Monnaie, méthode et marché

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

20. Le rôle des doctrines dans l'histoire humaine

 

Article probablement écrit en 1949 ou 1950 mais non publié à cette époque.

1. Réflexion et comportement

Les historiens d'autrefois s'occupaient presque exclusivement des actes et des exploits des rois et des guerriers. Ils accordaient peu ou pas d'attention aux changements lents des conditions sociales et économiques. Ils ne se souciaient pas des évolutions des doctrines, des principes et des mentalités. Même un événement aussi unique que le développement du christianisme était à peine mentionné par les historiens des deux premiers siècles.

Il y a environ cent vingt ans une nouvelle approche de l'Histoire vit le jour. L'histoire culturelle étudie le développement des institutions sociales, politiques et économiques, les changements concernant la technique et les méthodes de production, les évolutions du mode de vie et la métamorphose des coutumes et des habitudes. Ces études conduisent nécessairement à la découverte du rôle dominant joué par les idées guidant le comportement humain. Tout ce que les hommes font résulte de théories, de doctrines, de principes et de mentalités gouvernant leurs réflexions. Rien n'est vrai et important dans l'histoire humaine en dehors de l'esprit. Les modifications des systèmes de pensée qui occupent l'esprit humain constituent les problèmes essentiels de la recherche historique. Les habitudes et les institutions sont le produit de l'esprit.

En tant qu'animal l'homme doit s'adapter aux conditions naturelles régnant sur terre ou dans la région où il vit. Mais cette adaptation est l'œuvre de son cerveau. L'interprétation géographique de l'Histoire a oublié de tenir compte de ce point décisif. L'environnement ne joue qu'au travers de l'esprit humain. Sur le même sol où les colons blancs ont développé la civilisation américaine moderne, les aborigènes indiens n'avaient même pas réussi à inventer la roue et la voiture à chevaux. Les conditions naturelles qui font du ski un moyen de déplacement très utile étaient présentes à la fois en Scandinavie et dans les Alpes. Mais alors que les Scandinaves ont inventé le ski, les habitants des Alpes ne l'ont pas fait. Pendant des centaines, voire des milliers d'années ces paysans s'enfermaient dans leurs maisons montagnardes durant les longs mois d'hiver et regardaient avec envie les villages inaccessibles, situés plus bas dans la vallée, et les demeures inabordables de leurs frères fermiers. Mais ce désir n'activa pas leur esprit d'invention. Quand, il y a quelque quarante ou cinquante ans, des citadins importèrent le ski comme sport de plein air dans les montagnes, les natifs ricanèrent devant ce qui leur apparaissait un amusant jouet. Ce n'est que plus tard qu'ils apprirent à quel point ces « jouets » pouvaient leur être utiles.

La théorie de l'environnement général qu'ont développée plusieurs sociologues du XIXe siècle n'apporte guère plus que cette théorie de l'environnement naturel. Tout homme est influencé par les conditions sociales et culturelles du milieu où il doit vivre et travailler. Mais ces institutions et ces conditions sont elles-mêmes déjà le produit de doctrines dominant la conduite des générations précédentes. Elles doivent elles-mêmes être expliquées et en appeler à elles ne remplace pas une explication. Taine avait raison quand, à propos de l'histoire de l'art, il se référait au milieu dans lequel les artistes et les poètes produisaient leurs œuvres. Mais l'histoire générale doit aller plus loin : elle ne doit pas accepter de considérer les conditions de l'environnement comme des données au-delà desquelles ont ne pourrait pas remonter.

Nous n'avons pas l'intention de nier que l'esprit humain soit influencé par les conditions dans lesquelles vit l'homme. En disant que nous devons considérer les idées humaines comme la source ultime du comportement humain, nous ne voulons pas prétendre que l'esprit est quelque chose d'indivisible, ou quelque chose de final, au-delà de quoi rien d'autre n'existe, ou une quelconque chose non soumise aux limites de l'univers matériel. Nous n'avons pas à traiter des problèmes métaphysiques. Nous devons simplement tenir compte du fait que l'état actuel des connaissances ne nous permet pas de comprendre comment l'homme intérieur réagit aux choses extérieures. Des hommes différents, ou les mêmes hommes à des instants différents, répondent de manière différente aux même stimuli. Pourquoi certaines personnes s'agenouillent-elles devant les idoles alors que d'autres préfèrent mourir plutôt que de commettre un acte d'idolâtrie ? Pourquoi Henri IV changea-t-il de religion pour obtenir le trône de France alors que son descendant Henri de Chambord refusa d'abandonner le drapeau blanc à fleur de lys, bien qu'il savait qu'en agissant ainsi il perdait la couronne de France ? Il n'y a pas d'autre réponse possible à de réelles questions que de faire référence aux idées qui contrôlent la conduite des hommes.

