Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

XIII. Études épistémologiques

 

Diverses sectes se constituèrent sur les ruines de l'ancienne foi religieuse au cours du dix-neuvième siècle. Elles ne cherchaient à offrir à leurs adeptes qu'un « substitut » à la foi perdue. La plus durable d'entre elles fut le Positivisme, qui est, comme le dit Huxley (Collected Essays, volume 5, page 25), « the incongruous insistence of bad science and eviscerated papistry. » Dans les pays catholiques le positivisme, en tant que réaction aux pratiques de l'Église, trouva de nombreux et fervents disciples. A Vienne, cité de la Sainte Clemens Maria Hofbauer, les gens croyaient être véritablement libres et sans préjugés s'ils étaient positivistes.

On met habituellement au crédit des positivistes d'avoir créé la sociologie. Il est vrai qu'Auguste Comte a inventé le terme de « sociologie ». Mais ce que l'on pratique sous le nom de sociologie, sauf quand il s'agit uniquement de discussions stériles, n'a rien à voir avec le prétendu programme positiviste d'une science de l'action (sociale) humaine construite sur l'expérience, suivant les méthodes de la physique newtonienne. Cette sociologie est de l'ethnographie, de l'histoire culturelle et de la psychologie et elle utilise les vieilles méthodes de l'Histoire. Comte ne se souciait pas de la science de l'action humaine qui prit naissance avec l'économie classique. Et sur ce point ses disciples sont restés fidèles au maître.

Pendant quelque temps les universités allemandes rejetèrent le positivisme et barrèrent la route à la sociologie. Cette hostilité avait peu de choses à voir avec une réflexion scientifique : elle était de nature politique. Quand le positivisme commença à avoir du succès, les sciences allemandes avaient déjà adopté leur position hostile vis-à-vis de la pensée occidentale. Elles rejetaient le positivisme parce qu'il venait de France. Mais leur attitude envers la thèse centrale du positivisme était plutôt indécise. Il est remarquable que l'historicisme de l'École de Schmoller s'accrochait à la croyance selon laquelle les lois de l'économie devaient être déduites des expériences accumulées par l'histoire économique.

De fait, la dernière grande contribution de l'épistémologie allemande fut faite lors de l'étude de problèmes qui, de l'aveu de tous, ne furent pas soulevés par le positivisme mais qu'il formula de manière particulièrement provocante. La fondation de la théorie de la compréhension scientifique des sciences sociales avait été commencée par des savants qui écrivirent avant Comte, ou qui ne le connaissaient pas. Mais le développement ultérieur des sciences sociales fut une réaction contre le positivisme tout autant que contre le matérialisme historique des marxistes.

Quand j'entrai à l'université, je ne pensais pas qu'une science économique fût possible. L'histoire économique, j'en étais convaincu, devait utiliser les moyens et les méthodes des disciplines historiques et ne pourrait jamais produire de lois économiques. Et à côté de l'histoire économique il n'y avait rien dans la vie économique, tel que je le croyais alors, qui eût pu faire l'objet d'une analyse scientifique. Au début de ma carrière universitaire, il n'y avait pas de partisan plus conséquent de l'historicisme que moi.

Cette ossature de mon épistémologie subit une irréparable brèche quand j'appris à vraiment connaître l'économie. J'étais troublé. Les écrits de la querelle des méthodes [Methodenstreit] — même la splendide œuvre de Menger — ne me satisfaisaient pas. J'étais encore plus déçu par John Stuart Mill. Ce n'est que de nombreuses années plus tard que je pris connaissance du travail de Cairnes et de Senior.

Je cherchais la consolation dans l'idée que ce qui comptait avant tout c'était de faire avancer la science, et que les problèmes de méthodologie étaient de moindre importance. Mais je me rendis rapidement compte de l'erreur de cette position. Devant chaque problème, l'économiste se trouve face aux questions fondamentales : « D'où viennent ces principes  ? Quelle est leur importance ? Comment se rattachent-ils à l'expérience et à la "réalité" ? » Ce ne sont pas des problèmes de méthode ou même de technique de recherche : ce sont en elles-mêmes les questions fondamentales. Peut-on construire un système déductif sans se poser la question de ce qu'il faut construire ?

Je cherchais en vain une réponse dans les écrits d'École de Lausanne et de l'École anglo-saxonne. Je retrouvais la même imprécision et la même hésitation entre des idées incompatibles. Il n'était donc pas surprenant que cette question ait conduit à un déclin de la pensée économique. L'institutionnalisme d'un côté et le dogmatisme vide des écoles mathématiques de l'autre, sont les conséquences de cette situation.

