Les Problèmes fondamentaux de l'économie politique

Études sur la méthode, l'objet et la substance de l'économie politique et de la sociologie

par Ludwig von Mises

Texte établi à partir d'une traduction anonyme inédite
(1933 pour la première édition allemande de l'ouvrage)

Nota : dans la préface de l'édition anglaise, Mises signale qu'il a d'abord employé (en 1929) le terme de sociologie, pour lui substituer par la suite celui de praxéologie.

 

Chapitre premier — Objet et délimitation de la science générale de l'action humaine

D. L'utilitarisme, le rationalisme et la théorie de l'action

 

1. Sociologie des tendances de Vierkandt

Aucune des objections formulées depuis des siècles contre l'hédonisme et l'utilitarisme ne s'applique à la théorie de l'action. Si, dans ces doctrines, les notions accouplées de plaisir et de douleur, d'utile et de nuisible, ne sont prises que sans leur aspect purement formel, indépendamment de tout contenu matériel concret, les inlassables objections qu'on leur a de tout temps opposées perdent du coup toute raison d'être. Pour répéter aujourd'hui contre l'hédonisme et l'utilitarisme les vieilles accusations d' « immoralité » et de « grossièreté, » il est besoin d'une bonne dose de naïveté et d'ignorance en ce qui concerne l'état actuel du problème.

Il est vrai qu'on s'est habitué aujourd'hui, vue l'impossibilité logique de dépendre d'une autre thèse, à répéter qu'en concevant ainsi de façon purement formelle les notions d'utilité et de plaisir, on vide la doctrine de toute valeur : l'idée d'action se fait ainsi, dit-on, si vide qu'elle ne saurait plus être d'aucune utilité. Pour répondre à de telles critiques, il n'est que d'attirer l'attention sur tout ce que l'économie politique a tiré de cette notion prétendument si vide de l'action.

Si l'on cherche à entreprendre des recherches scientifiques de ce qui, à notre sens, constitue l'objet de la science de l'action humaine sans avoir recours aux principes proscrits de l'hédonisme, on tombe inconsciemment dans l'empirisme, qui est incapable de parvenir à relier la multiplicité des faits rencontrés en un système, et de les utiliser pour expliquer les phénomènes à appréhender. Un exemple va clarifier ceci. Dans sa tentative de construire une théorie de la société, Vierkandt ne connaît aucun autre moyen que celui d'associer aux hommes des « tendances sociales. » A cet égard, il suit la procédure d'un grand nombre de chercheurs. Par tendances sociales de l'homme, il veut parler des

instincts innés (par exemple l'instinct de venir en aide) et autres caractéristiques et comportements innés (par exemple la compréhension et la prédisposition à influencer) dont la manifestation présuppose la présence d'autres hommes, ou, plus précisément, l'existence de la société.

De plus, il existe d'autres tendances, comme celles qui « se manifestent dans leur relation avec d'autres entités. » 1 Vierkandt se met alors à énumérer et à décrire une série d'instincts, de tendances et d'impulsions.

Une telle énumération ne pourra bien entendu jamais être complète. La distinction entre deux instincts est nécessairement arbitraire. Pour être cohérent, il faudrait relier un instinct à chaque but qui ait jamais été poursuivi quelque part à un moment donné. Si, par exemple, on suppose l'existence d'un instinct de nourriture, duquel on distingue l'instinct concernant les moyens de réjouissance, il n'y a pas de raison de ne pas aller plus loin et de ne pas parler d'un instinct pour la viande ou, plus précisément, d'un instinct pour le bœuf, ou plus précisément encore, d'un instinct pour le steak. Ce qu'on a à l'esprit en parlant simplement d'un instinct de nourriture, c'est un énoncé résumé en termes du but poursuivi par les actions humaines tournées vers l'approvisionnement de diverses nourritures. Si l'on représente, dans une forme résumée, les actions tournées vers la consommation de féculents, de graisses et de protéines comme le résultat d'un instinct de nourriture, on peut, de la même façon et avec la même justification, étudier les actions destinées à fournir de la nourriture, des vêtements, un abri ainsi qu'un grand nombre d'autres actions comme le résultat d'un instinct de conservation. La limite de ce processus de généralisation est le résultat d'un choix purement arbitraire, à moins d'effectuer un changement radical de tout son mode de raisonnement et de passer au niveau le plus général, c'est-à-dire au niveau du concept formel dépourvu de tout contenu matériel. Comme Vierkandt rejette l'utilitarisme et l'hédonisme, et ne fait donc pas ce dernier pas, il s'arrête à une division arbitraire des divers besoins humains.

