par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Cet essai fut présentée lors d'une conférence devant un groupe à Paris de 1938 et à nouveau devant le New York City Economics Club en 1945.
Les économistes de la monnaie avaient réussi au XVIe et XVIIe siècles à faire disparaître les sophismes populaires concernant une prétendue stabilité de la monnaie. La vieille erreur disparut mais une nouvelle apparut : le mirage de la neutralité de la monnaie.
Bien entendu, les économistes classiques firent de leur mieux pour démolir ces erreurs. David Hume, le fondateur de l'économie politique britannique et John Stuart Mill, le dernier de la lignée des économistes classiques, ont tous deux traité du problème d'une façon magistrale. Et nous ne devons pas non plus oublier Cairnes, qui ouvrit dans son essai sur le cours de la dépréciation la voie à une analyse réaliste du problème en jeu. 1
Malgré ces premiers pas dans la direction d'une compréhension correcte, les économistes modernes ont incorporé le sophisme de la monnaie neutre dans leur système de pensée.
Le raisonnement de l'économie moderne de l'utilité marginale part de l'hypothèse d'une situation de troc pur. Le mécanisme de l'échange des biens et des transactions du marché est étudié en supposant que seul l'échange direct a cours. Les économistes décrivent une entité purement hypothétique, un marché sans échange indirect, sans moyen d'échange, sans monnaie. Il n'y a pas de doute que cette méthode est la seule possible, que l'élimination de la monnaie est nécessaire et que nous ne pouvons pas nous passer du concept d'un marché ne connaissant que l'échange direct. Mais nous devons comprendre qu'il ne s'agit là que d'un concept hypothétique n'ayant aucune contrepartie dans la réalité. Le marché réel est nécessairement un marché d'échanges indirects et de transactions monétaires.
C'est de cette hypothèse d'un marché sans monnaie que découle l'idée fallacieuse d'une monnaie neutre. Les économistes aimaient tant l'outil qu'offrait ce concept hypothétique qu'ils surestimèrent la portée de son applicabilité. Ils commencèrent à croire que tous les problèmes de la catallaxie pouvaient être analysés au moyen de ce concept fictif. Conformément à cette idée, ils considérèrent que la tâche principale de l'analyse économique était d'étudier l'échange direct. Après cela, tout ce qu'il restait à faire était d'introduire les valeurs monétaires dans les formules obtenues. Mais cela ne constituait, à leurs yeux, qu'un travail d'importance secondaire parce qu'ils étaient convaincus que l'introduction des valeurs monétaires ne modifiait pas le fonctionnement fondamental du mécanisme qu'ils avaient décrit. Le fonctionnement du mécanisme marchand exposé par le concept du troc pur n'était pas affecté par les facteurs monétaires.
Bien sûr, les économistes savaient que le rapport d'échange entre la monnaie et les biens était soumis à des variations. Mais ils croyaient — et c'est là l'essence du sophisme de la neutralité de la monnaie — que ces changements du pouvoir d'achat apparaissaient simultanément sur tout le marché et qu'ils touchaient tous les biens dans la même proportion. L'expression la plus frappante de ce point de vue se trouve dans l'usage métaphorique actuel du terme « niveau » à propos des prix. Les changements de l'offre et de la demande de monnaie — toutes choses égales par ailleurs — feraient monter ou baisser tous les prix et salaires en même temps. Le pouvoir d'achat de l'unité monétaire changerait, mais les rapports entre les prix des biens individuels resteraient les mêmes.
Bien entendu, les économistes ont développé depuis plus de cent ans la méthode des indices afin de mesurer les changements du pouvoir d'achat dans un monde où les rapports entre les prix des biens individuels évoluent constamment. Mais, ce faisant, ils n'abandonnaient pas l'hypothèse que les conséquences d'un changement de l'offre ou de la demande de monnaie étaient une modification proportionnelle et simultanée de tous les prix. La méthode des indices était destinée à leur fournir un moyen de distinguer entre les conséquences des changements de prix ayant leur origine du côté de la demande ou de l'offre des biens individuels de ceux ayant une origine du côté de la demande ou de l'offre de monnaie.