J'ai hésité pendant longtemps à présenter au public mes recherches concernant les problèmes épistémologiques, parce que j'étais conscient qu'elles dépassaient grandement le domaine de l'économie. En fait, nous avons ici affaire à l'inauguration d'un nouveau champ de l'épistémologie et de la logique.

La logique et l'épistémologie ne traitaient jusqu'alors que des expériences des sciences de la nature, par le système déductif des mathématiques. Pour elles, l'Histoire n'était pas de la science. Au début, l'économie n'était pas du tout considérée comme une science. Quand il a fallu enfin l'y inclure, on affirma simplement que l'économie était la doctrine des aspects économique de l'action humaine. A l'évidence, cette doctrine de l'homo œconomicus est totalement inapplicable à la théorie subjectiviste de la valeur. Et elle ne résout pas la question de la source de cette connaissance du comportement « purement économique ».

Des progrès significatifs furent obtenus quand on identifia les traits caractéristiques des méthodes historiques et qu'on développa les théories de la « compréhension intuitive [au sens de Bergson] » [Verstehen] et des « types idéaux ». Le fait que certains métaphysiciens peu recommandables cherchèrent refuge dans ces nouvelles théories ne doit pas diminuer la valeur de leur découverte : aucun architecte n'est responsable du comportement de ceux qui emménagent dans la maison qu'il a construit. Mais c'est plutôt un mauvais signe qu'un homme du calibre de Max Weber ait également cherché à expliquer les principes économique au moyen de sa catégorie des « types idéaux ».

J'ai développé ma propre théorie dans plusieurs articles critiques, dont le premier fut publié en 1928. En 1933, ces essais furent rassemblés et publié sous le titre Grundprobleme der Nationalökonomie [Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique]. Ce recueil contenait un article inédit sur le rôle et le domaine de l'épistémologie. Dans Nationalökonomie, je récapitulai à nouveau toute cette recherche.

Dans le premier article de 1928, j'avais cherché à supprimer la distinction entre action économique et action non économique. La théorie subjectiviste de la valeur avait fondamentalement éliminé ce spectre. Mais Menger et Böhm-Bawerk n'avaient pas réussi à tirer toutes les conclusions qu'il fallait de leur position fondamentale.

L'article suivant, intitulé « Sociologie et Histoire » portait sur une étude de la science théorique de l'action humaine et sur l'Histoire. A ce sujet, je fis l'erreur d'utiliser le terme de « sociologie » pour désigner la théorie de l'action humaine : j'aurais dû utiliser celui de « praxéologie ». Ce que l'on appelle aujourd'hui habituellement « sociologie » n'est pas le savoir théorique, mais le savoir historique. Max Weber avait plutôt raison de définir ce qu'il estimait être de la sociologie comme une science culturelle ou une branche des Beaux-Arts. Et cette sociologie, selon Weber, utilise le concept de « types idéaux ». Il avait tort lorsqu'il associait également de nombreux éléments praxéologiques à cette sociologie et qu'il voyait dans l'économie une science travaillant avec les méthodes intellectuelles de la « Verstehen ». Mon essai était tout spécialement dirigé contre l'épistémologie de Max Weber, à l'encontre de laquelle je formulais deux objections : (1) son incapacité à comprendre les traits caractéristiques de l'économie et (2) sa distinction entre action rationnelle et actions d'un autre type.

Dans mon troisième essai, j'opposai le concept de « compréhension intuitive » [Verstehen] des disciplines historiques avec celui de « l'entendement » de la praxéologie et de l'économie. Et dans l'essai ouvrant le volume, je démontrai la nature a priori des connaissances praxéologiques. J'avais donc tiré la conclusion adéquate du développement scientifique inauguré au dix-huitième siècle avec la découverte des régularités dans les phénomènes du marché.