Selon Vierkandt, les tendances sociales innées apparaissent « fréquemment sous la forme de paires d'éléments opposés. » Ainsi, face à « l'instinct d'amour-propre » se trouve « son opposé, l'instinct d'obéissance » ; face à « l'instinct de venir en aide » il existe un « instinct de combat » ; face à « l'instinct sociable » il y a un « instinct d'évitement » ; face à « l'instinct de communication » un « instinct de secret. » 2 Comme on ne peut rien dire quant aux intensités avec lesquelles ces instincts opposés se font sentir, il est difficile de comprendre comment ils peuvent expliquer le développement de la coopération sociale. Même si nous ne relevions pas l'hypostase inadmissible contenue dans l'énoncé selon lequel les « tendances sociales » conduisent au développement de la coopération sociale, nous n'aurions toujours pas d'explication du fait que les instincts sociaux dominent les instincts antisociaux. Pourquoi l'instinct de combat, l'instinct d'amour-propre et l'instinct d'évitement n'empêchent-ils pas la formation des liens sociaux ?

Vierkandt maintient que l' « instinct d'amour-propre » ne peut pas se manifester « sans que l'instinct de subordination soit également en jeu au même moment. » Et dit-il alors, il faut prendre en compte « la disparition caractéristique des instincts opposés ; à cet égard bien sûr, le tableau global est modifié par l'instinct de domination. » 3 En supposant un « instinct de subordination, » on est obligé, si l'on ne veut pas rester totalement aveugle à la réalité, de supposer un instinct opposé : Vierkandt l'appelle instinct d'amour-propre. (Wiese a objecté à juste titre que Vierkandt, quand il reconnaît un instinct de subordination, devrait « introduire de même un instinct de rébellion, qui est, évidemment, très important pour l'histoire et pour la vie des individus. » 4) Malgré cela, Vierkandt est incapable de produire une preuve, montrant que l'instinct de subordination l'emporte sur l'instinct d'amour-propre, autre que le simple fait de désigner, dans sa présentation, la première comme plus forte et meilleure. « La subordination, affirme-t-il, est une condition saine, normale et conduisant au bonheur. » 5 Somme toute, il est remarquable que Vierkandt, l'adversaire de l'eudémonisme, attribue à la subordination des effets conduisant au bonheur. L'observation de Feuerbach devient ici pertinente : « Tout instinct est un instinct de bonheur. » 6

L'amour-propre auquel pense Vierkandt est cependant d'un type particulier. Il est une retombée de la subordination. « Partout, accepter la volonté du supérieur veut dire en même temps que l'on s'élève à son niveau : la subordination signifie simultanément un partage de la grandeur du supérieur. » Il cite comme exemple « la relation du serviteur envers son maître dans des conditions patriarcales. » 7 A un autre endroit, Vierkandt parle à nouveau du « serviteur qui fait valoir le château de son maître avec un amour-propre accru » parce qu'il se sent « intérieurement uni à son maître, à sa famille, à leur splendeur. » 8

L'amour-propre que Vierkandt à en tête se montre, par conséquent, n'être rien de plus que l'orgueil d'un laquais. Dès lors, bien sûr, il n'est pas étonnant qu'il n'est pas un obstacle à l'instinct de subordination. Cette dernière est équivalente à une « obéissance sans conditions. » Le subordonné se rend « aveuglément dépendant. » Il

se soumet entièrement au jugement de son supérieur, particulièrement à ses jugements de valeurs : il reçoit sa valeur de son supérieur par le fait qu'il accorde sa conduite aux standards de son supérieur et satisfait par là-même son amour-propre. Le subordonné est en fait absorbé par son supérieur : il perd sa personnalité, mais en retrouve une dans la communauté avec son supérieur, qu'il ressent comme sa propre personnalité ennoblie. 9

Vierkandt arrive à montrer avec une particulière satisfaction que tous ces instincts se retrouvent chez les animaux.

Chez le chien, la dévotion intérieure véritablement humaine envers son maître se montre sous une forme élémentaire mais très frappante, par exemple, par l'animation lors de la présence du maître et l'attention qu'il provoque en général.

Vierkandt trouve remarquable

aussi la satisfaction d'amour-propre que montrent les chiens et probablement d'autres animaux également quand ils réussissent à accomplir une tâche pour laquelle ils sont été entraînés, en raison du lien de cet instinct avec l'instinct de subordination des êtres humains. 10

Ainsi, telle que la conçoit Vierkandt, la société est pour ainsi dire déjà annoncée dans la relation du maître avec le chien qu'il entraîne. La relation entre chef et subordonné correspond à la relation entre maître et chien : elle est saine, normale et conduit aux bonheurs des deux protagonistes, du maître tout autant que du chien.