L'hypothèse erronée d'une neutralité de la monnaie est à la base de toutes les tentatives visant à établir la formule qualifiée d'équation des échanges. En utilisant une telle équation, l'économiste mathématicien suppose que quelque chose — l'un des termes de l'équation — change et que des changements correspondant des autres termes doivent nécessairement s'ensuivre. Ces termes de l'équation ne correspondent pas à des aspects de l'économie des individus mais à des aspects de la totalité du système économique et les changements ne concernent par conséquent pas les individus mais l'ensemble du système économique, la Volkswirtschaft en tant que tout. Ce faisant, les économistes appliquent par mégarde au traitement des problèmes monétaires une méthode radicalement différente de la méthode catallactique moderne. Ils reviennent à cette ancienne méthode d'analyse qui voua à l'échec tout le travail des anciens économistes. En ces temps anciens les philosophes s'occupaient dans leurs spéculations de concepts universels, comme l'humanité ou d'autres notions génériques. Ils se demandaient : Quelle est la valeur de l'or ou du fer, c'est-à-dire la valeur en général, valable pour tous les temps et pour tous les peuples, et pour l'or ou le fer en général, pour tout l'or ou le fer disponible ou non encore extrait. Ils ne pouvaient pas réussir de cette façon : ils découvrirent uniquement de prétendus paradoxes qu'ils ne purent pas résoudre.
Tous les succès de la théorie économique moderne ont été attribués au fait que nous avons appris à procéder différemment. Nous comprenons que les individus agissant sur le marché ne se trouvent jamais devant le choix entre tout l'or existant et tout le fer existant. Ils n'ont pas à décider lequel de l'or ou du fer est le plus utile à l'humanité dans son ensemble, mais doivent choisir entre deux quantités limitées qu'ils ne peuvent pas avoir ensemble. Ils déterminent laquelle de ces deux possibilités est la plus favorable pour eux dans les conditions et à l'instant où ils prennent leur décision. Ces actes de choix accomplis par des individus confrontés à une alternative sont les causes ultimes des rapports d'échange qui ont cours sur le marché. Nous devons diriger notre attention vers ces actes de choix et ne pas nous intéresser du tout à la question métaphysique et purement théorique, voire vaine, de savoir quel bien en général apparaîtrait le plus utile aux yeux d'une intelligence surhumaine observant notre condition terrestre d'un point de vue transcendantal.
Les problèmes monétaires sont des problèmes économiques et doivent être traités de la même façon que tous les autres. L'économiste de la monnaie ne doit pas étudier des entités universelles comme un volume du commerce correspondant au volume total des échanges commerciaux ou comme une quantité de monnaie correspondant à toute la monnaie en circulation dans l'ensemble du système économique. Il peut encore moins faire usage de la nébuleuse métaphore de la « vitesse de circulation ». Il doit se rendre compte que la demande de monnaie provient des préférences des individus dans une société de marché. Comme tout le monde souhaite avoir une certaine quantité de liquide, parfois plus parfois moins, il y a une demande de monnaie. La monnaie n'est jamais simplement présente dans le système économique, dans la Volkswirtschaft : elle n'est jamais simplement en circulation. Toute monnaie disponible figure toujours dans les encaisses de quelqu'un. Chaque pièce peut un jour — parfois plus fréquemment, parfois plus rarement — passer des encaisses de quelqu'un vers celles d'un autre. Les décisions des individus vis-à-vis du montant de leurs encaisses liquides constituent le facteur ultime de la formation du pouvoir d'achat.
Les changements de la quantité de monnaie et de la demande de monnaie destinée à augmenter ses encaisses ne se produisent pas dans la totalité du système économique s'ils ne se produisent pas dans les foyers individuels. Ces changements ne se produisent jamais dans les foyers individuels au même moment et dans la même proportion pour tous les individus, et ils n'agissent donc jamais sur les jugements de valeur au même instant et dans la même mesure. C'est précisément le mérite de Hume et de Mill que d'avoir essayé de construire un exemple hypothétique où les changements de l'offre de monnaie pourraient affecter tous les individus de manière à ce que les prix de tous les biens augmentent ou baissent au même moment et dans la même proportion. L'échec de leur tentatives a offert une preuve négative et l'économie moderne a ajouté une preuve positive du fait que les prix des différents biens ne sont pas touchés au même instant et dans la même mesure. La formule simplifiée de l'ancienne théorie quantitative ainsi que celle des économistes mathématiciens contemporains d'après lesquels les prix, c'est-à-dire tous les prix, montent ou baissent proportionnellement à l'augmentation ou à la réduction de la quantité de monnaie sont réfutées.
