Monnaie, méthode et marché

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

4. La place de la monnaie parmi les biens économiques

 

Publié pour la première fois dans Die Wirtschaftstheorie der Gegenwart tome 2,
édité par Hans Mayer, Frank A. Fetter et Richard Reisch. (Vienne : Julius Springer, 1932).

Karl Knies recommandait de remplacer la traditionnelle division des biens économiques en biens de consommation et en biens de production par une division tripartite : biens de production, biens de consommation et moyens d'échange 1. Les questions de terminologie de ce type ne devraient toutefois être tranchées que sur la base de leur utilité à favoriser le travail scientifique : les définitions, les concepts et la taxonomie des phénomènes doivent prouver leur utilité au travers des résultats de la recherche qui en fait usage. Lorsque l'on applique ces critères à la classification et à la terminologie suggérées par Knies, il apparaît qu'elles sont extrêmement appropriées. Il n'y a en réalité pas de théorie de la catallaxie 2 qui ne les utilise pas. La théorie de la valeur de la monnaie fait toujours l'objet d'un traitement spécial et distinct quand il s'agit d'expliquer la formation des prix des biens de production comme ceux des biens de consommation, bien qu'elle fasse à l'évidence partie d'une théorie unifiée de la valeur et des prix. Même si nous n'utilisons pas consciemment la terminologie et la classification de Knies, dans toutes les discussions importantes nous faisons comme si nous les avions totalement adoptées.

Il faut cependant également noter que le rôle particulier de la monnaie au sein des biens économiques a été plutôt surévalué. Les problèmes de la détermination du pouvoir d'achat de la monnaie ont été la plupart du temps traités comme s'ils n'avaient rien ou très peu à voir avec les problèmes de l'échange non monétaire. Ceci a donné un statut particulier à la théorie monétaire et a même nuit au développement de la compréhension économique. Aujourd'hui encore, nous rencontrons sans arrêt des tentatives visant à défendre certaines spécificités injustifiées de la théorie monétaire.

La remarque souvent citée de Roscher : « Les mauvaises définitions de la monnaie peuvent être divisées en deux groupes principaux. Celles qui pensent que la monnaie vaut plus que le bien le plus vendable et celles qui pensent qu'elle vaut moins » 3 ne s'applique pas seulement à la question de la définition de la monnaie. Même chez ceux qui considèrent que la théorie de la monnaie fait partie de la catallaxie, certains vont trop loin en soulignant sa place particulière. Cette branche de notre science offre plein de difficultés et il n'est pas nécessaire de construire des problèmes artificiels : les vrais problèmes proposent un défi suffisant.

I. Les services monétaire et la valeur de la monnaie

Il est clair que la conception naïve du profane qui pense que les choses ont de la valeur en elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elles ont une valeur intrinsèque, conduit nécessairement à tracer la frontière entre la monnaie et les substituts de monnaie autrement qu'on ne le ferait en considérant que la valeur d'une chose découle de son utilité. Ceux qui conçoivent la valeur comme la résultante des propriétés inhérentes aux choses doivent nécessairement établir une distinction entre la monnaie ayant une valeur physique et des moyens d'échange offrant des services monétaires mais n'ayant pas de valeur matérielle. Cette approche conduit inévitablement à opposer la monnaie normale à la monnaie anormale, la mauvaise monnaie, qui, en réalité, ne serait pas de la monnaie du tout.

Aujourd'hui, il n'est pas nécessaire de parler de cette théorie. Pour la théorie subjectiviste moderne de la valeur, la question a été tranchée depuis longtemps. Personne ne défendrait plus ouvertement un concept selon lequel la totalité ou une partie de la théorie de la valeur et des prix serait basée sur une valeur d'échange intrinsèque, c'est-à-dire indépendante des jugements de valeur des agents. Une fois cela admis, on a déjà adopté le principe fondamental de la théorie subjectiviste de la valeur, c'est-à-dire de la théorie de l'utilité marginale.

Pour les économistes pré-scientifiques — les prédécesseurs des Physiocrates et des économistes classiques — c'était un important problème que d'intégrer la théorie de la valeur de la monnaie et celle de la valeur des autres biens. Victime d'un préjugé grossièrement matérialiste, ils voyaient la source de la valeur dans l'utilité « objective » des biens. De ce point de vue, il est évident que le pain, qui peut encore nourrir, et les vêtements, qui peuvent protéger du froid, auront de la valeur. Mais d'où la monnaie tire-t-elle sa valeur, elle qui ne peut nourrir ou tenir au chaud personne ? Certains répondaient que sa valeur provenait d'une « convention » et d'autres affirmaient que la valeur de la monnaie était « imaginaire ».