On ne peut pas discuter plus profondément avec Vierkandt sur ce sujet parce que, selon lui, la source ultime de la connaissance est

une compréhension phénoménologique, c'est-à-dire dont nous faisons l'expérience directe en nous-mêmes, personnellement, et que nous pouvons transmettre à notre conscience avec une évidence apodictique. 11

Par conséquent, nous ne devons pas mettre en doute qu'il ait réellement fait l'expérience en lui de tout ceci. En réalité, nous devons aller encore un peu plus loin et ne pas lui nier sa compétence pour parler d'une expérience et d'une compréhension directes et personnelles quant à la « dévotion intérieure véritablement humaine du chien envers son maître. » Mais que se passerait-il si quelqu'un affirmait avoir eu une expérience personnelle et en savoir intuitivement quelque chose de différent ? Supposons que l'un appelle « sain, normal et conduisant au bonheur » non pas l'amour-propre des laquais et des chiens, mais celui des hommes ? Que se passerait-il si on choisissait de chercher la base de la « communion intérieure » non pas dans le « désir de subordination, » comme Vierkandt 12, mais dans le désir d'une action conjointe ?

Vierkandt rejette la théorie individualiste de l'action parce qu'il veut défendre un programme politique qui apparaît insensé quand on l'étudie du point de vue de l'économie et de la sociologie scientifiques. Il est incapable de soutenir son rejet de ces dernières autrement qu'en se référant constamment au caractère rationnel, individualiste et atomistique de tout ce qui ne rencontre pas son approbation 13. Le rationalisme, l'individualisme et l'atomisme sont de nos jours condamnés par tous les partis pour des raisons évidentes; ce mode d'argumentation suffit donc pour la sphère au sein de laquelle on accepte la doctrine officielle. En lieu et place des sciences qu'il attaque sans avoir compris leurs enseignements, Vierkandt fournit une énumération et une description arbitraires des instincts et des impulsions primaires et innés dont il prétend avoir fait l'expérience et ou qu'il dit avoir intuité de telle façon et non de telle autre. Tout ceci afin de trouver un programme politique sur une base qui convienne à ses objectifs. Nous pouvons faire peu de cas de tout ceci. Ce qui pour est remarquable à nos yeux, c'est que celui qui cherche à éviter la voie suivie par la science universellement valable de l'action humaine ne puisse expliquer la coopération sociale des hommes autrement qu'en se référant à l'œuvre des tendances innées menant à l'association ; ceci quand il ne préfère pas la représenter plus simplement comme l'œuvre de Dieu ou de la Nature.

On ne saurait empêcher personne de prétendre expliquer tout désir de l'homme, ou tout groupement arbitrairement construit de désirs en l'homme, en les rapportant à des tendances, des instincts, des dispositions, des sentiments déterminés. Pour notre part, non seulement nous ne songeons pas à contester que les hommes ont des désirs, des vœux et des aspirations différentes, mais c'est au contraire cette construction dont nous faisons notre point de départ. Des mots tels que plaisir, bonheur, utilité, besoin, ne désignent pas autre chose dans la langue de la science que précisément ces désirs, ces vœux, ces aspirations de l'homme, les buts et les fins qu'il se propose, auxquels il n'a pas encore atteint, et dont la réalisation le satisfait. Ces termes ne s'appliquent nullement au contenu des désirs humains dans leur réalité concrète : ils restent purement formels et ne sous-entendent aucune décision de valeurs. La seule chose que la science affirme du « bonheur » auquel l'homme vise, c'est son caractère d'entière subjectivité. Par là même, ce mot de « bonheur » est assez vaste pour inclure tous les désirs et toutes les tendances possibles. Nulle affirmation de qualité touchant au contenu concret de ces désirs ne saurait ainsi ébranler le bien-fondé de notre théorie.

Ceci établi, la science de l'action se donne comme point de départ le fait de l'incompatibilité entre eux des désirs particuliers, et de l'impossibilité d'une satisfaction entière. L'homme n'étant pas en mesure de satisfaire pleinement toutes ses tendances, la réalisation de tel ou tel but ne lui devenant possible qu'à condition qu'il renonce à tel ou tel autre, il lui faut nécessairement distinguer entre ces tendances elles-mêmes, se décider pour telle contre telle autre, choisir, apprécier, préférer, ajourner, bref : agir. Même celui qui n'a pas de plus vif désir que le bonheur de l'obéissance peut un jour se trouver placé devant le choix entre le dévouement à son chef et une tendance différente : le besoin, par exemple, de se nourrir à sa faim ; des fonctionnaires monarchistes peuvent se voir menacés de révocation par un gouvernement républicain. Pour chacun de nous, et chaque jour, l'attitude que nous adoptons — que nous agissions, que nous nous abstenions d'une action, que nous nous comportions passivement — décide de la réalisation ou de la non réalisation de certains buts.