Pour simplifier et abréger notre analyse, étudions uniquement le cas de l'inflation. La quantité de monnaie supplémentaire ne vient pas se mettre initialement dans les poches de tous les individus : ceux qui en bénéficient en premier ne reçoivent pas tous le même montant et tous les individus ne réagissent pas de la même façon face à la même quantité supplémentaire de monnaie. Les premiers à en bénéficier — les propriétaires de mines dans le cas de l'or, le Trésor dans le cas du papier-monnaie gouvernemental — disposent dès lors d'encaisses plus élevées et sont en position d'offrir davantage de monnaie sur le marché pour se procurer les biens et les services qu'ils désirent acheter. Le montant additionnel de monnaie qu'ils offrent sur le marché fait monter les prix et les salaires. Mais tous les prix et salaires n'augmentent pas, et ceux qui augmentent ne le font pas tous dans la même proportion. Si la monnaie supplémentaire est dépensée pour des buts militaires, seuls les prix de certains biens et seuls les salaires de certains types de travail augmentent, les autres restant inchangés ou connaissant même une baisse temporaire. Ils peuvent baisser parce qu'il existe alors sur le marché certaines personnes dont le revenu n'a pas monté mais qui sont néanmoins obligées de payer davantage pour certains biens, à savoir ceux que demandent les premiers bénéficiaires de l'inflation. Ainsi, les changements de prix qui résultent de l'inflation ne concernent initialement que certains biens et services, puis se diffusent plus ou moins lentement d'un groupe vers les autres. Il faut du temps avant que la quantité additionnelle de monnaie n'épuise toutes ses potentialités de changements de prix. Mais même à la fin les différents articles ne sont pas touchés dans la même mesure. Le processus de dépréciation progressive a modifié le revenu et la richesse des différents groupes sociaux. Tant que cette dépréciation se poursuit, tant que la quantité supplémentaire de monnaie n'a pas épuisé toutes ses potentialités d'influence sur les prix, tant qu'il reste encore des prix n'ayant pas du tout changé ou n'ayant pas changé autant qu'ils le feront, il se trouvera dans la communauté certains groupes favorisés et d'autres désavantagés. Ceux qui vendent les biens ou les services dont les prix sont les premiers à monter sont en mesure de vendre à de nouveaux prix plus élevés tout en achetant ce qu'ils veulent aux anciens prix encore inchangés. Inversement, ceux qui vendent des biens ou des services dont les prix demeurent inchangés pendant un certain temps vendent aux anciens prix tout en devant déjà acheter aux nouveaux prix plus élevés. Les premiers réalisent un bénéfice particulier, ce sont les profiteurs, les seconds perdent de l'argent, ce sont les perdants dont les poches fournissent les gains supplémentaires que perçoivent les profiteurs. Tant que l'inflation est en cours, il y a un transfert perpétuel des revenus et des richesses de certains groupes sociaux vers d'autres. Quand toutes les conséquences de l'inflation sur les prix sont terminées, un transfert de richesse entre les groupes sociaux s'est produit. Il en résulte qu'il y a dans le système économique une nouvelle dispersion de la richesse et des revenus et que dans ce nouvel ordre social les besoins des individus sont satisfaits à des niveaux relatifs différents de ceux qui prévalaient auparavant. Dans ce nouvel ordre, les prix ne peuvent pas être un simple multiple des prix précédents.