L'erreur ce cette analyse fut rapidement découverte. John Law l'a expliquée très succinctement. Si toute la valeur découle de l'utilité, il doit alors être vraie que le choix des métaux précieux comme moyens d'échange doit leur donner de la valeur. Si l'on souhaite qualifier d'imaginaire la valeur du métal utilisé comme monnaie, dans la mesure où elle découle de ses services monétaires, il faut considérer toute valeur comme imaginaire :

Car aucune chose n'a de valeur que par l'usage auquel on l'applique, et à raison des demandes qu'on en fait, proportionnellement à sa quantité. 4

Avec ces mots Law anticipait la théorie subjectiviste de la valeur : il ne faut pas lui nier la place qu'il mérite dans l'histoire de notre science. L'importance de ses réalisations n'est pas diminué par son incapacité à développer toutes les implications de son idée fondamentale, ni par le fait qu'il s'égara dans l'impénétrable forêt de l'erreur et peut-être même de la faute.

Les chercheurs qui vinrent après lui furent également incapables de faire plein usage du contenu de l'idée fondamentale et clairement développée par Law. Nous rencontrons encore des malentendus concernant trois aspects.

Premièrement, certains auteurs nient catégoriquement que le service fourni par la monnaie puisse générer de la valeur. Ils n'expliquent malheureusement pas pourquoi les services monétaires devraient être différents des services offerts par la nourriture ou les vêtements. La difficulté posée par le « papier-monnaie » est contournée en considérant ce « papier-monnaie » comme un titre sur une monnaie métallique authentique, c'est-à-dire sur une monnaie ayant une valeur « matérielle ». Les fluctuation du taux de change du « papier-monnaie » sont expliquées par des changements concernant la probabilité de remboursement en espèces. En raison du développement de la théorie monétaire des dernières décennies, je considère qu'il est superflu de s'opposer à cette théorie. J'ai essayé de donner une réfutation empirique et n'ai pas rencontré d'opposition à la hauteur 5.

D'une certaine façon, la deuxième erreur est liée à la première : elle nie la possibilité qu'il y ait une monnaie dont la « substance » ne produise que des services monétaires et rien d'autre. On s'accorde en général pour dire que les services monétaires peuvent créer de la valeur, comme tout autre service, en général. Nous devons exprimer sans réserves notre accord avec Knies quand il affirme que « l'or et l'argent auraient été tout aussi peu propices que les autres biens à accomplir le rôle de monnaie s'ils n'avaient pas servi auparavant — avant d'être adoptés pour leurs services monétaires — de biens économiques satisfaisant des besoins humains, un besoin économique « général », un besoin largement ressenti et persistant. » 6 Mais Knies fait erreur quand il ajoute « il ne suffit pas que cet usage initial des métaux précieux ait précédé leur usage pour services monétaires : il faut que cet usage continue pour que les pièces de métaux précieux ne perdent pas leur utilité monétaire. [...] Si les gens cessaient d'utiliser l'or et l'argent pour satisfaire leurs désirs de bijoux ou de décoration, etc., l'autre usage des métaux précieux, celui de moyen d'échange, serait également éliminé. » 7. Knies n'a pas réussi à démontrer la validité de cette affirmation. Il n'est en aucun cas évident qu'un bien économique qui rend les services d'un moyen d'échange communément utilisé devrait perdre sa capacité à servir de monnaie pour la simple raison que son usage pour d'autres buts disparaîtrait peu à peu.

Le fait que l'adoption d'un bien comme moyen d'échange exige l'usage ou la consommation préalable de ce bien pour d'autre buts vient de ce que la demande spécifique de ses services en tant que moyen d'échange présuppose une valeur d'échange objective déjà existante. Cette valeur d'échange objective, qui se modifiera par la suite avec la demande de ce bien en tant que moyen d'échange, en plus de la demande pour son « autre » usage, se base exclusivement sur cet « autre » usage quand il commence à être utilisé comme moyen d'échange. Mais une fois qu'un bien économique est devenu monnaie, la demande spécifique de monnaie peut être reliée à une relation d'échange existant déjà sur le marché entre la monnaie et les biens, même si la demande motivée par l'autre usage du bien servant monnaie disparaît.