J'étais pleinement conscient du fait que ma théorie serait tout d'abord accueillie avec hostilité. Je connaissais plutôt bien le préjugé positiviste de mes contemporains. Le panphysicalisme dominant est aveugle aux problèmes fondamentaux de l'épistémologie. Il considère déjà les problèmes de la biologie comme des « perturbations » de sa vision du monde. Pour ces fanatiques toute autre chose n'est que non sens métaphysique jouant avec des problèmes illusoires. Les excès du néopositivisme ne doivent pas être excusés, et encore moins considérés comme une réaction « bénéfique », aux fabrications tout aussi regrettables de la philosophie idéaliste. C'est certes le rôle de l'historien des doctrines que de « comprendre » les erreurs pour les expliquer. Mais « comprendre » ne lui permet pas de répondre à l'erreur dans la bataille contre une explication plus satisfaisante. Je crois « comprendre » le positivisme sur le plan historique, mais cela n'a rien à voir avec la question de savoir si ses réponses sont ou non utiles.

Je suis pleinement conscient qu'il est impossible d'ébranler ou, encore mieux, de porter un coup fatal à la popularité de la métaphysique positiviste avec une explication des caractéristiques épistémologiques de la science de l'action humaine. Les problèmes économiques sont bien trop compliqués pour être compris par le grand public de la même façon que la physique et la biologie sont acceptées dans l'éducation générale. Le positivisme a rendu la physique classique acceptable aux gens et le néo-positivisme en fait de même pour l'état actuel de la connaissance en physique. Les deux déforment et simplifient de manière excessive ; un peu comme le cliché « l'Homme descend du singe » a simplifié le darwinisme pour l'usage courant. Il se passera beaucoup de temps avant que l'Homme ne se dispense de telles simplifications grossières. Jusque-là il y aura toujours une philosophie populaire pour l'usage de l'homme ordinaire.

C'est une autre question de savoir si le petit cercle des penseurs se satisfera du système empirique. Je ne m'étendrai pas ici sur la critique selon laquelle l'empirisme refuse tout simplement de reconnaître la science de l'action humaine et rejette par conséquent la réalité, contrairement au principe qu'il affirme lui-même énergiquement, parce qu'elle ne rentre pas dans son schéma. Mais je voudrais poser la question suivante : Ce que le positivisme affirme à propos des principes logiques est-il vraiment adéquat à long terme ?

Nous pouvons dire que les principes de la logique sont « des conventions arbitrairement choisies » qui se sont révélées pratiques ou utiles. Mais cela ne ferait que déplacer le problème sans se rapprocher le moins du monde de la solution. On peut dire que l'homme a essayé diverses règles arbitrairement choisies et s'en est finalement tenu à celles qui se sont montrées efficaces. Mais pour quel but ces règles sont-elles apparues efficaces ? Si l'on pose cette question, nous nous retrouvons à nouveau face aux problèmes de la compréhension intellectuelle des choses du monde, aux problèmes de l'explication et à la vérité. Il est donc vain d'essayer de résoudre le problème de la vérité en se référant à l'utilité.

Pouvons-nous dire que ces principes logiques sont « arbitrairement choisis » de sorte que nous puissions choisir des principes supplémentaires tout aussi utiles pour atteindre le « but » ? Certainement pas ! Les relations fondamentales que la logique utilise pour relier des affirmations sont pour l'esprit humain nécessaires et inévitables. La catégorie de la négation n'est pas arbitrairement choisie : elle est nécessaire à l'esprit humain. Il n'y a en réalité aucune pensée qui puisse s'en passer. Mais même si nous supposions que la distinction entre « oui » et « non » est issue de l'expérience, ou qu'une fois faite de manière arbitraire elle a fait ses preuves au cours de l'expérience, nous n'aurions pas pour autant réfuté l'affirmation qu'avant toute pensée il doit y avoir la capacité de distinguer entre « oui » et « non ».

Les hypothèses fondamentales de la logique ont été appelées des « règles du jeu ». Mais nous devons ajouter que ce jeu est notre vie, que nous sommes nés dans ce jeu et que nous devons le jouer tant que nous vivrons. Et pour nous humains, il n'y a pas de deuxième partie qui serait soumise à d'autres règles.

La praxéologie est particulièrement capable d'exposer les erreurs de la doctrine conventionnelle parce qu'elle n'a pas une confiance superstitieuse dans le mot « but ». Le but de l'action est d'atteindre un résultat dans ce monde, qui est notre environnement. Elle a donc en tout état de cause pour objectif de s'adapter aux conditions de ce monde et de sa structure. Si l'esprit humain peut donner jour à des règles du jeu utiles à cette adaptation, il n'y a alors que deux explications possibles : soit notre esprit contient quelque chose qui fait partie de cet environnement et lui permet de comprendre l'environnement, à savoir un a priori ; soit l'environnement façonne notre esprit par les règles, nous permettant de lui faire face. Il n'y a nulle part place à l'arbitraire et à la convention. La logique qui est en nous soit exerce un effet, soit est un effet. Soit elle affecte le monde à travers nous, soit le monde nous affecte à travers elle. Elle est une donnée du monde, de la réalité, de la vie.

