monétaires et bancaires. Il était de mon intention de prouver que cette idée était erronée et de remettre la théorie monétaire à la place qui lui convient comme partie intégrante de la science économique.

Si j'avais pu travailler tranquillement et prendre mon temps, j'aurais commencé par une théorie de l'échange direct dans le premier volume et aurait alors poursuivi par la théorie de l'échange indirect. Mais j'ai en fait commencé par l'échange indirect, parce que j'estimais ne pas avoir beaucoup de temps : je savais que nous étions à la veille d'une grande guerre et voulais terminer mon livre avant son déclenchement. J'avais ainsi décidé de ne sortir qu'à l'occasion de certains points du domaine étroit de la théorie strictement monétaire et de repousser à plus tard la préparation d'un travail plus complet. Je pense avoir réussi à accomplir ce que je m'étais fixé.

Je dois ajouter expressément que ma critique de Menger et de Böhm-Bawerk concerne moins ce qu'ils ont dit que ce qu'ils avaient laissé de côté. Je regrettais qu'ils n'aient pas remplacé la description peu satisfaisante du champ de l'économie due à John Stuart Mill par une qui fut meilleure. Je trouvais aussi à redire au fait qu'ils n'avaient pas sévèrement critiqué l'usage inacceptable de l'économie mathématique et qu'ils n'avaient pas réussi à exposer plus clairement leur point de vue. Je trouvais que Böhm-Bawerk en particulier, lors de son débat avec Wieser, n'avait pas réussi à toucher du doigt certains points dont l'importance était cruciale.

L'un des aspects que je ne pouvais passer sous silence, bien qu'il fît partie de la théorie générale de la valeur, était le problème de la mesure hypothétique de la valeur et du problème lié touchant à la valeur totale. Afin de développer la théorie de la monnaie, je devais réfuter l'idée selon laquelle il pouvait exister des choses comme (1) un calcul, ou même une mesure, de la valeur ; (2) le fait que la « valeur » d'un stock complet pourrait être calculée à partir de la « valeur » d'une partie de ce stock ou (3) qu'à l'inverse la « valeur » d'une partie pourrait être obtenue de la « valeur » du tout. Je devais démolir la nature de la « valeur » et démontrer que ce qui existait, c'étaient des actes et des jugements de valeur, mais que le terme de « valeur » n'était acceptable que si on le limitait pour désigner un objet évalué de manière individuelle ou le résultat de ce processus d'évaluation.

J'ai tenté de m'acquitter de cette tâche au cours des premiers chapitres de mon livre et ai essayé de réfuter tout particulièrement les erreurs d'Irving Fisher et de Schumpeter. Le livre de Cuhel me fut à cet égard très utile. Son auteur est oublié aujourd'hui [1940] — son livre est démodé ; mais il n'y a pas de doute que Cuhel finira par occuper à juste titre une place de choix dans l'histoire de notre science.

La théorie de la détermination des changements du pouvoir d'achat de la monnaie part de la théorie de Menger sur les encaisses monétaires. Tout ce qui en découle, j'ai entièrement dû le créer. Comme je n'ai pas l'intention de citer ici un passage de mon livre, je me limiterai à faire une remarque sur la méthode que j'ai utilisée et sur son importance.

A toutes les pages, j'ai utilisé la méthode « pas à pas » qui est paraît-il redécouverte aujourd'hui [1940] sous le nom d' « analyse de processus » ou d' « analyse par périodes ». C'est la seule méthode acceptable, qui rend superflu le débat entre économie à court et à long terme. Elle rend également inutile la distinction entre statique et dynamique. Si aucune situation n'est considérée comme « normale », si nous prenons conscience du fait que l'idée d'un « équilibre statique » est un concept étranger à la vie et à l'action que nous étudions, et qu'elle n'est qu'une construction mentale que nous utilisons afin de comprendre l'action humaine de façon abstraite, à travers l'idée d'une situation sans action, nous devons alors reconnaître que nous étudions toujours un mouvement et jamais un état d'équilibre. Mais toute l'économie mathématique avec ses belles courbes et équations n'est rien d'autre qu'un gribouillage inutile. Les courbes et les équations doivent être précédées par des considérations non mathématiques : établir des équations n'augmente pas notre connaissance. Comme il n'y a pas de relations constantes dans le domaine de l'action humaine, les équations de la catallactique mathématique ne peuvent pas servir à résoudre des problèmes pratiques, à la manière dont les équations de la mécanique permettent d'en résoudre en utilisant des données et des constantes déterminées de manière empirique.