Les différentes lectures de la très populaire interprétation matérialiste marxiste de l'Histoire sont fondamentalement erronées. L'état de la technique et celui des forces productives sont tous deux plus un produit du fonctionnement de l'esprit qu'un facteur déterminant l'état d'esprit. On raisonne de manière circulaire lorsqu'on tente d'expliquer la pensée par une chose qui résulte elle-même des idées humaines. L'évidente vérité que l'homme doit s'adapter aux conditions naturelles du monde où il vit, ne justifie pas du tout la métaphysique matérialiste naïve et grossière de Marx. Cette adaptation est effectuée par la pensée. Pourquoi les nègres d'Afrique n'ont-ils pas découvert un moyen de combattre les bactéries qui menacent leurs vies et leur santé, et pourquoi les savants européens ont-ils découvert des méthodes efficaces pour lutter contre ces maladies ? Aucun matérialisme ne peut répondre à ces questions de manière satisfaisante.

2. Le rôle social des doctrines

La science ne peut pas nous fournir une explication complète pour tout. Chaque branche de la connaissance doit s'arrêter à certains faits qu'elle doit considérer — au moins pour le temps présent, peut-être pour toujours — comme des faits ultimes et au-delà desquels elle ne peut pas aller. Ces faits ultimes sont simplement donnés à notre expérience, on ne peut pas les faire remonter à d'autres faits ou à d'autres forces : ils sont inexplicables. Nous leur donnons des noms comme électricité ou vie, mais devons confesser notre ignorance sur ce que sont l'électricité ou la vie, alors que nous savons ce que sont l'eau ou le tonnerre.

L'individualité constitue une donnée ultime de ce type pour l'Histoire. Toute recherche historique atteint tôt ou tard un point où elle ne peut pas expliquer les faits autrement qu'en invoquant l'individualité.

Nous sommes pleinement conscients du fait que tout individu est à tout instant le produit de son passé. A la naissance il vient au monde avec des qualités innées, constituant un précipité de l'Histoire de tous ses ancêtres, de leur destin et de leurs vicissitudes. Nous appelons cela son héritage biologique ou ses caractéristiques raciales. Durant sa vie l'individu est constamment influencé par son environnement, à la fois par la nature qui l'entoure et par son milieu social. Mais nous ne savons pas expliquer comment tous ces facteurs agissent sur sa pensée. Il reste toujours quelque chose que nous ne pouvons pas analyser. Nous ne pouvons pas expliquer pourquoi Descartes est devenu un grand philosophe ou Al Capone un gangster. Notre dernier mot est : l'individualité. Individum est ineffabile.

En étudiant ces doctrines, leurs origines, leur développement, leurs implications logiques et leur effet dans la société, nous ne prétendons pas qu'elles constituent des faits ultimes. Les doctrines n'ont pas de vie propre, elles sont le produit des réflexions humaines. Elles ne forment qu'une partie de l'univers et nous pouvons admettre que rien dans leur histoire ne justifie de les considérer comme échappant aux lois de la causalité. Mais nous devons nous rendre compte que nous ne savons rien, tout simplement rien, de la manière dont l'homme crée ou produit ces idées et ces mentalités. Ce n'est qu'en ce sens que nous avons le droit de dire que ces doctrines sont des faits ultimes.