Or, sur ce point précis, sur ce problème de l'action humaine, une doctrine qui repousse le rationalisme, l'individualisme et l'eudémonisme se condamne à ne rien dire. Il lui faut s'en tenir à dénombrer simplement et à décrire une certaine quantité de tendances. Elle peut sans doute nous dire que l'homme aime et qu'il hait, qu'il est renfermé ou bavard, cruel ou compatissant, social ou misanthrope. Mais de son action, de ses activités, de son travail, de son effort en vue de tel ou tel but, une telle doctrine ignore tout. Car on ne peut parler de l'action qu'en prenant son point de départ dans l'individu, qu'en gardant le sens du rationnel et qu'en se persuadant que le but de toute action est de faire cesser un état donné d'insatisfaction. Veut-on expliquer la société sans tenir compte de l'action humaine, il n'y a plus d'autre voie possible que de faire de la société l'émanation d'actions et de forces mystérieuses : la société devient alors une conséquence de l'instinct social, une communion intérieure qui « pousse au loin ses racines, » — une entité sans réalité.

2. Myrdal et la théorie des « attitudes »

Aucune des objections formulées contre l' « atomisme, » l' « individualisme », l' « utilitarisme », le « rationalisme » de l'économie politique ne résiste à l'examen. Elles n'ont psychologiquement pas d'autre mobile que l'impossibilité où se trouvent leurs auteurs d'ébranler avec une logique convaincante les démonstrations de l'économie politique, et que le désir de justifier une politique d'interventionnisme dont l'économie politique a démontré l'absurdité et le manque d'à-propos, par rapport aux objets mêmes que ses défenseurs en attendent.

Pour Myrdal, c'est méconnaître

le motif véritable de l'action des partis ouvriers que de croire qu'ils luttent essentiellement pour une augmentation des salaires... L'exigence de salaires plus élevés, d'une durée de travail plus courte est naturellement importante en elle-même, mais à y regarder de plus près, on verra qu'elle exprime avant tout un désir de puissance et des exigences de justice d'une portée bien plus générale, de la part d'une classe qui a précisément le sentiment de se trouver opprimée. C'est ce sentiment qui est capital en l'espèce. Si même il n'y avait aucune chance d'imposer de plus hauts salaires, la lutte n'en continuerait pas moins. Si même des ouvriers avaient des raisons de penser qu'il doive résulter de leurs efforts une diminution de la productivité et des salaires, ils continueraient cependant à exiger la reconnaissance de leurs droits et de la possibilité pour eux de participer à l'organisation de la production. Car, en dernière analyse, ce n'est pas là pour eux une pure question d'argent ; il en va tout autant de leur joie au travail, du sentiment de leur propre personnalité et, pour ainsi dire, de leur valeur humaine. Peut-être ne peut-on dire d'aucune grève importante qu'elle n'ait eu lieu que pour une simple question de salaires. 14

Par ces arguments, Myrdal s'imagine sans doute avoir dépouillé de toute portée, quant au sens de la politique syndicaliste du point de vue même des travailleurs, l'irréfutable démonstration par laquelle l'économiste établit l'impossibilité d'obtenir, par les moyens de la politique syndicaliste, un accroissement continu des salaires pour l'ensemble de la classe ouvrière. Car pour une réflexion plus « profonde, » ouverte aux réalités de la « psychologie sociale, » il apparaît, d'après lui, que les ouvriers, en se groupant en syndicats, ne s'intéressent nullement au niveau des salaires ou à de pures question d'argent, mais ont en vue de tout autres objets, « la joie au travail, » par exemple, le « le respect humain, » le sentiment de leur « valeur humaine. » S'il en était vraiment ainsi, on ne comprendrait pas pourquoi les chefs syndicalistes et les théoriciens socialistes qui les appuient, attachent une telle importance à affirmer en toute occasion, contre toutes les démonstrations des économistes, que l'organisation syndicaliste entraîne pour la classe ouvrière une constante augmentation des salaires, et pourquoi ils ne cessent de couvrir de leurs clameurs et de clouer au pilori toute opinion différente. La raison de cette attitude des chefs du syndicalisme et des théoriciens de toute sorte qui ont partie liée avec eux, c'est que précisément c'est un accroissement de salaires que les travailleurs se promettent du mouvement syndicaliste. Sans cet espoir, et s'il lui fallait au contraire en attendre une diminution de son salaire, nul ouvrier n'adhérerait aux syndicats. Pas davantage pour de pures raisons de « joie au travail, » de « respect humain » et de « valeur humaine. » Les chefs syndicalistes savent mieux que quiconque que les syndicats ne se sont créés, et ne se maintiennent, que parce que leurs membres en attendent une amélioration de leur situation matérielle.