Ce n'est que très lentement et avec difficulté que l'esprit humain s'est libéré du mode de pensée grossièrement matérialiste qui a conduit à une résistance prolongée à l'idée que l'utilisation d'un bien comme moyen d'échange génère, comme pour tout autre usage de ce bien, une demande qui donne naissance à un prix et qui est capable de modifier ce prix. Si la capacité d'une chose à satisfaire un besoin humain, ainsi que la reconnaissance de cette capacité, sont considérées comme des préalables à l'établissement de la qualité de bien d'une chose 8, on s'approche de l'idée consistant à distinguer des biens « réels » et des biens « non réels » parmi les objets de l'action économique. Dès que l'économiste se situe sur ce terrain, il perd pied et sort involontairement du domaine de l'objectivité scientifique : il entre dans le domaine des jugements éthiques, de la morale et de la politique. Il comparera alors les choses « objectivement utiles » à celles qui ne sont qu' « imaginées être utiles ». Il étudiera si et dans quelle mesure les choses que l'on pense être utiles (et donc traitées comme telles) le sont effectivement dans un sens « objectif ». Dès qu'on en arrive là, il est tout à fait logique de se demander si l'utilité fournie par un bien satisfait un véritable besoin ou simplement un besoin fictif. Cette façon de penser peut par la suite conduire à l'idée que la valeur des métaux précieux (qui servent « uniquement » à répondre au désir de bijoux et ne satisfont aucune nécessité physiologique, au contraire de ce que font indéniablement la nourriture ou les vêtements d'un point de vue grossièrement matérialiste) est entièrement imaginaire, qu'elle résulte d'institutions sociales inappropriées et de la vanité humaine. A l'inverse, il se peut que la valeur des métaux précieux soit admise comme légitime car même le désir de bijoux est « réel » et « justifié ». L'utilité objective des métaux précieux n'est pas niée ; au contraire, la validité générale de l'exigence de services monétaires est mise en doute parce qu'il a existé autrefois une société sans monnaie et que, de toute façon, une telle société est concevable. Vouloir que la « qualité de bien » réclame une utilité « naturelle » ne se limitant pas aux exigences particulières d'un quelconque ordre social présupposé, est une hypothèse inacceptable.

Un matérialisme encore plus grossier était cependant derrière l'idée de ceux qui voulaient nier aux services monétaires leur pouvoir de création de valeur parce que la monnaie, en jouant son rôle, ne perdait pas sa capacité à servir d'autres buts ; en d'autres mots, parce que sa « substance » n'était pas consommée lorsqu'elle remplissait son rôle de monnaie.

Tous ceux qui ont nié la capacité des services monétaires à déterminer sa valeur d'échange n'avaient pas compris que la demande constitue le seul élément décisif. Le fait qu'il existe une demande de monnaie — qui est le bien le plus facile à commercialiser (le plus vendable), contre lequel les propriétaires d'autres biens sont disposés à les échanger — signifie que la fonction monétaire est capable de créer de la valeur.

II. L'offre et la demande de monnaie : La « vitesse de circulation » de la monnaie

Le plus désastreux des écarts injustifiés de la théorie monétaire par rapport à la théorie de l'échange direct fut l'incapacité à fonder l'analyse du problème fondamental de la théorie de la valeur de la monnaie sur la relation entre la quantité et la demande de monnaie de la part des unités économiques individuelles ou entre l'offre et la demande de monnaie sur le marché. Au contraire l'analyse partait de l'utilité objective de l'unité monétaire pour l'ensemble de l'économie, ce que l'on exprimait comme la vélocité de la monnaie par rapport à sa quantité et ce que l'on comparait ensuite à la somme des transactions.

La vieille tendance, reprise des Caméristes 9, de baser l'analyse des problèmes économiques de « l'économie nationale » sur la « totalité » et non sur les agents humains, semble difficile à éradiquer. Malgré tous les avertissements des économistes subjectivistes, nous continuons à observer des rechutes. L'un des moindres maux est que les jugements éthiques concernant les phénomènes sont présentés sous l'apparence de l'objectivité scientifique. Par exemple, l'activité productive (c'est-à-dire l'activité dans une communauté socialiste imaginaire dirigée par le critique) est opposée à l'activité en vue du profit (c'est-à-dire l'activité des individus dans une société basée sur la propriété privée des moyens de production). La première sera considérée comme le mode de production « juste » et la seconde comme le mode « injuste ». Plus important est le fait que si l'on pense en fonction de la totalité de l'économie d'une société, on ne pourra jamais comprendre le fonctionnement d'une société basée sur la propriété privée des moyens de production. Il est faux d'affirmer que la nécessité de la méthode collectiviste pourrait être prouvée en montrant que les actions des individus ne peuvent être comprises que dans le cadre de l'environnement de l'individu. Il en est ainsi parce que l'analyse économique ne dépend pas de la compréhension psychologique des motifs de l'action, mais uniquement d'une compréhension de l'action elle-même. Il importe peu à la catallaxie de savoir pourquoi le pain, les vêtements, les livres, les canons ou les articles religieux sont désirés sur le marché : seul compte le fait qu'une certaine demande existe. Le mécanisme du marché et, par conséquent, les lois de l'économie capitaliste ne peuvent être saisies que si l'on commence par les forces agissant sur le marché. Mais sur le marché il n'y a que des individus agissant en tant qu'acheteurs et vendeurs, on n'y trouve jamais la « totalité ». En économie théorique la totalité ne peut être comprise qu'au sens d'un collectif économique où les moyens de production seraient totalement hors de l'orbite de l'échange et ne pourraient donc pas être vendus contre de l'argent. Il n'y a alors pas de place pour une théorie des prix, ni pour une théorie de la monnaie. Cependant, si nous voulons saisir les problèmes de la valeur dans une économie collectiviste, nous ne pouvons — de manière ironique — qu'utiliser la méthode d'analyse connue sous le nom de « méthode individualiste ».