Nous pouvons admettre qu'il existe des doctrines dont l'application aide l'homme dans sa lutte pour la vie et que d'autres doctrines sont préjudiciables. Il y a des doctrines développant la coopération sociale et des idées destructrices conduisant à la désagrégation de la société. Mais rien ne nous donne le droit de croire que les doctrines destructrices doivent nécessairement perdre leur prestige parce que leurs conséquences sont mauvaises. La raison doit remplir une fonction biologique : c'est le principal outil de l'homme dans son adaptation aux conditions de vie naturelles. Mais ce serait une erreur de croire qu'un être vivant doive toujours réussir dans la lutte pour la vie. Certaines espèces végétales ou animales ont disparu parce qu'elles n'ont pas réussi à s'adapter. Certaines races et nations sont mortes, certaines sociétés et civilisations se sont désagrégées. La nature n'empêche pas l'homme d'avoir des idées préjudiciables ni de bâtir des doctrines nocives. Le fait qu'une doctrine ait été élaborée et ait réussi à trouver de nombreux partisans n'est pas une preuve qu'elle n'est pas destructrice. Une doctrine peut être moderne, à la mode, acceptée par la plupart et être néanmoins préjudiciable à la société, à la civilisation et à la survie des hommes.

Nous devons étudier l'histoire des doctrines parce qu'elles seules nous donnent la clé de la compréhension des changements sociaux, économiques et politiques.

3. L'expérience et les doctrines sociales

Dans le domaine des sciences de la nature, et particulièrement en physique, nous avons l'occasion d'utiliser la méthode expérimentale. Le scientifique isole dans son laboratoire les diverses conditions du changement et observe leur action. Tout énoncé peut être vérifié ou réfuté par le résultat des expériences.

Dans le domaine des sciences du comportement humain, nous ne pouvons pas avoir recours à la méthode expérimentale et ne pouvons pas faire d'expériences. Chaque expérience est expérience d'un ensemble complexe de phénomènes. Nous ne jouissons jamais de l'avantage de pouvoir observer l'effet d'un seul facteur, toutes les autres choses étant égales par ailleurs. L'expérience ne peut par conséquent jamais vérifier ou réfuter nos énoncés et nos théories concernant les problèmes sociaux.

C'est un fait indéniable qu'aucune nation n'a jamais atteint un quelconque degré supérieur de civilisation sans propriété privée des moyens de production. Mais personne n'est disposé à affirmer que l'expérience a démontré que la propriété privée est un préalable nécessaire et indispensable à la civilisation. L'expérience économique et sociale ne nous enseigne rien. Les faits doivent être interprétés par nos théories, ils sont ouverts à différentes explications et conclusions. Tout débat concernant la signification de faits historiques revient très rapidement à une étude des théories a priori et les examine minutieusement sans faire référence à l'expérience. Ces théories ont une priorité logique, elles sont antérieures à l'expérience historique et nous ne comprenons le sens de cette expérience qu'avec leur aide.

Ces théories et doctrines, bonnes ou mauvaises, adaptées ou préjudiciables à la survie, ne font pas que guider le comportement humain, elles sont en même temps l'outil intellectuel par le biais duquel nous percevons leur action dans l'Histoire. Nous ne pouvons pas observer de faits sociaux sans l'éclairement que nous donnent les théories et les doctrines. Le même ensemble d'événements présente différents aspects selon le point de vue dont l'observateur le regarde.

Certaines idées très en vogue se sont méchamment méprises sur ces objectifs. Le positivisme, l'empirisme et l'historicisme ont cru que les faits sociaux pouvaient être établis de la même façon que la physique établit des faits physiques. (Nous n'avons pas besoin d'examiner en détail la portée des dernières découvertes qui nous laissent entrevoir que les physiciens devront eux aussi reconnaître que le résultat d'une observation diffère selon la façon dont l'observateur l'approche. Il semble trop tôt pour tirer des conclusions des contributions de Louis de Broglie, de Werner Heisenberg * et d'autres scientifiques contemporains.) Ils considèrent les faits comme quelque chose d'indépendant des idées de l'observateur et l'expérience sociale comme quelque chose de logiquement et chronologiquement antérieur aux théories. Ils ne comprennent pas que l'acte par lequel, du flux des événements, nous en extrayons certains et les considérons comme des faits donnés est un acte nécessairement guidé par nos idées théoriques ou, comme préfèrent le dire certaines personnes, par nos préjugés doctrinaux. Pourquoi considérons-nous que la balance des paiements des États-Unis est un fait alors que nous ne prêtons pas attention à la balance des paiements de l'État du Maryland ou à celle de la ville de Boston ou du quartier de Manhattan ? Pourquoi devons-nous, lorsque nous parlons des problèmes de la monnaie allemande, prendre en compte l'état de la balance des paiements de l'Allemagne ? Parce que les recherches de l'économiste qui procède de cette façon sont guidées par une théorie de la monnaie très précise (et, je dois le signaler, fausse).