Dans mon livre sur la monnaie, je n'ai pas dit un mot alimentant la controverse contre l'école mathématique. J'y ai présenté la doctrine correcte et me suis abstenu d'attaquer la méthode des mathématiciens. En réalité, j'ai même résisté à la tentation de disséquer le terme vide de « vélocité ». J'ai réfuté l'économie mathématique en prouvant que la quantité de monnaie et le pouvoir d'achat de l'unité monétaire ne sont pas inversement proportionnels. Cette démonstration montrait que la seule relation constante que l'on croyait exister entre des « quantités économiques » était une variable déterminée dans chaque cas particulier par les données. Je démolissais ainsi l'équation des échanges d'Irving Fisher et de Gustav Cassel.

L'analyse pas à pas doit tenir compte du passage du temps. Dans une telle analyse, le décalage temporel entre la cause et l'effet devient une multitude de différences temporelles entre des conséquences successives simples. La réflexion sur ces décalages temporels conduit à une théorie précise des conséquences sociales des changements du pouvoir d'achat de la monnaie.

Je vais faire quelques remarques sur la réaction de Böhm-Bawerk concernant ma théorie afin d'expliquer plus précisément mes objections aux doctrines des deux anciens maîtres que sont Menger et Böhm-Bawerk. Et je vais montrer par un exemple concret la différence qui existe entre la nouvelle et l'ancienne École autrichienne. Menger et Böhm-Bawerk faisaient tous les deux l'hypothèse de la neutralité de la monnaie. Ils avaient développé la théorie de l'échange direct et s'en tenaient à l'idée que tous les problèmes économiques théoriques pouvaient être résolus en utilisant le concept imaginaire d'échanges marchands sans utilisation de monnaie. Ma théorie sur le caractère inévitablement non neutre de la monnaie a désormais rendu cette position intenable. Or Böhm-Bawerk refusait de l'admettre. Il ne souleva aucune objection quant à la cohérence de mon analyse pas à pas : il ne niait pas ses résultats — à savoir que les changements du pouvoir d'achat de la monnaie entraînaient des changements de prix qui n'étaient ni simultanés ni même également répartis pour les différents biens et services, et qu'il était erroné d'affirmer que des modifications de la quantité de monnaie conduisaient à des changement simultanés et proportionnels du « niveau » des prix. Mais Böhm-Bawerk soutenait qu'il s'agissait d'un « phénomène de friction ». Selon lui, la vieille doctrine était correcte « en principe » et gardait toute son importance pour une analyse touchant à une « action purement économique ». Il y aurait dans la vie réelle une résistance et une friction qui conduiraient à s'écarter des résultats auxquels on arrive par la théorie. J'ai essayé en vain de convaincre Böhm-Bawerk du caractère indéfendable de l'usage de métaphores empruntées à la mécanique. Comme on peut le voir dans son découpage en deux points des objectifs de la théorie des prix, Böhm-Bawerk travaillait sous l'influence de l'interprétation de Mill. Je n'aurais pu le convaincre que si j'avais moi-même eu les idées claires sur les problèmes fondamentaux. Mais je subissais encore trop l'influence de Mill. Ce n'est que plusieurs années plus tard que je réussis à réfuter la doctrine de Böhm-Bawerk concernant « l'avantage de l'échange direct ». Mon essai traitant des enseignements de Menger et Böhm-Bawerk se voulait un digne hommage aux deux maîtres.