Les tentatives faites pour résoudre le problème de la valeur de la monnaie par le biais de l'économie dans son ensemble, plutôt qu'au travers des facteurs du marché, ont trouvé leur apogée dans une équation tautologique sans aucune valeur épistémologique. Seule une théorie qui montre comment les jugements de valeur subjectifs des acheteurs et des vendeurs sont influencés par les changements des différentes éléments de l'équation des échanges peut légitimement être qualifiée de théorie de la valeur de la monnaie.

Les acheteurs et les vendeurs du marché ne se soucient jamais des éléments de l'équation des échanges, parmi lesquels deux — la vitesse de circulation et le niveau des prix — ne peuvent pas être connus des participants du marché. Seule l'importance attachée par les divers agents du marché au maintien à un certain niveau de leurs encaisses monétaires d'une part, et à la possession des divers biens en question d'autre part, détermine la formation du rapport d'échange entre la monnaie et les biens.

Rattachée au concept de la vitesse de circulation de la monnaie se trouve l'image mentale que la monnaie ne deviendrait utile qu'à l'instant de la transaction, mais ne serait que « stérile » et inutile sinon. Une distinction entre monnaie active et monnaie stérile est également faite lorsque l'on parle de la thésaurisation monétaire et que l'on procède à une comparaison entre la quantité de monnaie « thésaurisée » et la quantité de monnaie qui serait nécessaire pour rendre des services monétaires : ce qui la distingue du cas précédent est la façon dont on trace la frontière entre monnaie active et monnaie stérile. Les deux distinctions doivent être écartées.

Le service que rend la monnaie ne se confine pas aux transactions. Elle ne remplit pas son rôle uniquement au moment où elle passe d'une main à une autre. Elle rend aussi des services quand elle reste dans la caisse, en qualité de bien le plus commercialisable, en anticipation de son futur usage comme moyen d'échange généralement employé. La demande de monnaie des individus, tout comme celle de la totalité de l'économie, est déterminée par le désir de conserver des liquidités et non par le volume total des transactions à effectuer durant une certaine durée 10.

Diviser la quantité de monnaie en deux parties : l'une destinée à rendre de véritables services monétaires et l'autre servant de réserve de monnaie, est une procédure arbitraire. Bien entendu aucun dégât n'en résultera si, par ailleurs, la demande de monnaie était séparée en demande de thésaurisation et en demande de véritables services monétaires. Mais une formule qui ne représente et qui ne résout qu'une partie arbitrairement définie du problème doit être rejetée si nous pouvons en fournir une autre qui traite et résout l'ensemble du problème de manière uniforme.

III. Les fluctuations de la valeur de la monnaie

L'un des plus étranges phénomènes de l'histoire de la théorie monétaire est la résistance obstinée rencontrée par la théorie quantitative. La formulation imparfaite qu'en donnèrent bon nombre de ses partisans se heurta inévitablement à une opposition, beaucoup de gens — comme, par exemple, Benjamin Anderson 11 — attribuant au concept une signification très différente de celle communément acceptée. Résultat, ce qu'ils appellent théorie quantitative, et à laquelle il s'oppose, n'est pas la théorie elle-même mais uniquement une variante de celle-ci. Ce n'est pas particulièrement étonnant. Ce qui est très surprenant est que l'on a essayé et que l'on essaie encore aujourd'hui de nier que des changements de la relation entre la quantité et la demande de monnaie modifient le pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Il n'est pas suffisant de l'expliquer par les intérêts particuliers des inflationnistes, étatistes et socialistes, des fonctionnaires et des politiciens qui subiraient des conséquences fâcheuses suite à une diffusion de la connaissance à propos de la politique monétaire. Nous n'arriverons jamais à une réponse en empruntant la voie de l'École historico-réaliste, qui (suivant l'exemple marxiste) explique toutes les idées par des idéologies. Cela n'a jamais été un problème d'expliquer pourquoi une idéologie particulière se développe et est défendue par certaines classes qui croient pouvoir en tirer un bénéfice direct (même si cet avantage direct est plus que compensé par des inconvénients indirects). Ce qu'il faut toutefois expliquer, c'est plutôt comment naissent les théories incorrectes et comment elles trouvent des partisans. Comment se fait-il que tant de monde en soit venu à supposer, sans justification, qu'une certaine politique bénéficie soit à la société tout entière, soit à de nombreux groupes au sein de cette société ?