Les statisticiens se trompent quand ils croient que ce qu'ils étudient ne sont que de purs faits. Le statisticien essaie de découvrir des corrélations entre différentes séries de chiffres, quand son raisonnement théorique lui fait penser qu'il existe une relation causale entre eux. En l'absence de telles hypothèses théoriques il ne prête aucune attention à des corrélations évidentes, alors qu'il est prompt à démontrer qu'une corrélation existe quand sa théorie préconçue en postule une. Jevons ** croyait avoir réussi à démontrer une corrélation entre les crises économiques et les taches solaires. D'un autre côté aucun statisticien n'a jamais accordé la moindre attention à la découverte d'une corrélation entre le nombre des cigognes et des changements des chiffres de la natalité.

Dans la vie et dans la réalité toutes les choses sont reliées entre elles. L'Histoire est un flux continuel d'événements enchevêtrés dans une structure uniforme. Les limitations de nos forces intellectuelles nous empêchent de les saisir comme un tout dans un seul acte de perception. Nous devons les analyser étape par étape, en commençant par isoler de petites choses et en continuant lentement par l'étude de problèmes plus compliqués. L'acte par lequel nous extrayons certains changements de la totalité du flux de la vie et les considérons comme des faits n'est pas une fonction de la réalité. C'est le résultat du fonctionnement de notre esprit. Dans le domaine des sciences sociales il n'existe pas de faits purs. Ce que nous considérons comme un fait est toujours le résultat de la façon dont nous regardons le monde. Une intelligence surhumaine parfaite verrait la même chose d'une façon différente. Nous autres, au vingtième siècle, voyons les mêmes choses d'une autre façon que Platon, Saint Thomas ou Descartes. Nos faits sont différents des leurs, et les faits des hommes qui vivront cent ans après nous seront à nouveau différents.

Un fait social est une parcelle de la réalité perçue par une intelligence humaine. Ce qui constitue un fait, ce n'est pas seulement la réalité, c'est tout autant l'esprit de l'observateur.

Un chiffre isolé ou une série isolée de chiffres ne veulent rien dire. Un fait isolé — comme l'assassinat de César par Brutus — ne veut rien dire non plus. Réunir des énoncés concernant des faits isolés n'approfondit pas notre compréhension et ne remplace pas les théories et les philosophies. Mais toute tentative de combiner différents faits — que ce soit en établissant des corrélations ou par d'autres méthodes — résulte de nos théories et de nos doctrines. Dans le contexte de doctrines différentes des événements identiques revêtent une signification différente. La même expérience, les mêmes événements, sont considérés d'une manière très différente par des gens qui ne s'accordent pas sur les théories. L'expérience du bolchevisme russe n'est pas la même pour les libéraux (au vieux sens du terme) et pour les socialistes, pour les libres penseurs et pour les catholiques, pour les nazis et pour les nationalistes slaves, pour les économistes et pour les patrons du cinéma. Il en va de même pour le New Deal américain, pour la chute de la France, pour le Traité de Versailles et pour tous les autres faits historiques. Bien entendu, tout parti est fermement convaincu que seule sa propre interprétation est bonne et correspond aux faits et pense que toutes les autres idées sont radicalement fausses et influencées par de mauvaises théories. Mais le conflit des doctrines ne peut pas être résolu en faisant taire tous ceux qui ont des idées différentes. Un parti qui réussit à faire que son idée soit la seule légale et qui parvient à mettre hors-la-loi toutes les autres ne modifie pas la nature de ses principes. Une doctrine reste une doctrine, même si elle est acceptée par tous et qu'elle n'est pas contredite. Elle peut être fausse même si aucun contemporain ne la met en doute.

Afin d'élargir nos connaissances dans le domaine du comportement humain, nous devons étudier les problèmes de la théorie praxéologique et économique d'une part, et l'Histoire d'autre part. Mais l'étude de l'Histoire doit être centrée autour de l'étude du développement des idées et des doctrines. La première étape de toute tentative d'étude des changements sociaux, économiques et politiques doit être l'étude des changements dans les idées qui ont guidé les hommes à provoquer ces changements.