Même si Myrdal avait raison de prétendre que les syndicats ne luttent pas à vrai dire pour des salaires plus élevés, mais en vue de réalités toutes différentes, cela ne diminuerait en rien la validité des assertions de l'économie politique concernant les conséquences, pour le niveau des salaires, des mouvements syndicalistes. L'économie politique n'est ni pour ni contre les syndicats : elle cherche seulement à établir quelles sont, sur le marché du travail, les conséquences spécifiques de la politique syndicaliste.

Les assertions de Myrdal ne deviennent pas moins contestables du fait de leur obscurité voulue. En affirmant que l'exigence de salaires plus élevés est « naturellement importante en elle-même » il pense s'être assez couvert contre tout essai critique. Nous saisissons ici sur le vif la fâcheuse habitude de tous les théoriciens socialistes d'envelopper l'insuffisance de leurs démonstrations logiques d'une terminologie inadéquate et imprécise. La suite des assertions de Myrdal visant à établir que les ouvriers resteraient fidèles à la politique du syndicalisme même si cette politique devait se traduire pour eux par des sacrifices matériels, c'est donc qu'à son avis cette augmentation des salaires résultant d'après lui et tous les théoriciens socialistes de la politique syndicaliste, n'est aux yeux des ouvriers qu'une conséquence agréable mais accessoire d'une politique visant essentiellement à d'autres buts. Mais toutes ces considérations ne font pas avancer d'un pas la seule question intéressante en l'espèce pour l'économie politique, — et davantage encore pour la pratique aux yeux de tout observateur sans parti-pris — la question de savoir si la politique syndicaliste est en état d'obtenir une élévation générale et durable des salaires.

Myrdal est aussi peu familier avec l'histoire qu'avec le développement contemporain de la réflexion en matière d'économie politique : aussi ne se bat-il que contre des moulins à vent. D'après lui l'économie politique prétend que l'action humaine se détermine uniquement par des « intérêts économiques, » ces derniers se résumant à exiger « une augmentation des salaires et une diminution des prix. » C'est là, à ses yeux, une erreur : « malheureusement, ou heureusement peut-être, les mobiles de l'action humaine ne se ramènent pas simplement à des intérêts économiques. » 15

Pour l'économie politique ancienne, il existait un domaine nettement délimitable des réalités économiques, et sa tâche était d'approfondir le sens de « l'économique » ainsi défini. Les économistes modernes s'en sont un moment tenus à une telle conception, encore que la différentiation des fins « économiques » et des fins « non économiques » devait apparaître comme plus impossible encore à leur subjectivisme qu'à l'objectivisme des classiques. De nos jours encore, cette conception n'est pas entièrement abandonnée. Mais de plus en plus on se persuade cependant de l'impossibilité de séparer les motifs et les fins de l'action en « économiques » et « non économiques. » L' « économique » ne peut pas se définir en dehors de l'attitude de l'homme agissant. L'action « économique » est l'effort visant à faire disparaître un état d'insatisfaction ou, en d'autres termes, à satisfaire à des besoins, dans la limite des moyens dont on dispose à cet effet.

Mais ni de l'une ni de l'autre de ces conceptions, on n'est fondé à prétendre qu'elle ne connaisse à l'action humaine d'autres motifs que la recherche d' « intérêts économiques » dans le sens que Myrdal donne à cette expression. La conception ancienne a distingué l'action économique » de l'action « non économique, » a parlé de buts et de comportements « économiques » et « non économiques. » Dans la conception moderne, toute action a un caractère « économique. » Même en ce qui concerne les fins de l'action, elle renonce à la distinction que l'on faisait par le passé, parce que toutes les fins, y compris celles que la conception ancienne et la langue populaire, comme d'ailleurs aussi Myrdal, classait comme « non économiques » sont à ses yeux équivalentes, et qu'elle ne saurait admettre qu'on introduise dans la réflexion scientifique des jugements de valeur, tendant, par exemple, à établir une distinction de qualité entre la poursuite de « bien idéaux » et celles de « biens matériels. » Elle ne songe nullement à nier, elle souligne au contraire expressément, que l'homme renonce aisément à un gain matériel, ou s'engage au contraire dans des dépenses, en vue d'atteindre ainsi à des fins politique ou autres, que l'on désigne communément comme « non économiques. »