Dans le chapitre sur la détermination des rapports d'échange entre les différents types de monnaie, je me suis efforcé de reformuler la théorie irréfutable de Ricardo que la « théorie de la balance des paiements » a essayé de remplacer. Gustav Cassel, qui allait introduire peu après la théorie ricardienne sous une forme inadéquate, l'intitula « théorie de la parité des pouvoirs d'achat ». Durant les années 1920 on l'appela théorie de Cassel si on était d'accord, et théorie de Mises si on était en désaccord. Je répète que c'était la théorie de Ricardo, et non celle de Cassel ou la mienne.

Le deuxième grand problème que j'ai traité dans mon livre concerne les moyens fiduciaires. J'ai dû créer ce concept afin de dépasser la confusion régnant autour du terme « crédit ». Si l'on ne distingue nullement entre le « crédit-marchandises » [Sachkredit] et le « crédit circulant ou fiduciaire » [Zirkulationskredit], on ne pourra jamais obtenir de résultats utiles. Fritz Machlup a fort à propos traduit ces deux concepts distincts par les termes « crédit de transfert » [transfer credit] et « crédit créé » [created credit]. Ce n'est qu'en faisant cette distinction que l'on peut développer les fondements d'une critique correcte de la doctrine de « l'élasticité » des moyens de paiement bancaires, et que l'on peut ouvrir la voie permettant de comprendre comment la création de crédit fiduciaire explique le phénomène des cycles économiques. Je suis flatté que cette explication ait reçu le nom de « Théorie autrichienne des cycles économiques ».

Dans la dernière partie de mon livre, j'avais entrepris de discuter des problèmes de la banque et des devises, qui étaient alors d'un intérêt général. Je terminais en faisant remarquer que l'opinion dominante en matière bancaire conduirait rapidement à des événements catastrophiques.

Comme il fallait s'y attendre mon livre fut rejeté sommairement par les journaux des sciences sociales allemandes. Je fis peu attention à cela. J'étais convaincu que mes explications l'emporteraient bien vite. C'est avec consternation que je voyais la catastrophe politique et militaire que j'avais prévu se trouver à notre porte.

Les nouveaux livres, bien que considérés comme « démolis » par la critique, peuvent avoir une grande valeur et une grande postérité. Ceux qui ne font que répéter ce que tout le monde veut entendre feraient mieux de garder le silence. Des hommes comme Knapp, Bendixen, Liefmann, Diehl, Adolf Wagner et Bortkiewicz, qui étaient alors célébrés en Allemagne comme des « théoriciens de la monnaie », ne sont plus depuis longtemps considérés comme des économistes.

Le premier économiste à faire l'éloge de mon ouvrage fut Benjamin M. Anderson, dans son livre The Value of Money, publié en 1917. Je n'eus l'occasion de voir son livre que deux ans plus tard (naturellement, bien sûr, parce que l'Autriche était en guerre contre les États-Unis).

John Maynard Keynes fit la critique de mon livre dans le premier numéro de l'Economic Journal paraissant après le déclenchement de la guerre 1. Il fit quelques louanges : « On ne peut nier au livre un mérite considérable [...] le livre est "éclairé au plus haut degré" possible. » Mais en général il était grandement déçu.

Le livre n'était pour lui « pas constructif » et « pas original » ; il n'y avait « aucune élévation dans le livre ». Et il ajoutait : « On referme par conséquent ce livre avec un sentiment de déception, venant du fait qu'un auteur aussi intelligent, aussi sincère et si largement lu soit, après tout, aussi peu utile pour nous offrir une compréhension claire des fondements de ce domaine. » Seize années plus tard, Keynes admit que sa connaissance de la langue allemande était assez faible. « En allemand, écrivit-il, je ne peux comprendre clairement que ce que je sais déjà — de sorte que les idées nouvelles sont susceptibles de me rester cachées par les difficultés de la langue. » 2

Ce n'était pas de ma faute si Keynes n'avait trouvé mon livre ni constructif ni original, et si je ne pouvais pas l'aider à comprendre clairement les problèmes en question.



Notes

1. Cf. Economic Journal, Volume XXIV, pages 417-419.(Note de Ludwig von Mises).

2. Cf. A Treatrise on Money, Londres, 1930, volume I, page 199, note 2. (Note de Ludwig von Mises).


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