Les conséquences sociales d'un changement du pouvoir d'achat de la monnaie sont de double : premièrement, comme la monnaie est le moyen permettant d'effectuer des paiements différés, les relations entre les créanciers et les débiteurs sont modifiées. Deuxièmement, comme les changements du pouvoir d'achat n'affectent pas tous les prix et salaires au même moment et dans la même mesure, il y a un transfert de richesse et de revenu entre les différents groupes sociaux. L'une des erreurs de toutes les propositions de stabilisation du pouvoir d'achat fut de ne pas prendre en compte cette deuxième conséquence. Nous pourrions dire que la théorie économique en général n'a pas accordé assez d'attention à cette question. Dans la mesure où elle l'a fait, elle s'est principalement concentrée sur la seule réaction d'un changement du taux de change de la devise du pays. Mais ce n'est là qu'une application particulière d'un problème qui a une bien plus grande portée.
Ce qui est fondamental pour la théorie économique est qu'il n'y a pas de relation constante entre les changements de la quantité de monnaie et les prix. Les changements de la quantité de monnaie affectent les prix et les salaires individuels de manière différente. L'utilisation métaphorique de l'expression « niveau des prix » est trompeuse.
L'avis contraire et erroné se basait sur une considération qui peut être représentée ainsi : imaginons deux systèmes absolument indépendants A et B en équilibre statique. Tous les deux sont identiques sur tous les points, sauf qu'à la quantité totale de monnaie (M) dans A et à toute encaisse individuelle (m) dans A correspondent dans B une quantité totale M×n et une encaisse individuelle m×n. Avec ces hypothèses tous les prix et salaires dans B sont bien sûr n fois ceux de A. Mais il en est exactement ainsi parce qu'il s'agit de nos hypothèses. Personne ne peut toutefois imaginer une méthode qui permettrait de transformer le système A en système B. Il est bien entendu inacceptable d'utiliser l'équilibre statique si nous voulons étudier un problème dynamique.
En mettant de côté tout scrupule quant à l'usage des termes dynamique et statique, je voudrais dire ceci : la monnaie est nécessairement un agent dynamique et ce fut une erreur d'analyser les problèmes monétaires de manière statique.
Il n'y a bien entendu plus de place pour la monnaie dans un concept d'équilibre statique. En élaborant le concept d'une société statique nous supposons qu'aucun changement ne se produit. Tout se passe de la même manière qu'auparavant. Aujourd'hui est identique à hier et demain sera comme aujourd'hui. Mais dans ces circonstances personne n'a besoin d'encaisses monétaires. Les encaisses liquides ne sont nécessaires que lorsque l'individu ne connaît pas la situation à laquelle il sera confronté dans un avenir incertain. Si tout un chacun savait quand et ce qu'il devra acheter, il n'aurait pas besoin de liquidités privées et pourrait confier tout son argent à une banque centrale sous forme de dépôts à terme, les échéances correspondant aux dates et aux montants nécessaires pour ses paiements futurs. Comme tout le monde agirait pareillement, la banque centrale n'aurait pas besoin de réserves pour répondre à ses obligations. Bien sûr, le montant total qu'elle devrait payer aux acheteurs contrebalancerait tous les jours exactement ce qu'elle recevrait en dépôt des vendeurs. Si nous supposons qu'il a existé un jour, dans ce monde d'équilibre statique et avant que cet équilibre ne soit atteint, une unique monnaie métallique, disons de l'or, nous devons supposer qu'en se rapprochant progressivement des conditions d'équilibre les citoyens ont de plus en plus mis leur or en dépôt et que la banque, qui n'en avait pas l'usage, l'a vendu aux bijoutiers et à d'autres en vue d'une consommation industrielle. Avec l'avènement de l'équilibre il n'y a plus de monnaie métallique, il n'y a en fait plus de monnaie du tout mais un système de compensation, sans substance et sans importance, qui ne peut pas être considéré comme de la monnaie au sens usuel du terme. Il s'agit plutôt d'un système comptable irréalisable et même inimaginable, d'un numéraire tel certains économistes pensent que la monnaie idéale devrait être. Si l'on peut appeler cela de la monnaie, ce serait alors une monnaie neutre. Mais nous ne devrions jamais oublier que l'état d'équilibre est purement hypothétique, que ce concept n'est rien d'autre qu'un outil pour nous aider dans notre travail intellectuel. Incapables de faire des expériences, les sciences sociales doivent forger ce genre d'outils. Mais nous devons être très prudents en les utilisant. Nous devons être conscients que l'état d'équilibre statique ne peut jamais être obtenu dans la vie réelle. Encore plus important est le fait que dans cet état hypothétique l'individu ne fait pas de véritables choix, n'agit pas et n'a pas à trancher entre des possibilités incompatibles. La vie dans cet état hypothétique est donc privée de son élément essentiel. En construisant cet état hypothétique nous voulons seulement comprendre les raisons de l'action, qui sous-entendent toujours un changement, en imaginant des conditions où aucune action n'a lieu. Mais un monde sans changement serait un monde mort. Nous n'avons pas à traiter de la mort, mais de la vie, de l'action et du changement. Dans un monde vivant il n'y a pas de place pour la neutralité de la monnaie.