Ce que le refus obstiné de l'a priori cherche à obtenir n'est pas clair du tout. Même si nous acceptons de dire que que l'expérience nous conduit à saisir la catégorie des moyens et des fins, il reste la question : Qu'y a-t-il en nous qui nous permette de faire cette expérience, de sorte que nous sachions aprés tout, et de cette façon, qu'un autre résultat serait totalement absurde ? Quel sens y a-t-il à affirmer que nous avons hérité cette catégorie de l'expérience si nous ne savons pas à quels autres résultats d'autres expériences auraient conduit ? Lorsque je dis que l'expérience a démontré que A est rouge, cela a un sens parce que notre esprit peut également saisir la signification d'autres couleurs. Mais quand on dit que l'expérience nous a conduits à adopter la catégorie de la négation ou celle des moyens et des objectifs, c'est une affirmation absurde. Car qu'aurait pu nous avoir enseigné une autre expérience ?

Il en va de même pour le conventionnalisme. Quelles autres règles du jeu pourraient-elles prendre la place des principes logiques ou du concept praxéologique de l'action humaine ? Certes, on aurait pu jouer aux échecs de telle façon que l'une des règles soit remplacée par une autre. Mais pouvons-nous « jouer » avec une pensée qui ne distingue pas entre « oui » et « non » ? Si l'on répond par la négative à cette question, il devient clair que cette distinction diffère de celle entre les règles d'un jeu. Et nous nous retrouvons encore une fois face à l'inévitable a priori.

Quand on affirme que l'économie est un système déductif qui découle d'un point de départ a priori, nous n'esquissons pas l'ébauche d'une nouvelle économie. Nous décrivons tout simplement ce qui constitue l'économie d'aujourd'hui.

Bien sûr, il ne m'échappait pas certains essayaient de faire de l'économie selon les méthodes d'une science expérimentale. Il existe une association économique qui a adopté pour devise « La science est la mesure ». Avec Carl Menger, je serais ravi que ce mouvement, richement doté par des soutiens financiers, poursuive son cours jusqu'au bout. Mais il ne vaut pas la peine de réfuter à nouveau l'idée selon laquelle on pourrait faire des mesures dans la sphère de l'action humaine comme on le fait en physique. Les statistiques économiques sont une méthode de l'histoire économique : on ne peut en tirer aucune idée théorique.

Il nous faut également comprendre à quel moment en histoire économique « l'entendement » devient inadéquat. Quand toutes les données qui ont exercé une influence (ou auraient pu en exercer une) sur un événement étudié ont été réunies, alors seule la « compréhension intuitive » [Verstehen] peut traiter de la question de savoir si et dans quelle mesure les divers facteurs ont contribué au résultat. C'est précisément dans le domaine quantitatif, qui dans la sphère de la physique permet « la précision », ou au moins une précision approximative, que réside la tâche de la « compréhension intuitive » au sein de la sphère de l'action humaine. Il n'y a dans ce dernier cas pas de relations constantes entre les quantités.

Les mathématiques et la physique traversent une grave crise dont elles ressortiront différentes. Il reste bien peu de choses de la confiance réconfortante, des indubitables certitude, clarté et précision de ses partisans, qui leur faisaient regarder avec pitié les pauvres arts et ignorer totalement l'économie. Les mathématiciens et les physiciens commencent — plutôt tardivement — à percevoir les problèmes logiques et épistémologiques. La logique et l'épistémologie des sciences de l'action humaine ne peuvent rien apprendre de la physique et des mathématiques. Mais les « sciences exactes » ont beaucoup à apprendre de leurs consœurs autrefois méprisées. La différence qui sépare les sciences de la nature de celles de l'action humaine ne sera pas comblée de cette façon. Une science « unifiée » ne naîtra que lorsque les processus physico-chimiques de la physiologie engendrant la pensée « deux fois deux quatre », sera distinguée de ceux conduisant à l'idée « deux fois deux cinq ».

Mes études épistémologiques ont servi à développer la logique et l'épistémologie des sciences de l'action humaine, ainsi qu'à mettre en évidence les erreurs du positivisme, de l'irrationalisme et de l'historicisme. J'ai également cherché à traiter du polylogisme.


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