La réflexion de Myrdal s'appuie sur une notion de l' « intérêt » qu'il assimile à celle d' « intérêt économique » et, ainsi, à « l'exigence d'une augmentation des salaires et d'une diminution des prix. » Ceci étant, il affirme que le comportement de l'individu ne se laisse pas uniquement déterminer par des « intérêts, » mais aussi par des « attitudes. » Il définit ici la notion d'attitude comme une « disposition pour partie sentimentale de l'individu à agir d'une certaine façon, en présence d'une situation globale réelle ou hypothétique. » « Heureusement, ajoute-t-il, il se trouve bon nombre d'hommes dont les attitudes ne coïncident nullement avec leurs intérêts. » 16 Il n'était pas besoin, pour faire cette construction, d'un livre de plus de trois cents pages. Personne ne nie, et les économistes moins que quiconque, qu'il est des hommes qui visent à tout autre chose qu'à une « augmentation de leur revenu » et une « diminution des prix. » Böhm-Bawerk, par exemple, a expressément souligné qu'il emploie l'expression d' « objectif de bien-être » (Wohlfahrtszweck) dans son sens le plus large, « englobant non seulement les intérêts égoïstes du sujet, mais l'ensemble des valeurs qui lui semblent dignes d'être poursuivies » 17. Toutes les critiques de Myrdal contre l' « utilitarisme » de l'économie politique sont ainsi réduites à néant, car il en a méconnu la pensée fondamentale.

3. Critique du point de vue rationaliste au nom de l'ethnologie et de l'histoire des origines

De même les tentatives visant, au nom de la recherche ethnologique ou préhistorique, à établir la vanité du point de vue « rationaliste » que l'économie poétique adopte à la base de ses recherches, sont aussi vouées à l'échec.

Eduard Hahn dérive l'apparition de la charrue et du labourage de représentations religieuses. Le labourage aurait eu originalement une valeur de cérémonie, la charrue symbolisant le phallus de l'animal de trait, fécondant de sa semence la terre maternelle. D'après lui également, la première voiture n'aurait pas été un moyen de transport « économique » mais un instrument sacré, dont le rôle était « de répéter sur la terre les périples des célestes maîtres du destin. » Ce n'est que tout à fait par la suite que « la voiture est tombée au rang d'un simple instrument économique. » 18

Par de telles constatations — qui sont loin, d'ailleurs, d'être reçues pour incontestables — Hahn s'imagine avoir ruiné l'attitude utilitariste dans la science économique, et suffisamment établi le bien-fondé de son programme politique, exigeant « la création d'une aristocratie efficace » 19

. L'ethnologie moderne, dit-il,

contredit au plus haut point l'opinion trop répandue qui, à l'encontre des faits et de toute réalité s'efforce de faire voir dans une pure utilité l'unique ressort efficace de toute activité économique, et, par delà, du devenir historique dans son ensemble. On sera cependant à la longue obligé de reconnaître que l'idée, l'idéal, jouent en cette matière un rôle de toute première importance, et que, si même il en va ainsi pour nous, enfants de cette seconde moitié du XIXe siècle, la notion de réussite, qu'il s'agisse d'un sac de pommes de terre ou de la plus haute découverte physique ou philosophique, ne se traduit pas dans tous les temps et pour tous les peuples, en marks et en francs, ni même en dollars et en cents. » 20

Hahn oublie que les civilisations qui font l'objet de son étude ont de la causalité une tout autre notion que l'homme du XIXe siècle. Les notions admises aujourd'hui proviennent de la chimie, de la biologie, de la physiologie modernes ; celles de ces civilisations relèvent à nos yeux de convictions magiques ou mythologiques. Comme le dit Hahn lui-même : le principe animateur en était la croyance « que l'on peut, par des actions rituelles, influencer de façon effective la vie végétale (ou animale) » 21

— la première agriculture partait, dit-il, certainement aussi du principe « qu'il fallait faire quelque chose en faveur du monde végétal, qu'avant d'attendre du sol qu'il nous récompense par ses productions, il fallait avoir fait quelque chose qui justifie cette attente. » 22

Mais Hahn avoue par là même que l'agriculture primitive n'a recouru à ces rites qu'en vue de l'utilité et de la réussite : selon le tableau qu'il en dresse, les usages et coutumes magiques étaient des actions pragmatiques, en vue d'une fin bien établie. Lors même que nous qualifions toute leur technique de « magique » par opposition à notre technique « scientifique, » nous avouons qu'il n'y avait dans les deux cas qu'une seule attitude humaine, et que la différence des méthodes s'explique par la différence, d'eux à nous, des notions concrètes sur la causalité.

Du fait que les représentations de leur mythologie statuaient un rapport de causalité entre la nudité du laboureur et l'abondance de la moisson, ou entre la fertilité du sol et différentes pratiques qui nous apparaissent comme choquantes, 23

— des rites accomplis en conséquence en vue de la réussite de tout le travail du sol — on ne saurait nullement conclure que les actions de l'homme préhistorique trouvaient leur ressort non pas, comme les nôtres, dans l'utilité, mais dans un idéalisme qui constituerait la différence entre la préhistoire et les temps modernes.