Cependant, la théorie de la monnaie en tant que telle ne s'intéresse pas aux aspects psychologiques qui expliquent les raisons de l'impopularité de la théorie quantitative et la tendance à adopter d'autres explications à la valeur de la monnaie. Elle s'intéresse plutôt à la question suivante : quels éléments des doctrines s'opposant à la théorie quantitative pourraient-ils être utiles ? Comme il était tout aussi impossible de nier l'importance des changements de l'offre dans la formation des rapports d'échange pour le cas de l'échange indirect que pour celui de l'échange direct, on ne pouvait s'opposer à la théorie quantitative qu'en admettant sa validité en principe mais en affirmant qu'en dépit de sa validité générale un autre principe éliminait régulièrement son effet. Cette tentative fut fait par la Banking School avec sa fameuse théorie de la thésaurisation et son rejeton, la théorie de l'ajustement automatique de la circulation des substituts de monnaie à la demande de monnaie au sens large. Aujourd'hui ces deux théories ont été vaincues.

Comme c'est le cas pour tant de théories, les partisans de la théorie quantitative lui ont fait plus de tort que ses ennemis. Nous avons déjà mentionné l'insuffisance des théories basées sur le concept de vélocité de la monnaie. Il était tout aussi erroné d'interpréter la théorie quantitative comme disant que les changements de la quantité de monnaie résultaient de changements proportionnels du prix des biens. On oubliait dans ce cas que tout changement dans la relation entre l'offre et la demande de monnaie devait nécessairement entraîner une modification de la distribution des richesses et des revenus et que, par conséquent, les prix des différents biens et services ne pouvaient pas être touchés simultanément et dans la même proportion.

Nulle part l'usage de formules conçues sur le modèle de la mécanique, en lieu et place d'une attention accordée au problème de l'influence des facteurs du marché, n'a fait plus de mal que dans ce cas. Des économistes voulurent travailler avec l'équation des échanges sans noter que les changements du volume monétaire et de la demande monétaire ne peuvent survenir que d'une seule façon : au début, seuls les jugements de valeur et avec eux les actions de quelques agents économiques seront influencés, les changements du pouvoir d'achat qui en résultent ne se diffusant dans l'économie que suivant un schéma progressif. En d'autres mots le problème des changements de la valeur de la monnaie ont été traités par la méthode « statique » bien qu'il n'y ait jamais eu le moindre doute concernant le caractère dynamique du problème.

IV. Les substituts de monnaie

Le problème spécifique le plus délicat et le plus important de la théorie monétaire est celui des substituts de monnaie. Le fait que les services monétaires puissent également être rendus par des titres monétaires sûrs, remboursables sur demande, entraîne des difficultés considérables dans la tentative des théoriciens de la monnaie pour définir la quantité et la demande de monnaie. Cette difficulté ne peut pas être surmontée tant que les substituts de monnaie ne sont pas clairement définis et divisés en certificats monétaires et moyens fiduciaires, en vue de traiter l'octroi de crédits par l'intermédiaire de l'émission de moyens fiduciaires séparément, autrement qu'avec les autres types de crédit.

Les prêts n'impliquant pas d'émission de moyens fiduciaires (c'est-à-dire de billets de banque ou de comptes de dépôt non couverts par de l'argent) sont sans conséquence sur le volume monétaire. La demande de monnaie peut être influencée par le prêt tout autant qu'une autre institution de l'ordre économique. Sans connaissance des données du cas particulier, nous ne pouvons pas dire dans quel sens se fera cette influence. L'opinion courante selon laquelle une expansion du crédit conduit toujours à faire baisser la demande de monnaie est incorrecte. Si beaucoup de prêts contractés prévoient les gros remboursements à certaines dates (à la fin du mois ou du trimestre par exemple), le résultat sera une augmentation et non une réduction de la demande de monnaie. Les conséquences de cette augmentation de la demande de monnaie s'exprimera dans les prix, s'il n'y a pas d'arrangements de compensation, d'une part, et dans la pratique des banques consistant à augmenter le volume des moyens fiduciaires les jours critiques d'autre part.

