Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

XII. Les systèmes de coopération sociale

 

La doctrine de l'impossibilité du calcul économique en régime socialiste constitue le fondement du livre intitulé Le Socialisme, dont la première édition parut en 1922. Je publiai en 1927 Le Libéralisme [Liberalismus] et réunis en 1929, sous le titre Critique de l'interventionnisme [Kritik der Interventionismus], divers articles sur des sujets apparentés. Ces livres fournissent à eux trois une analyse détaillée des problèmes de la coopération sociale. Ils étudient tous les systèmes imaginables de coopération et examinent la possibilité de les réaliser. Ces études trouvèrent leur aboutissement dans Nationalökonomie.

J'avais eu l'intention d'incorporer un autre article dans le recueil Critique de l'interventionnisme, à savoir celui portant sur la « Nationalisation du crédit », qui était paru en 1929 dans le Zeitschrift für Nationalökonomie [Journal d'économie politique]. Mais les éditeurs de ce journal avaient égaré l'article et ne le retrouvèrent qu'une fois le recueil déjà sorti. Je considère toujours les théories présentées dans ces livres comme irréfutables.

Lors de mon analyse de ces problèmes, j'introduisis un nouveau point de vue, le seul qui permette un débat scientifique sur les questions politiques. J'analysais l'efficacité des moyens retenus pour atteindre les buts avoués, c'est-à-dire que j'étudiais si les objectifs que les mesures préconisées étaient censées atteindre seraient effectivement obtenus par les moyens recommandés et utilisés. Je démontrais qu'une comparaison des divers systèmes de coopération sociale est sans véritable intérêt si elle est faite d'un point de vue arbitraire. Au lieu de cela, la seule chose qui compte est de juger ce que ces systèmes accomplissent effectivement. En revanche, toutes les affirmations exprimées du point de vue de la religion ou d'autres systèmes : éthique situationniste, anthropologie, Droit positif et Droit naturel — si on les dissocie d'une évaluation faite sur la base de leur efficacité à atteindre les fins désirées — ne constituent que l'expression de jugements de valeur subjectifs.

C'est quelque chose de tout à fait différent que d'affirmer que l'évolution du système de la propriété privée des moyens de production conduit inévitablement au socialisme ou à l'interventionnisme. Même si cela était vrai, cela ne réfuterait pas ma thèse. Ni le socialisme ni l'interventionnisme ne peuvent tirer leur sens et leur but de l'affirmation prétendue mais non étayée selon laquelle l'Histoire aboutirait inévitablement à eux. Si le « retour au capitalisme » est vraiment hors de propos, comme le soutiennent les socialistes et les communistes, alors le destin de notre civilisation est scellé. Mais j'ai démontré que la doctrine du caractère inéluctable du socialisme et de l'interventionnisme est intenable. Le capitalisme ne se détruit pas lui-même. Les gens veulent le supprimer parce qu'ils attendent de grands bénéfices du socialisme ou de l'interventionnisme.

J'ai parfois entretenu l'espoir que mes écrits porteraient des fruits sur le plan pratique et montreraient la voie de la politique à suivre. J'essayais constamment de trouver une preuve d'un changement d'idéologie. Mais je ne me suis jamais fait d'illusions. J'avais fini par comprendre que mes théories expliquaient la dégénérescence d'une grande civilisation : elles ne pouvaient l'empêcher. J'avais voulu être un réformateur mais n'étais devenu que l'historien du déclin.

Dans mes publications sur la coopération sociale, j'avais consacré beaucoup de temps et d'efforts à porter la contradiction à des socialistes et des interventionnistes de toutes les tendances et de toutes les variétés. Mon objectif, à savoir discréditer les propositions de réforme contraires aux buts poursuivis, demandait cet effort.

On m'a objecté que je n'ai pas réussi à prendre en compte l'aspect psychologique du problème organisationnel. L'homme possède une âme et cette âme serait mal à l'aise dans le système capitaliste ; et on m'a dit aussi qu'il existe une volonté d'accepter une réduction du niveau de vie en échange d'une structure de la société plus favorable à l'emploi et au travail.