Il est bien évident qu'on n'aurait pu traduire en mark la réussite d'une activité économique donnée, à une époque où l'usage de l'argent était encore inconnu. Mais les buts auxquels visaient ces hommes de la préhistoire, la seule fin qu'ils tenaient en honneur et qu'ils cherchaient à atteindre précisément par les rites, le culte, les implorations, la prière et les orgies, c'était exclusivement la satisfaction des besoins « communs » de la vie : nourriture, vêtements, asile, santé, sécurité. Pour toute autre valeur, pour les fins qui valent aujourd'hui à nos yeux, ils n'auraient pas eu la plus légère trace de compréhension — pas même pour « la plus haute découverte de la philosophie ou de la physique. »

Le progrès de la civilisation ne provient pas pour Frobenius du « besoin » et des « préoccupations » pragmatiques (Sorge) — mais de l'idéal, « des idéaux. » L'histoire, par exemple, de la culture à la houe, en constituerait une preuve.

On commença, selon toute vraisemblance, par moissonner les blés sauvages. Puis apparurent, comme idéal, l'usage de restituer à la terre maternelle, blessée par la moisson, une certaine quantité de grains, comme témoignage de gratitude et de réconciliation, — les fruits que portaient ces grains ne revenaient pas à la vie profane ; ils étaient les produits d'un sacrifice, d'une action sainte. Ce n'est que par la suite que l'usage de la houe prit de plus en plus un caractère profane et rationnel... Ce n'est que lorsqu'une idée de la causalité toute pleine de préoccupations pratiques eut vidé de leur sens les idéaux primitifs qu'apparut, comme activité économique profane, l'utilisation pratique, rationnelle, de l' « invention » de la houe. 24

Il se peut que le labourage et l'utilisation de la houe aient, en tant qu'actions rituelles, tiré leur origine d'une technique magique et mythologique, et que la pratique en ait été conservé par la suite (lorsqu'on eut reconnu l'inefficacité des actions prescrites par le culte), en raison de leur efficacité aux yeux de l'agronomie qui s'était entre temps développée. Ce fait, s'il était établi, constituerait une très intéressante contribution à l'histoire de la technologie et de l'utilisation pratique des connaissances techniques. Mais, aux yeux de l'économiste, il signifie simplement que la préhistoire avait de la technologie des notions différentes des nôtres. Il serait inadmissible de vouloir en conclure que l'action humaine était, à cette époque ou dans ces pays éloignés, catégoriquement différente de l'action de l'homme moderne. Berthold Schwarz était à la recherche de la pierre philosophale ; c'est à lui, cependant, que la tradition attribue l'invention de la poudre. Christophe Colomb s'embarqua pour découvrir la route des Indes et découvrit l'Amérique. Peut-on, pour autant, prétendre que l'action de l'un et de l'autre ne relève pas des mêmes catégories que la nôtre ? On n'a jamais nié le fait que l'action humaine n'arrive pas toujours aux buts qu'elle s'était proposé d'atteindre ; il arrive cependant que, manquant ces buts, elle en atteigne parfois d'autres qui lui auraient paru désirables si elle en avait eu connaissance.

L'agriculture de la préhistoire cherchait par des actions religieuses de caractère symbolique à augmenter le produit du sol : cette attitude traduisait les notions « technologiques » de l'époque. L'agriculture actuelle emploie des méthodes différentes : ces méthodes traduisent les notions « technologiques » qui sont celles de notre époque. Si quelqu'un éprouve des doutes quant à la validité de ces méthodes, il est en droit d'essayer d'en faire ressortir les erreurs, de remplacer une théorie erronée par une autre plus efficace. Mais s'il n'est pas en état de le faire, il n'est pas non plus fondé à attaquer l'attitude de ceux qui consacrent leur action à la propagation de ces connaissances modernes en matière d'agriculture. Il est vain de s'attarder à constater que « le rationalisme à courte vue du XIXe siècle » « a considéré comme superstition pure et simple les actions et les œuvres exigées par un antique rituel, et a visé à en faire disparaître l'usage par une propagande hostile du niveau de l'école primaire » 25

. A parcourir les longues listes de pratiques choquantes pour notre sens qu'établissent avec une érudition étonnante les écrits d'Eduard Hahn, on aura quelque peine à trouver une seule de ces pratiques dont la disparition soit à regretter 26

. A quoi bon conserver les rites et attitudes d'une technique dont l'inefficacité n'est un secret pour personne ?

On ne peut, dans l'action humaine, distinguer que deux formes fondamentales nettement différentes l'une de l'autre : le comportement inconscient, la réaction végétative, et le comportement conscient, l'action. Mais toute action est pour la pensée nécessairement liée aux catégories que développe la théorie a priori de l'action humaine. Les buts varient, les notions technologiques se transforment, mais l'action demeure l'action. Toute action cherche les moyens de réaliser une fin et est en ce sens toujours rationnelle, dirigée toujours vers l'utile — en un mot : humaine.