Tout dépend de la séparation nette entre monnaie et substituts de monnaie et au sein de la catégorie des substituts de monnaie d'une distinction entre certificats monétaires (substituts monétaires entièrement couverts par de la monnaie) et moyen fiduciaire (substitut monétaire non couvert par de la monnaie). Mais il s'agit là avant tout d'une question de convenance terminologique. Cette question gagne cependant en importance en raison de la difficulté et de la complexité des problèmes. Ce n'est pas — comme on l'affirme encore si souvent — « l'octroi de crédits » mais l'émission de moyens fiduciaires qui cause les effets sur les prix, les salaires et les taux d'intérêt que la théorie bancaire a à étudier. Il est par conséquent inapproprié de qualifier la théorie bancaire de théorie des moyens fiduciaires.

V. Le calcul économique et le problème de la « stabilité de la valeur »

La vieille conception, largement acceptée, de la monnaie comme étalon des prix et de la valeur est hors de propos pour la théorie moderne. Mais le fait que la théorie subjectiviste de la valeur n'a pas accordé plus d'attention à l'importance de la monnaie dans le calcul économique, ainsi qu'au problème du calcul économique en général, n'est pas un oubli totalement anodin.

Traditionnellement l'économie théorique sépare la théorie de l'échange sans intermédiaire (échange direct) de la théorie de l'échange avec intermédiaire (échange indirect). Cette division de la catallaxie est indispensable et sans elle il aurait été impossible de produire des résultats utiles. Mais il convient d'être toujours conscient que l'hypothèse selon laquelle les biens économiques sont échangés sans l'intermédiaire d'un moyen d'échange généralement employé n'est réaliste que pour des cas impliquant l'échange de biens de consommation et de biens de production de l'ordre le moins élevé, c'est-à-dire les plus proches des biens de consommation. L'échange direct de biens de consommation et de biens de production étroitement liés est bien entendu possible ; il existe de nos jours et a existé par le passé. Toutefois l'échange de biens d'un ordre plus élevé présuppose l'usage de la monnaie. Le concept de marché comme essence de la coordination de tous les éléments de l'offre et de la demande, dont la théorie moderne dépend et doit dépendre, est inconcevable sans l'usage de la monnaie. Ce n'est qu'avec l'usage de la monnaie qu'il est possible de comparer l'utilité marginale des biens pour leurs différents emplois possibles. Ce n'est que là où la monnaie existe que nous pouvons analyser clairement la différence de valeur entre les biens présents et les biens futurs. Ce n'est qu'au sein d'une économie monétaire que cette différence de valeur peut être comprise de façon abstraite et séparée des changements portant sur l'évaluation de biens économiques particuliers. Dans une économie de troc le phénomène de l'intérêt ne pourrait jamais être isolé de l'évaluation des futurs mouvements de prix des biens individuels. Supposer l'existence d'un système de marché hautement développé sans l'intermédiaire d'un moyen d'échange généralement accepté serait une fiction scientifique digne de la théorie du « comme si » de Vaihinger 12.

Nous n'étudierons pas ici l'importance du calcul monétaire pour l'action rationnelle et la coopération sociale ; ce n'est pas une tâche pour la catallaxie mais pour la sociologie. Le champ de la théorie monétaire est suffisamment large s'il se limite à un traitement exhaustif des questions qui le concernent directement.

Le rôle suprême de la monnaie dans la sphère des biens économiques a été établi par la pratique du calcul en termes monétaires, qui exprime le prix de tous les autres biens économiques en fonction du montant monétaire correspondant et qui fonde les décisions économiques sur la seule valeur de l'unité monétaire. L'un des résultats de cette pratique est une opposition entre la monnaie et les autres biens, opposition du type de celle que nous rencontrons dans l'expression « le coût élevé de la vie » et plus encore dans la théorie mercantiliste. Mais une conséquence plus fâcheuse de l'attribution d'une telle importance à la monnaie fut le développement de l'idée d'une « valeur stable » de la monnaie, qui malgré sa naïveté et son manque de précision a exercé une influence permanente sur la politique monétaire.

A mesure qu'on en vint à reconnaître que la monnaie ne possève pas une « valeur stable », un postulat politique survint selon lequel la monnaie devrait avoir une valeur stable ou au moins être conçue de façon à ce qu'elle se rapproche aussi près que possible de cet idéal. Les avocats de l'étalon-or, ainsi que ceux de l'étalon bimétallique, ont vendu leurs systèmes monétaires comme étant la meilleure garantie de la plus grande stabilité possible de la valeur de la monnaie. Bon nombre de propositions se basent sur l'idée que la plus grande constance possible du pouvoir d'achat de la monnaie est le but ultime et le plus important de la politique monétaire. L'une de ces propositions prévoit la création d'une devise-marchandises (un étalon tabulaire) pour les contrats à long terme et destinée à compléter la monnaie constituée de métaux précieux. Les propositions d'Irving Fisher 13 et de John Maynard Keynes 14 vont encore plus loin en recommandant une « monnaie manipulée » basée sur un système d'indice.