Il est important, en premier lieu, de déterminer si cet argument — appelons-le l'argument « du cœur » — est compatible avec l'argument initial que nous pouvons appeler l'argument « de la tête », encore prôné par les socialistes et les interventionnistes. Le second type d'argument socialiste essaie de justifier son programme par l'affirmation selon laquelle le capitalisme réduirait le plein développement des capacités productives : la production serait inférieure à son potentiel. Les méthodes de production socialistes sont supposées conduire à une augmentation considérable de la production et créer par conséquent les conditions nécessaires permettant d'assurer pleinement les besoins de chacun. Le marxisme est entièrement fondé sur cet argument « de la tête ». Avant Lénine, les marxistes n'ont jamais signalé que la passage au socialisme diminuerait le niveau de vie des masses pendant la période de transition. Les marxistes annonçaient une amélioration immédiate des conditions matérielles des masses, même s'ils ajoutaient parfois que les bienfaits des méthodes de production socialistes ne porteraient tous leurs fruits qu'avec le cours du temps. Mais en raison des critiques faites à l'encontre des programmes socialistes — qu'ils ne tiendraient pas leurs promesses — les socialistes furent obligés d'utiliser l'argument du cœur comme raison supplémentaire d'adopter le socialisme.

Pour juger cet argument émotionnel, il est bien sûr important d'examiner l'ampleur de la réduction du bien-être qu'engendrerait l'adoption du système de production socialiste. Comme les pertes ne peuvent pas être établies objectivement et mesurées précisément, on prétend que le débat entre partisans et adversaires du socialisme ne peut pas être résolu sur le plan scientifique. On dit que l'économie n'est pas capable de trancher ce conflit.

J'ai toutefois traité du problème d'une façon qui discrédite l'usage de « l'argument du cœur ». Si le système socialiste conduit au chaos parce que le calcul économique est impossible, et si l'interventionnisme ne peut pas atteindre les objectifs déclarés de ses avocats, alors il est dérisoire d'arriver à ces systèmes illogiques par un argument du cœur. Je n'ai jamais nié que les arguments émotionnels expliquent la popularité des politiques anti-capitalistes. Mais des mesures et des propositions inappropriées ne peuvent pas rendre adéquat un tel non sens métaphysique. S'il est vrai que les hommes ne peuvent pas tolérer le capitalisme pour des raisons « morales », alors bien entendu le capitalisme échouera.

On m'a reproché d'avoir surestimé le rôle de la logique et de la raison dans la vie. Selon mes contradicteurs, il y a en théorie une opposition « soit ceci, soit cela ». Mais ils prétendent que la vie réelle nécessite des compromis. Ce qui apparaît inconciliable dans une analyse scientifique devient dans la vie réelle une situation acceptable. La politique, disent-ils, trouvera une manière de rassembler des principes contradictoires. On peut qualifier la solution d'illogique, d'irrationnelle ou dire qu'elle n'a pas de sens, mais elle peut être féconde. Et c'est la seule chose qui compte.

Ces critiques se trompent. Les gens veulent réaliser ce qu'ils estiment approprié. Rien n'est plus éloigné de leur esprit qu'un désir à moitié satisfait. Aucun appel à l'expérience historique ne peut changer ce fait. Il est vrai que des religions demandant de se détourner des affaires terrestres ont été compatibles avec le monde. Mais les doctrines rigoristes de la chrétienté ou du bouddhisme n'ont pas véritablement régné sur les hommes. La partie de dogme strict qui entrait dans la foi populaire n'empêchait pas l'activité de la vie sur terre. La pleine réalisation des commandements religieux était laissée aux moines. Mêmes les princes de l'Église du moyen âge n'acceptaient pas que leurs actions fussent guidées par les commandements du Sermon sur la montagne ou par d'autres exigences évangéliques. Le petit groupe de ceux qui prenaient la chrétienté ou le bouddhisme au sérieux se retiraient des affaires de ce monde. La vie des autres n'était pas un compromis : elle était tout simplement non chrétienne et non bouddhiste.

Nous sommes aujourd'hui face à un tout autre problème. Les masses populaires sont socialistes ou interventionnistes, ou pour le moins anti-capitalistes. L'individu ne cherche pas à sauver son âme du monde ; il souhaite à la place changer le monde par la révolution. Et il ne veut pas se laisser berner. Les masses ont une détermination inflexible : elles préfèreraient détruire le monde plutôt que de céder un point de leurs programmes.

On ne peut se consoler en pensant que l'interventionnisme a toujours existé dans le passé pré-capitaliste. A cette époque bien moins de gens vivaient sur la terre et les masses se satisfaisaient de conditions de vie qu'elles n'accepteraient pas de nos jours. Nous ne pouvons tout bonnement pas abandonner le capitalisme pour revenir plusieurs siècles en arrière.


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