4. Doctrines et problèmes politiques

Les problèmes que les politiciens ont à traiter ne sont pas posés par la nature et les conditions naturelles, ils sont posés par l'état des convictions doctrinales.

Il existait aux XVIe et XVIIe siècles un problème religieux pour lequel aucune solution satisfaisante ne semblait possible. A cette époque les gens n'arrivaient pas à comprendre que des hommes de confessions différentes pouvaient vivre pacifiquement, ensemble, dans le même pays. On fit couler des flots de sang, des pays florissants furent dévastés et des civilisations détruites par des guerres destinées à instaurer l'uniformité religieuse. Nous ne connaissons aujourd'hui aucun problème sur cette question. En Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans de nombreux autres pays, catholiques et protestants de toutes confessions coopèrent et collaborent sans aucun scrupule. Le problème a été résolu, il a disparu avec le changement de doctrine concernant le rôle du gouvernement civil.

D'un autre côté nous avons un nouveau problème à traiter : le problème de la coexistence de différents groupes linguistiques au sein d'une même territoire. Il y a cent ans ce n'était pas un problème et ce n'est pas un problème menaçant aujourd'hui en Amérique. Mais c'est une menace terrible en Europe centrale et en Europe de l'Est. Les Américains ont encore du mal à comprendre qu'il y là un véritable problème parce qu'ils ne sont pas familiers des doctrines qui l'ont créé.

Il serait inexact de dire que les grandes questions politiques qui engendrent les conflits, les guerres et les révolutions ne sont que des problèmes apparents et de les prendre à la légère. Ils ne sont pas moins réels et authentiques que tout autre problème de la conduite des hommes. Ils résultent de toute la structure des idées et des raisonnements qui guident la politique actuelle. Ils existent bel et bien dans l'environnement social déterminé par ces doctrines. Ils ne peuvent pas être résolus par une simple recette. Il se peut qu'ils s'éteignent un jour avec la disparition de toute la structure des idées qui les ont créés.

Nous devons séparer les problèmes techniques des problèmes politiques. L'adaptation de l'homme aux conditions naturelles de la vie résulte de son étude de la nature. Les sciences de la nature peuvent être qualifiées par les théologiens et les métaphysiciens de moyens inadéquats pour résoudre les mystères du monde et pour répondre aux questions fondamentales de l'existence. Mais personne ne peut nier qu'elles ont réussi à améliorer la condition externe de la vie humaine. Le fait que l'on compte aujourd'hui davantage de gens vivant sur la surface de la terre qu'il y a quelques centaines ou quelques milliers d'années et que tout citoyen d'un pays civilisé jouit d'un confort plus grand que celui qu'ont connu les générations précédentes, constitue une preuve de l'utilité de la science. Toute opération chirurgicale réussie contredit le scepticisme des râleurs blasés.

La recherche scientifique et son application à la lutte pour la vie humaine ne peut toutefois être faite qu'au sein d'une société, c'est-à-dire dans un monde où les hommes coopèrent selon le principe de la division du travail. La coopération sociale est un produit de la raison et de l'esprit. On ne peut la considérer comme un don de Dieu ou comme un phénomène naturel que dans la mesure où nous devons comprendre que le pouvoir de penser est une disposition naturelle de l'homme. L'homme a créé à la fois la technique et la société en faisant bon usage de ses facultés. Le progrès des sciences de la nature et des sciences sociales, le développement du savoir-faire technique et de la coopération sociale sont inextricablement liés entre eux. Les deux proviennent de l'esprit.

Nous n'avons pas à nous étendre sur le fait qu'il existe des problèmes que les sciences de la nature ne peuvent pas résoudre. Dans la mesure où la méthode expérimentale du laboratoire peut marcher, les sciences de la nature peuvent parvenir à des formulations que l'on peut considérer comme des faits incontestés. Les sciences de la nature fonctionnent par tâtonnements. Le fait que les expériences effectuées en laboratoire obtiennent les résultats attendus et que les machines fonctionnent de la manière voulue nous fournit une vérification au delà de tout doute du corpus de nos connaissances physiques.