Les défauts de la notion de « valeur stable » et les contradictions d'une politique monétaire basée sur elle n'ont pas à être montrés à nouveau 15. Dans la vie de tous les jours les actions des sujets économisant concernant les estimations de valeur ne couvrent habituellement que de brèves périodes si nous ignorons pour le moment les contrats d'endettement à long terme sur lesquels nous reviendrons plus en détail par la suite. Les calculs économiques de l'entrepreneur se limitent aux mois et aux années à venir. Seule la situation de l'avenir immédiat peut être prédite et prise en compte dans les calculs économiques. Même en dehors des difficultés que représentent les changements du pouvoir d'achat de la monnaie, il serait impossible de prévoir la situation économique d'un futur plus lointain avec un quelconque degré de fiabilité.

Le désir d'une réserve « stable » de pouvoir d'achat est né avec des tentatives visant à protéger la richesse et les revenus des vicissitudes du marché. Le but était de conserver la richesse et le revenu pour « l'éternité ». La mentalité agraire pensait avoir trouvé une telle réserve de richesse sous la forme de la terre. La terre resterait toujours la terre et les fruits de l'agriculture seraient toujours désirables ; on croyait ainsi que la propriété terrienne était une forme de richesse qui assurerait un revenu constant. Il nous est facile aujourd'hui, à l'ère de l'agriculture organisée selon le mode capitalistique, de montrer l'erreur de ce raisonnement. Un fermier autosuffisant, travaillant sur ses propres terres, est capable de s'isoler « pour toujours » des changements se produisant autour de lui. Mais pour une affaire opérant dans une société basée sur une division du travail intensive, la situation est très différente. Le capital et la main-d'œuvre ne doivent être utilisés que sur les meilleurs terrains. Produire sur une terre de moins bonne qualité ne rapporte aucun rendement net. Même les terrains peuvent voir leur valeur chuter de manière sévère ou même perdre toute valeur lorsque des terres de meilleure qualité deviennent disponibles en grande quantité.

Ce type de raisonnement passa rapidement de la terre aux titres garantis par la propriété terrienne. Plus tard les titres sur « l'État » et autres créatures du droit public furent ajoutés aux titres garantis. On pensait que l'État aurait une existence éternelle et on accordait une foi inconditionnelle à sa promesse de payer. Les bons du gouvernement apparurent par conséquent comme un moyen de mettre sa richesse et ses revenus à l'abri des incertitudes de la vie en les plaçant dans la sphère de « l'éternité ». Nous n'avons pas à perdre davantage de temps sur l'erreur de cette idée. Il suffit d'indiquer que même les États peuvent tomber et que les États répudient leurs dettes.

Contrairement à l'opinion dominante, il n'existe dans l'ordre social capitaliste aucune richesse qui produise un rendement automatique. Afin de tirer un revenu de la propriété des moyens de production, cette propriété doit être employée dans une entreprise à succès ou prêtée à un entrepreneur prometteur. Mais pour les entrepreneurs le succès n'est jamais « certain ». Il peut arriver qu'une firme décline et que le capital investi s'évanouisse, en partie ou en totalité. Le capitaliste qui n'est pas lui-même un entrepreneur mais ne fait que prêter aux entrepreneurs est moins exposé au danger de la perte que l'entrepreneur, mais même lui court le risque que les pertes de l'entrepreneur soient si grandes que ce dernier devienne incapable de rembourser le capital emprunté. La propriété du capital n'est pas une source de revenu automatique mais un moyen dont l'utilisation fructueuse peut produire un revenu. Pour tirer un revenu de la propriété sous forme de capital, il faut être capable de l'investir de façon avantageuse. Celui qui n'a pas cette aptitude ne peut pas compter sur un revenu découlant de sa possession de capital et peut tout perdre.

Pour réduire ces difficultés et les incertitudes au niveau le plus bas possible, les capitalistes acquièrent des terres, des obligations d'État et des titres avec hypothèque. Mais ici les défauts d'un manque de « stabilité de la valeur » de la monnaie commencent à causer des problèmes. Dans le cas des crédits à court terme, les effets des changements du pouvoir d'achat de la monnaie sur la valeur du titre seront éliminés ou au moins réduits par le fait que les taux d'intérêt du marché pour les prêts à court terme grimperont et baisseront avec les fluctuations du prix des biens. Cet ajustement n'est pas possible dans le cas des prêts à long terme.

