Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

XIV. Mon enseignement à Genève

 

Mon poste à la Chambre de commerce me donnait le droit de partir à la retraite après trente ans de service avec une pension à vie de presque 15 000 shillings l'an. Pour chaque employé de la Chambre, les deux années et demie de service de guerre comptaient double. On m'accorda en outre trois années de service avant-guerre. Et comme chaque année de service commencée comptait comme une année pleine, je pouvais partir en retraite le 1er octobre 1932. J'avais toujours attendu cette date avec des sentiments mitigés. D'un côté j'étais pressé de me débarrasser de mes obligations au bureau afin de me consacrer exclusivement à mon travail scientifique ; de l'autre, il me fallait admettre que la pension promise me semblait plutôt précaire, étant donnée l'incertitude générale de la situation.

L'existence même de la Chambre de commerce était devenue gênante pour tous les partis politiques en raison de l'activité économique que j'avais entreprise. Pour les sociaux-démocrates la Chambre avait toujours été une épine dans le pied. Les pangermanistes voyaient dans l'ascendance intellectuelle de la Chambre un obstacle à la réunion de l'Autriche et de l'Allemagne. Au sein du Parti chrétien-social, l'aile agraire dirigée par Dollfuß avait pris le pouvoir : les agrariens considéraient les Chambres comme l'ennemi numéro un de leurs politiques. Tous les partis prévoyaient de supprimer les Chambres lors d'une restructuration de la société économique. L'expression toute faite d'État corporatif ne voulait pas dire grand-chose en Autriche : elle ne servait qu'à protéger la volonté de domination totale du parti de la part du Parti chrétien-social et de ses alliés de la Garde nationale. Personne ne pouvait dire ce qu'il entendait vraiment par État corporatif. Mais tout le monde savait à coup sûr que la Chambre de commerce, de l'Artisanat et de l'Industrie n'était pas adaptée à un État corporatif et qu'il fallait la supprimer en tant qu'institution « libérale ».

Les Chambres ne pouvaient compter, en plus de moi, que sur deux employés capables de les défendre : le Dr. Wilhelm Becker à Vienne et le Dr. Wilhelm Taucher à Graz, qui, comme deuxième métier, était professeur assistant à l'Université de Graz. A la fin de 1937 et au début de 1938, Taucher fut Secrétaire du commerce dans le Cabinet de Schuschnigg. Ces deux professeurs voyaient d'un mauvais œil mon départ immédiat à la retraite et me poussèrent à soutenir la cause des Chambres de commerce et la défense de nos pensions de retraite. Nos intérêts personnels étaient en jeu. La combat intérieur en faveur de l'Autriche avait pris fin car la crise bancaire avait rendu les banques, et par voie de conséquence la grande industrie, directement dépendantes de la Banque centrale.

Je reçus au printemps 1934, de façon plutôt inattendue, une invitation à diriger la chaire de relations économiques internationales à l'Institut Universitaire des Hautes Eudes Internationales de Genève durant l'année universitaire 1934-1935. J'acceptai immédiatement. Je n'avais pas officiellement démissionné du département financier de la Chambre, promettant de revenir à Vienne aussi souvent que nécessaire. Mais je perdais les deux tiers de mon salaire durant cette absence.

Quand je partis pour Genève durant l'automne 1934, je devais compter sur le fait que ma nomination n'était que pour un an. Mais mon contrat fut renouvelé et je suis resté à Genève jusqu'à la fin de l'année universitaire 1939-1940.

C'était pour moi une libération que d'être soulagé des tâches politiques auxquelles je ne pouvais me soustraire à Vienne, ainsi que de la routine quotidienne de la Chambre. Je pouvais enfin me consacrer entièrement et presque exclusivement aux problèmes scientifiques.

L'Institut était l'œuvre de ses directeurs : William E. Rappard et Paul Mantoux. Les obligations d'enseignement de ses professeurs étaient réduites : une heure de cours et deux heures de séminaire par semaine. Il y régnait une atmosphère amicale entre les enseignants et les étudiants, et l'esprit du libéralisme authentique florissait dans cette institution unique. Partout autour de nous la vague barbare montait et nous savions tous que nous ne luttions avec rien d'autre qu'avec un mince espoir.

L'Histoire se rappellera du Genève de ces années comme du siège de la Société des Nations. La Société ne fut jamais « réelle ». D'une grande idée, les diplomates avaient fait un bureau avec plusieurs centaines d'employés. Il y avait des fonctionnaires qui n'avaient d'autre intérêt que de conserver leur poste. On trouvait à la tête de cette bureaucratie un bureaucrate français peu imaginatif et à l'esprit étroit : Monsieur Avenol. Les fonctionnaires étaient à l'image de leur chef.

Mais la Société des Nations n'a pas échoué en raison de l'incompétence et de la paresse de ses fonctionnaires. Elle n'eut jamais d'existence parce qu'elle manquait de fondement idéologique. Dans un monde libéral, nations et États individuels peuvent coopérer pacifiquement sans organisation supranationale. Dans un monde animé par le nationalisme, les conflits ne peuvent être éliminés ni par les traités ni par la mise en place de bureaux internationaux.

L'échec de la Société des Nations paralysait aussi le développement de l'Institut de Rappard et Mantoux. Les jeunes gens qui s'y trouvaient n'étaient pas venus à Genève uniquement pour assister aux cours et aux séminaires. Ils cherchaient à y fuir le nationalisme étroit de leur propre pays et à saisir l'esprit de la coopération internationale. Mais ce qu'ils voyaient de la Société des Nations les consternait et les privait de leur courage. Ils trouvaient l'atmosphère de Genève irrespirable. Autant ils soutenaient l'Institut, autant ils étaient déçus de tout ce qu'ils apprenaient sur la « vie internationale ».

Le déclenchement de la Deuxième Guerre mondiale limita grandement l'activité de l'Institut. Ses étudiants n'étaient désormais plus que des citoyens suisses et des réfugiés politiques attendant l'occasion d'émigrer en Amérique. En juin 1940, je quittai l'Institut parce que je ne pouvais plus accepter de vivre dans un pays qui considérait ma présence comme une responsabilité politique et un danger pour sa sécurité.


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