La monnaie, bien entendu, est un facteur dynamique et en tant que tel ne peut pas être étudiée dans les conditions de l'équilibre statique.
Laissez-moi souligner brièvement certaines conclusions majeures déduites d'une réflexion sur la non-neutralité de la monnaie.
Nous devons tout d'abord comprendre que l'abandon du concept fallacieux d'une monnaie neutre détruit le dernier bastion des avocats de l'économie quantitative. Pendant très longtemps d'éminents économistes ont cru qu'il serait un jour possible de remplacer l'économie qualitative par une économie quantitative. Ce qui rend vains de tels espoirs est le fait que nous ne disposons en économie quantitative d'aucun rapport constant entre les grandeurs. Ce que l'économiste constate quand il étudie les relations entre la demande et les prix n'est pas comparable au travail du spécialiste des sciences de la nature qui détermine par le biais d'expériences dans son laboratoire des relations constantes, par exemple la masse de certaines substances. Ce que l'économiste trouve n'a qu'une valeur historique : il est historien dans ses études statistiques, pas expérimentateur. Les travaux du regretté Henry Schultz 2 constituait de l'histoire économique et nous apprenons de ses recherches ce qui s'est passé pour certains biens dans une période délimitée du passé des États-Unis et du Canada. Ils ne nous disent rien sur ce qui s'est passé ailleurs ou à une autre période pour les mêmes biens, ni sur ce qu'il leur arrivera dans le futur.
Mais il persiste encore la croyance qu'il en irait différemment pour la monnaie. Je peux citer par exemple le livre du professeur Fisher sur le pouvoir d'achat de la monnaie [Purchasing Power of Money], qui se fonde sur l'hypothèse que le pouvoir d'achat de l'unité monétaire change en proportion inverse de la quantité de monnaie. 3 Je pense que cette hypothèse est arbitraire et erronée.
La deuxième conclusion que nous devons tirer est la futilité de tous les efforts visant à rendre le pouvoir d'achat de la monnaie stable. Expliquer les avantages d'une politique monétaire saine et les inconvénients de l'inflation et de la déflation sortirait du cadre de ma courte allocution. Mais nous ne devons pas confondre le concept politique d'une monnaie saine avec le concept théorique d'une monnaie stable. Je ne souhaite pas discuter des contradictions internes de ce concept de stabilité. Du point de vue qui nous occupe il est plus important de souligner que toutes les propositions de stabilisation, en plus des autres défauts, sont basées sur l'idée de la neutralité de la monnaie. Toutes suggèrent de défaire les changements de pouvoir d'achat ayant déjà eu lieu : s'il y a eu une inflation elles souhaitent une déflation de la même ampleur et vice versa. Elles ne comprennent pas que par ce procédé elles ne supprimeraient pas les conséquences du premier changement mais ajouterait simplement les conséquences sociales d'un changement supplémentaire. Si un homme a été blessé en se faisant écraser par une automobile, le remède n'est pas de laisser la voiture lui rouler dessus en marche arrière.
La popularité de tous les projets de stabilisation nous invite à faire une réflexion philosophique. Une des faiblesses générales de l'esprit humain consiste à considérer l'état de repos et l'absence de changement comme plus parfait que l'état de mouvement. L'absolu, ce vieux fantôme de la spéculation philosophique malavisée, est encore en nous : son nom moderne est « stabilité ». Mais la stabilité, c'est-à-dire l'absence de changement, est, nous devons le répéter, absence de toute vie.