4. Sociologie des tendances et béhaviorisme

Si l'on repousse les méthodes de l'économie politique moderne, si l'on renonce à concevoir de façon formelle l'action humaine dans son ensemble sous le point de vue « eudémoniste » (d'après lequel toute action, sans exception, vise à une augmentation de bien-être, chaque individu se faisant bien entendu de ce bien-être sa conception propre), il ne reste plus à choisir qu'entre la méthode de la sociologie des tendances et le béhaviorisme.

La sociologie des tendances cherche à éviter le problème en subordonnant tout désir à une tendance qui doit « expliquer » l'action : c'est la méthode qui explique l'action de l'opium par la « virtus dormitiva. » Le béhaviorisme renonce à toute tentative d'explication et se contente d'enregistrer les actions isolées. L'un et l'autre, le béhaviorisme « grossièrement matérialiste » et la sociologie « idéaliste » des tendances ne pourraient, s'ils demeuraient conséquents avec eux-mêmes, rassembler sous une même notion deux actions qui ne soient pas absolument identiques. Car le principe au nom duquel ils rassemblent le goût du pain ou le goût des pommes de terre sous la notion d'un instinct de nutrition, ou l'acte de consommer du pain ou des pommes de terre sous la notion de « manger, » devrait les amener à opérer des synthèses plus vastes jusqu'à la synthèse universelle que nous appelons « satisfaction des besoins » ou « augmentation du bien-être. » Pour l'un et l'autre, le problème du conflit de différents vœux, désirs ou velléités susceptibles d'être réalisés par des moyens limités seulement, demeure un problème insoluble.

Qu'il nous suffise d'opposer la pauvreté et l'insuffisance des résultats qu'il nous proposent à la variété et à la richesse des connaissances que nous devons, dès aujourd'hui, à l'économie politique et à la sociologie.



Notes

1. Vierkandt, Gesellschaftslehre, 2e édition, Stuttgart, 1928, p. 23.

2. Ibid.

3. Op, cit., p. 37.

4. Kölner Vierteljahrscheften für Soziologie, tome III, 1923, p. 179.

5. Vierkandt, op. cit., p. 61,

6. Feuerbach, Sämtliche Werke (republié par Bolin et Jodl, Stuttgart, 1907), tome X, p. 231. « Le bonheur, dit Feuerbach (ibid.), n'est « rien d'autre que la condition saine et normale d'un être. »

7. Vierkandt, op. cit., p. 48.

8. Vierkandt, op. cit., pp. 31 sqq.

9. Vierkandt, op. cit., p. 47.

10. Vierkandt, op. cit., p. 60.

11. Vierkandt, op. cit., p. 41.

12. Vierkandt, op. cit., p. 63.

13. Cf. également l'article de Vierkandt « Kultur des 19. Jahrhunderts und Gegenwart, » Handwörterbuch der Soziologie, pp. 141 sqq.

14. Cf. Myrdal, Das politische Element in der nationaleökonomischen Doctrinbildung, traduit par Mackenroth, Berlin, 1932, pp. 299 sqq.

15. Cf. Myrdal, op.cit., p. 299.

16. Cf. Myrdal, op.cit., p. 300.

17. Cf. Böhm-Bawerk, Kapital und Kapitalzins, 4e édition, Iéna, 1921, section II, volume I, p. 236, note.

18. Cf. Hahn, Die Entstehung der Pflugkultur, Heidelberg, 1900, pp. 40 sqq, 105 sqq., 139 sqq, 152 sqq et Frobenius, Paideuma, Umrisse einer Kultur und Seelenlehre, Munich, 1921, pp. 72 sqq.

19. Cf. Hahn, Die Entstehung der wirtschaftlichen Arbeit, Heidelberg, 1908, pp. 102 sqq.

20. Cf. Hahn, Die Entstehung der Pflughultur, p. 63

21. Op. cit., p. 83.

22. Op. cit., p. 86.

23. Op. cit., pp. 117 sqq.

24. Cf. Frobenius, Paideuma, pp. 70 sqq.

25. Cf. Hahn, Die Entstehung der Pflugkultur, p. 87.

26. Quelques exemples caractéristiques, empruntés à l'une de ces listes (Die Entstehung der Pflugkultur, pp. 118 sqq) : prostitution sacrée ; scènes d'obscénités à l'occasion de fêtes agraires, chez les femmes surtout ; cantiques obscènes à Bautzen, par les femmes de la meilleure société ; course, autour des champs de lin, de sarcleuses nues, dans le pays de Wende, jusque 1887 encore.


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