Souvenirs d'Europe

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

XI. Poursuite des recherches sur l'échange indirect

 

Il y avait dans La Théorie de la monnaie et du crédit diverses analyses qui ne m'avaient pas satisfait. J'avais le sentiment qu'il était nécessaire d'éliminer ces insuffisances.

Ni la critique que mon livre avait suscitée ni les ouvrages des autres auteurs publiés sur les problèmes de l'échange indirect depuis 1911 ne pouvaient le moins du monde ébranler ma thèse. Je suis grandement redevable à la stimulation que m'ont procurée les travaux de B.M Anderson, T.E. Gregory, D.H. Robertson, Albert Hahn, Friedrich von Hayek et Fritz Machlup. Ils m'ont conduits à réexaminer ma théorie et à en améliorer la présentation. Mais même quand ils s'opposaient à mon raisonnement, ils confirmaient plutôt qu'ils ne contredisaient l'essentiel de ma théorie. J'apprenais véritablement quelque chose des écrits de ces auteurs et ils me réconfortaient par dessus tout en montrant que je n'étais pas le seul économiste et que je ne travaillais pas seulement pour les bibliothèques.

Pour le reste, les publications portant sur les problèmes de la monnaie et du crédit au cours des trente dernières années [1910-1940] étaient plutôt insignifiantes. Le déclin de la pensée scientifique était frappant. Nous pouvons dire que certains travaux de cette période étaient en gros acceptables, bien que certains détails se révélaient intenables et que la présentation était de qualité inférieure. La très grande majorité des livres et des essais étaient sans valeur.

Ce jugement sévère vise particulièrement les travaux prétendant montrer des « sophismes » que la théorie « orthodoxe » serait incapable d'expliquer ou qui la contredirait directement. Leurs auteurs considèrent gnéralement ces sophismes comme nouveaux et sans précédent parce que leur connaissance de l'histoire de la monnaie et de la banque est défectueuse. Ils sont incapables d'expliquer les faits en utilisant la théorie « orthodoxe » parce qu'ils ne connaissent pas cette dernière et n'arrivent pas à réfléchir sur le plan théorique.

Selon moi, ce serait une activité quotidienne importante que de lire attentivement la littérature portant sur les problèmes économiques et de s'opposer immédiatement par une critique méticuleuse à toutes les affirmations insignifiantes et même absurdes. Certes, cela n'empêcherait pas la répétition des vieilles erreurs mais serait rendre un grand service au public intéressé aux questions économiques. Je discutais fréquemment du financement d'un tel journal avec des amis, mais il était impossible de trouver quelqu'un qui l'aurait publié sans avoir l'assurance d'aides financières substantielles.

Au passage, je suis de l'avis que la réfutation des erreurs courantes est un excellent sujet d'étude pour les thèses de doctorat des jeunes disciples de notre science. En réalité, être capable de reconnaître des sophismes et pouvoir les réfuter de manière sévère est la première condition requise pour se dire économiste. J'ai à l'occasion invité à faire de telles thèses. L'une d'elles, que je voudrais mentionner ici parce que les conditions difficiles de l'Autriche en 1920 empêchèrent sa publication, est la thèse soutenue par Helene Lieser, qui lui valut d'être la première femme à obtenir un doctorat en sciences sociales dans une université autrichienne. La dissertation portait sur les programmes de réforme monétaire proposés en Autriche au cours des années de la dépréciation des billets de banques. Helene Lieser démontrait que la plupart des propositions de réforme des pays européens autour de 1920 n'étaient pas aussi originales que le disaient leurs auteurs.

Lors des discussions de mon séminaire, je saisissais toute occasion de réfuter des sophismes populaires. Je regrette en un sens d'avoir dépensé tant d'efforts écrits dans une nouvelle réfutation de sophismes déjà démolis une centaine de fois auparavant. Je regrette d'avoir dépensé trop de ma force en une lutte contre la pseudo-économie. A des moments de tranquille réflexion, je me répétais ma résolution de me laisser guider par le passage de Spinoza : Veritas norma sui et falsi est [La vérité est son propre critère et celui de l'erreur]. Mais mon caractère me conduisait encore et toujours à m'impliquer.

Je publiai durant l'inflation plusieurs articles destinés à expliquer (1) la nature de la dépréciation monétaire et (2) à réfuter la théorie des taux de change par la balance des paiements. En plus de l'article sur la théorie quantitative déjà cité, j'écrivis « Zahlungsbilanz und Devisenkurse » [La balance des paiements et les taux de change] pour la Mitteilungen des Vereins Österreichischer Banken und Bankiers [Comptes-rendus de l'Association des banques et banquiers autrichiens] qui était devenue un journal à la disposition du public. J'écrivis « Geldtheoretische Seite des Stabilisierungsproblems » [Aspects théoriques des problèmes de stabilisation monétaire] pour les Schriften des Vereins für Sozialpolitik [Publications de l'Association de politique sociale]. Le comité de l'Association retint l'essai en suspens pendant plusieurs mois parce que ses membres considéraient contestable de ma part de rejeter la thèse officielle d'une dépréciation du mark due aux paiements de réparation et à l'occupation française. L'essai parut finalement pendant l'été 1923 et fut mon deuxième article dans ce journal. En 1919 j'avais contribué à un volume sur les problèmes de l'annexion par un article sur « Le retour de l'Autriche allemande dans l'Empire allemand et le problème monétaire. »