La raison ultime qui se trouve derrière la recherche d'une « valeur stable » de la monnaie est le désir de créer un moyen permettant de sortir la propriété du capital du domaine du temporel et pour la faire entrer dans le domaine de l'éternel. Or la solution au problème de la stabilité de la valeur ne peut être obtenue que si tout mouvement, tout changement, est éliminé du système économique. Il ne suffit pas de stabiliser les rapports d'échange entre la monnaie et une moyenne du prix des biens : il faudrait aussi fixer les rapports d'échange entre tous les biens.

Si la politique monétaire s'abstient de tout ce qui pourrait causer de violents changements, ayant leur origine du « côté de la monnaie », dans les rapports d'échange entre la monnaie et les autres biens économiques ; si elle choisit une monnaie-marchandise qui n'est pas soumise à de brusques fluctuations de valeur provenant soit de sa propre offre, soit de la demande industrielle pour d'autres usages non monétaires ; si elle restreint l'émission de moyens fiduciaires : alors elle a fait tout ce qu'il était possible de faire pour atténuer les effets préjudiciables qui découlent des changements du pouvoir d'achat de la monnaie. Si la politique monétaire se limitait à ces tâches, elle contribuerait davantage à l'élimination des maux perçus qu'avec des efforts visant consciemment à réaliser un idéal hors de portée. Parmi ceux qui comprennent la signification et les implications du concept théorique d' « état stationnaire », personne ne peut nier que toutes les tentatives de transplanter ce concept du monde de la théorie économique dans la vie réelle sont vouées à l'échec.



Notes

1. Karl Knies, Geld und Kredit, deuxième édition (Berlin: Weidmann, 1885), pp. 20 et suivantes.

2. La catallaxie est la partie de la praxéologie qui traite tout particulièrement des phénomènes du marché. Le terme a été utilisé pour la première fois par l'évêque Richard Whately dans Introductory Lectures in Political Economy (1831). Note de l'édition américaine.

3. Wilhelm Roscher, Gundlagen der Nationalökonomie, 25ème édition. (Stuttgart et Berlin: J.G. Cotta'sche Buchhandlung Nachtfolger, 1918), p. 340.

4. John Law, Considérations sur le Numéraire et le Commerce (Paris : Buisson, 1851), pp. 447 et suivantes.

5. Voir Mises, The Theory of Money and Credit, deuxième édition (Indianapolis, Ind. : Liberty Classics, 1981), pp. 146-53.

6. Knies. Geld und Kredit, p. 322.

7. Ibid., pp. 322 et suivantes.

8. Même Menger l'a fait ; voir ses Grundsätze (Principles of Economics [1871], New York : New York University Press, 1981, pp. 52-53 pour la traduction anglaise).

9. L'école camériste, dans les pays de l'Europe centrale des XVIIe et XVIIIe siècles, défendait un État paternaliste total. Son programme ce focalisait sur la manière de réglementer au mieux l'industrie, le commerce et les questions fiscales afin de financer l'État militaire et administratif croissant. Cette école s'en tenait aux principes de base du mercantilisme, préconisait la dissolution du système des guildes et la standardisation des lois. Note de l'édition américaine.

10. Voir également Edwin Cannan, Money, quatrième édition (Westminister : P.S. King and Son, 1932), pp. 72 et suivantes.

11. Benjamin Anderson, The Value of Money (New York : Macmillan, 1917).

12. Hans Vaihinger (1852-1933) était un philosophe allemand qui affirmait que « Une idée dont l'erreur ou l'inexactitude théorique, et par là sa fausseté, est reconnue n'est par pour cette raison particulièrement sans valeur et sans utilité ; car une idée peut avoir une grande importance pratique en dépit de sa nullité théorique. « The Philosophy of "As If" », (La Philosophie du « comme si ») traduction anglaise de C. K. Odgen (New York : Harcourt, Brace, 1935), p. viii. Note de l'édition américaine.

13. Irving Fisher, Stabilizing the Dollar (New York: Macmillan, 1925), pp. 79 et suivantes.

14. John Maynard Keynes, A Tract on Monetary Reform (Londres : Macmillan, 1923), pp. 177 et suivantes.

15. Ludwig von Mises, Monetary Stabilization and Cyclical Policy (1928), dans On the Manipulation of Money and Credit, édité par Percy L. Greaves, Jr. (Dobbs Ferry, N.Y. : Free Market Books, 1978), pp. 83-103. Note de l'édition américaine.


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