La troisième conclusion que nous pouvons tirer est l'inutilité de la distinction entre statique et dynamique et entre économie à court et à long terme. La manière dont nous devons étudier les changements monétaires nous offre la meilleure preuve que toute idée économique correcte doit être dynamique et que les concepts statiques ne sont qu'instrumentaux. Et en même temps nous devons nous rendre compte que toute bonne théorisation économique est une progression graduelle des effets à court terme vers les effets à long terme.
Mais le point le plus important de la théorie du dynamisme de la monnaie tient dans son utilisation en vue du développement de la théorie monétaire du cycle économique. L'ancienne théorie britannique de la circulation était déjà, dans un sens restreint, une explication monétaire du cycle. Elle étudiait les conséquences d'une expansion du crédit à partir de la seule hypothèse qu'il y avait augmentation des crédits dans un pays pendant que les choses restaient inchangées dans le reste du monde. Cela semblait suffisant pour expliquer le cycle économique en Grande-Bretagne dans la première moitié du XIXe siècle. Mais l'explication d'une fuite vers l'extérieur ne nous donne pas de réponse à la question de savoir ce qui se pourrait se passer dans un pays totalement isolé ou dans le cas d'une expansion simultanée du crédit dans le monde entier. Or seule la réponse à cette seconde question pourrait être considérée comme satisfaisante dans les conditions régnant au XXe siècle. Seule la réponse à cette seconde question est importante, si nous devons juger des propositions d'élimination des changements cycliques, que ce soit par une réduction des relations internationales de l'économie nationale ou par une expansion internationale du crédit comme le permettent les accords de Bretton Woods 4. La gloire de la théorie monétaire du cycle économique est de nous fournir une réponse satisfaisante à ces graves problèmes ainsi qu'à certains autres.
Je ne souhaite pas vous réclamer davantage de votre temps et voudrais seulement ajouter quelques remarques sur le traitement du problème par certains jeunes économistes. Je ne suis pas moi-même responsable du terme de « monnaie neutre ». J'ai développé une théorie des modifications du pouvoir d'achat et de ses conséquences sociales. J'ai démontré que la monnaie se comporte comme un agent dynamique et que l'hypothèse de changements du pouvoir d'achat inversement proportionnels aux changements dans la relation entre l'offre et la demande de monnaie est erronée. Le terme de « monnaie neutre » a été imaginé par des auteurs plus récents 5. Je ne souhaite pas étudier la question de savoir s'il s'est agi d'un choix heureux. Mais en tous les cas je tiens à protester contre la croyance que le but de la politique monétaire serait de rendre la monnaie neutre et qu'il serait du devoir des économistes de déterminer une méthode pour y parvenir. Je veux souligner que dans un monde vivant et changeant, dans un monde d'action, il n'y a pas de place pour une monnaie neutre. La monnaie est non neutre ou elle n'existe pas.
Notes
1. David Hume, « On Money » dans Writings on Economics, Eugene Rotwein, ed. (University of Wisconsin Press, Madison, 1970), pp. 33-46 ; John Stuart Mill, Principles of Political Economy, Sir William Ashley, ed. (1909), livre 3, chapitre 8 ; John E. Cairnes, Essays in Political Economy (London: MacMillan, 1873), pp. 1-65. Note de l'édition américaine.
2. Dans son traité Theory and Measurement of Demand (Chicago : University of Chicago Press, 1938) il établit sa théorie des cycles des récoltes. Note de l'édition américaine.
3. Irving Fisher, The Purchasing Power of Money, deuxième édition (New York : Macmillan, 1920), p. 157: « Il n'est pas possible d'échapper à la conclusion qu'un changement de la quantité de monnaie (M0) doit normalement entraîner un changement proportionnel du niveau des prix. » Note de l'édition américaine.
4. Les accords de Bretton Woods de 1945 mirent en place un étalon-or international qui définissait la valeur du dollar à 1/35ème d'une once d'or. Note de l'édition américaine.
5. F.A. Hayek, Prices and Production, deuxième édition (New York : Augustus M. Kelley, 1935), pp. 31 et 129-131. Note de l'édition américaine.