Dans la seconde édition de ma Théorie de la monnaie et du crédit et dans une brochure intitulée Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik, je présentais ma théorie des cycles économiques d'une façon qui expliquait totalement les cycles. Le boom économique est facilité par l'accroissement du crédit. Mais quelles sont les causes de cet accroissement ? Je n'avais pas répondu à cette question dans la première édition. J'avais depuis trouvé la réponse. Les banques cherchent à faire baisser le taux d'intérêt par une expansion du crédit : la politique monétaire ayant pour but « l'argent facile », et pensant que l'accroissement du crédit est une méthode adaptée pour atteindre l'objectif de la réduction du taux d'intérêt, encourage l'expansion monétaire et tente de créer les conditions institutionnelles nécessaires.

La préparation de mon traité Nationalökonomie [L'Économie politique] me donna une autre occasion de réfléchir à ma théorie de la monnaie et du crédit et de la reformuler d'une autre manière.

Dans mon livre sur la monnaie, je n'avais critiqué le concept habituel de « l'échange direct sans monnaie » que dans la mesure où cela était utile pour repousser la doctrine de la neutralité de la monnaie. Je n'avais traité des problèmes de calcul monétaire qu'autant que nécessaire pour les recherches des conséquences sociales de la dépréciation monétaire. Tout le reste devait être laissé à la théorie de l'échange direct. Mais l'idée fondamentale apparaissait déjà dans ce livre sur la monnaie : il existe des valeurs et des évaluations, mais pas de mesures ou de calculs de la valeur ; l'économie de marché calcule avec des prix monétaires. Ceci n'était pas nouveau : ce n'était que la conséquence logique de la théorie de la valeur subjective. Hermann Heinrich Gossen avait déjà indiqué la conclusion qui pouvait en être tirée pour la théorie d'une économie socialiste. Un économiste hollandais, Nicolaas Gerard Pierson (1839-1909), banquier, écrivain et membre du Parlement hollandais, dont je connus l'œuvre plusieurs années plus tard dans la traduction de Hayek, avait répété l'analyse de Gossen.

Quand j'entrepris de travailler de manière plus approfondie ces idées dans mon livre, Gemeinwirtschaft [Le Socialisme], je me sentis obligé de développer en particulier les fondements de la catallaxie [à savoir les idées non limitées à l'échange direct mais touchant à l'échange indirect, c'est-à-dire à l'utilisation de la monnaie]. Toute théorie du socialisme [incorporant l'échange indirect] qui n'a pas pour fondement même une réflexion sur le problème du calcul économique est tout simplement absurde. Par conséquent, en 1919, j'écrivis et présentai à la Nationalökonomische Gesellschaft [Société économique] l'article « Die Wirtschaftsrechnungen im sozialistischen Gemeinwesen ». Suivant la suggestion d'amis à moi, je le publiai l'année suivante dans Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik [Archives des sciences et de politique sociales] De nombreuses idées furent incorporées ultérieurement, sans changement notable, dans mon livre Le Socialisme. L'article original fut republié dans L'Économie dirigée en régime collectiviste en 1935, édité par Friedrich A. von Hayek sous le titre anglais « Economic calculation in the Socialist Commonweath » [« Le calcul économique en régime collectiviste » dans la traduction française].

Toutes les tentatives visant à réfuter la puissance de ma thèse étaient vouées à l'échec parce qu'elles ne touchaient pas au cœur du problème concernant la théorie de la valeur. Tous ces livres, toutes ces thèses et tous ces essais essayaient de sauver le socialisme : ils expliquaient qu'il était néanmoins possible de construire un système socialiste pouvant calculer du point de vue économique. Ils n'arrivaient pas à comprendre la véritable question : comment une action économique, qui consiste toujours à préférer et à écarter, c'est-à-dire à faire des évaluations différentes, peut-elle se transformer en évaluations égales et permettre l'utilisation d'équations ? Les avocats du socialisme en arrivaient à la recommandation absurde de substituer des équations de catallaxie mathématique, décrivant une image où l'action humaine est éliminée, au calcul monétaire de l'économie de marché.

Mon traité Nationalökonomie me donna enfin l'occasion de présenter les problèmes du calcul économique en leur accordant leur pleine importance. En attendant, je devais me contenter de montrer les erreurs et les contradictions des propositions de calcul économique socialiste. Ce n'est qu'avec les explications fournies dans la troisième partie de ma Nationalökonomie que ma théorie de la monnaie fut achevée [1940]. J'avais ainsi terminé le projet qui s'était présenté à moi de lui-même trente-cinq ans plus tôt. J'avais unifié la théorie de l'échange indirect et celle de l'échange direct dans un système cohérent de l'action humaine.


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