par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Quand je partis pour Genève, je ne me faisais pas d'illusions sur le caractère évidemment désespéré du combat pour la survie de l'Autriche.
Les politiciens au pouvoir étaient incapables de lutter dans cette bataille contre les puissances étrangères : ils ne connaissaient rien des pays étrangers. Ces politiciens ne comprenaient ni les langues étrangères, ni la mentalité étrangère, ni les opinions politiques étrangères. Ils étaient même incapables d'informer les diplomates et journalistes étrangers habitant Vienne. Les diplomates recherchaient le plaisir de mener la grande vie et aimaient les sports d'hiver dans les Alpes. Les questions industrielles étaient traitées par les conseillers de presse des diverses missions : le plus actif d'entre eux était l'Italien Eugenio Morreale.
Le gouvernement de s'intéressait pas du tout aux hommes de la presse étrangère : on laissait aux sociaux-démocrates le soin d'informer ces derniers.
L'incompétence totale des dirigeants sociaux-démocrates eut des effets catastrophiques. En 1918, Otto Bauer avait fait de la demande de rattachement à l'Allemagne un point de la plate-forme du Parti social-démocrate. Son idée initiale était que le règne du prolétariat était assurée de manière permanente en Allemagne, pays très industrialisé. Mais il craignait une défaite du prolétariat face aux autres classes en Autriche, où la majorité de la population était constituée d'agriculteurs, d'ouvriers agricoles et d'artisans. Même lorsque les nationaux-socialistes prirent le pouvoir en Allemagne, Bauer refusa de modifier sa politique. Dans son obstination il refusait de voir que son soutien au programme d'unification de l'Autriche et de l'Allemagne apportait de l'eau au moulin des nazis.
Les sociaux-démocrates refusaient tout simplement de comprendre que l'Italie était le seul État prêt à soutenir l'Autriche dans sa lutte contre une victoire nazie. Ils luttaient avec passion contre un « virage fasciste » de la politique étrangère. En janvier 1934, Dolfuss était prêt à se rendre aux nationaux-socialistes. Les négociations étaient allées assez loin lorsqu'au dernier moment l'Italie mit son veto à une annexion de l'Autriche. Mussolini envoya son sous-secrétaire d'État Suvich à Vienne afin d'assurer le gouvernement de son soutien. Les sociaux-démocrates agirent alors avec une stupidité exemplaire. Leur journal, Arbeiterzeitung(La Presse ouvrière), accusa Suvich d'avoir déserté l'armée autrichienne pendant la Première Guerre mondiale. Les sociaux-démocrates organisèrent de violentes manifestations de rue contre ce délégué de Mussolini. Seul un contingent massif de policiers et de gardes nationaux évita que le sous-secrétaire d'État fût personnellement blessé : en guise de réparation vis-à-vis Suvich, le gouvernement suspendit alors pour un mois la distribution de la Arbeiterzeitung. Les sociaux-démocrates répondirent avec une manifestation encore plus violente, qui se termina par une bataille ouverte où les « organisateurs » furent écrasés par les troupes du gouvernement et de la garde nationale. Ce fut la fin du règne du Parti social-démocrate sur l'administration municipale de Vienne.
Les dirigeants du Parti social-démocrate, qui avaient fui à Londres, Paris et Prague, étaient désormais les adversaires de tout soutien à l'Autriche dans sa lutte contre Hitler. Selon eux, il n'y avait aucune différence entre le fascisme de l'Autriche et celui des nazis. Et ils considéraient que ce n'était pas le rôle des démocraties occidentales que de se mêler à la lutte entre deux groupes fascistes.
Les puissances étrangères, de toute façon, n'avaient nullement l'intention de s'opposer à Hitler. Depuis mars 1933, le destin de l'Autriche reposait entièrement entre les mains de l'Italie. Si l'Italie n'avait pas été prête à intervenir, Hitler serait lui-même intervenu en juillet 1934 dans la répression du gouvernement autrichien contre les rebelles nazis autrichiens et les « touristes » allemands. Quand la politique britannique poussa l'Italie, à propos de la question de l'Éthiopie, dans les bras d'Hitler, le sort de l'Autriche était scellé.
Il n'y a pas de mots assez durs pour décrire l'absurdité de la politique britannique entre les deux guerres. Les Britanniques ne se laissaient pas influencer. Ils étaient convaincus de savoir et de connaître tout mieux que tout le monde. Ils se méfiaient de tous, mais croyaient tout ce que disaient les nazis.
Le comportement des Tchèques était encore plus absurde. Même en 1938 Benes voyait la restauration de la monarchie de Habsbourg comme un mal plus grand que l'annexion de l'Autriche par l'Allemagne. Les sympathies françaises allaient assez franchement vers Hitler : presque tous les Français instruits lisaient Gringoire, qui le défendaient ouvertement. Quos deus vult perdere, dementat (Quand un dieu veut détruire quelqu'un, il le rend fou).
Il était absolument impossible de s'opposer à une telle stupidité. La première fois que j'arrivais à Genève, j'espérais pouvoir contribuer d'une manière ou d'une autre à éclairer les personnalités éminentes qui s'y trouvaient. Mais je compris rapidement que ce serait une tentative vaine. « Nous les Anglais, me dit un jour quelqu'un du Parti travailliste, nous ne ferons plus jamais la guerre à nouveau. » Je lui ai alors demandé : « Mais que ferez-vous si Hitler attaquait la Grande-Bretagne ? » Sa réponse fut ahurissante : « Nous serions alors gouvernés et exploités par des capitalistes allemands au lieu de l'être par des capitalistes anglais ; cela ne fait pas de différence pour le peuple. »
A partir de 1931, la Société des Nations était représentée à Vienne par un Hollandais qui s'appelait Rost van Tonningen. Il faisait ouvertement une propagande pro-nazie quand il était à Vienne. Mes amis viennois n'arrivaient pas à croire que j'avais été incapable de faire rappeler Rost. (Quand van Tonnigen quitta plus tard la Société des Nations, il fut immédiatement nommé député-führer du Parti national-socialiste des Pays-Bas.)
Seule une nation du continent européen essayait de s'opposer sérieusement à Hitler : la nation autrichienne. Ce n'est qu'après cinq années de résistance victorieuse, et abandonnée par tous, que la petite Autriche dut se rendre. Le monde entier poussa un soupir de soulagement : Hitler avait enfin eu ce qu'il voulait, il allait désormais travailler pacifiquement avec les autres nations !
Mais vingt-sept mois plus tard, Hitler était le « maître » du continent européen !