Mais dans le domaine des sciences sociales nous ne jouissons pas de l'avantage de la méthode expérimentale. Nous devons sans cesse répéter ce point, parce qu'il est impossible de surestimer son immense portée et parce qu'il est totalement négligé par l'épistémologie et l'économie actuelles. Les théories qui bâtissent ou qui démolissent la coopération sociale ne peuvent être démontrées ou réfutées que par le raisonnement pur. Elles ne peuvent pas être laissées au simple examen de l'expérience.

Ceci explique parfaitement pourquoi le conflit des doctrines sociales semble être dans un tel état désespéré. Quand Lavoisier remplaça la théorie des phlogistons par une théorie plus satisfaisante, il rencontra tout d'abord une opposition obstinée de la part des partisans des anciennes idées. Mais la résistance disparut très tôt et les expériences de laboratoire ainsi que l'application de la nouvelle théorie dans la pratique technique y mirent fin pour toujours. Aucun test similaire ne pourrait être mis en avant en faveur des grands succès économiques de Hume, Ricardo et Menger. Ils doivent passer l'examen minutieux du raisonnement abstrait.

Il y a aussi une deuxième différence importante. Dans le cadre d'une société capitaliste où existe la propriété privée des moyens de production, une nouvelle idée peut être mise en pratique dans un champ limité avec de faibles ressources. C'est ainsi que des hommes comme Fulton et Bell purent réussir à réaliser des plans qui faisaient rire la majorité de leurs contemporains. Mais les changements sociaux doivent être effectués par des mesures nécessitant le soutien de la majorité. Un libre-échangiste ne peut pas instaurer le libre-échange avec le soutien de quelques amis, la paix ne peut pas être établie par un petit groupe isolé d'amoureux de la paix. Pour que les doctrines sociales réussissent, le soutien de l'opinion publique est nécessaire. Les nombreux millions de gens qui voyagent par chemin de fer et qui écoutent la radio sans avoir la moindre idée de la façon dont sont construits et gérés les chemins de fer ou dont marche la radio, doivent appréhender les problèmes bien plus délicats de la coopération sociale si l'on veut que la société fonctionne de façon satisfaisante. Ainsi la majeure partie des gens simples, les masses qui n'aiment pas penser et réfléchir, les gens inertes qui mettent du temps à comprendre les nouvelles idées compliquées, doivent décider. Leurs convictions doctrinales, aussi grossières et naïves soient-elles, fixent le cours des événements. L'état de la société ne résulte pas des théories qui ont le soutien du petit groupe des esprits avancés, mais des doctrines que les masses de gens ordinaires considèrent comme bonnes.

On croit habituellement que le conflit entre les doctrines sociales est dû au choc des intérêts particuliers de différents groupes. Si cette théorie était exacte, la cause de la coopération humaine serait sans espoir. Si l'unanimité ne peut pas être obtenue parce que les intérêts bien compris des individus s'opposent entre eux ou parce que les intérêts de la société sont contraires aux intérêts des individus, alors aucune paix durable et aucune coopération amicale entre les hommes ne pourra jamais être atteinte. L'état actuel de la civilisation, qui suppose la paix, ne pourrait alors pas se maintenir et le sort de l'humanité serait voué à l'échec. Les nazis auraient alors eu raison de considérer la guerre comme la seule forme normale, naturelle et désirable des relations humaines. Les bolcheviques auraient alors eu raison de ne pas discuter avec leurs adversaires mais de les exterminer. La civilisation occidentale ne serait alors rien d'autre qu'un mensonge éhonté et ses réalisations, comme l'affirmait Werner Sombart, seraient l'œuvre du diable.

Ce que nous devons comprendre c'est que les problèmes sociaux résultent de l'état des doctrines sociales. Ce qu'il convient de prendre en compte est de savoir si l'on peut concevoir un mode d'organisation sociale pouvant être considéré comme satisfaisant du point de vue des intérêts — bien compris — de chaque individu. Si la réponse à cette question est nécessairement négative, alors nous devons voir dans les conflits de notre temps le prélude à la désintégration inévitable de la société. Si d'un autre côté la réponse est positive, nous devons étudier l'état d'esprit qui a engendré les conflits dans un monde où un autre résultat est au moins concevable.

En tout cas les conflits sont une conséquence des doctrines. Même ceux qui croient que les conflits constituent le résultat inévitable d'un antagonisme réel et nécessaire ne nient pas que ces antagonismes réels doivent être perçus par la raison afin de guider l'action des hommes. L'homme ne peut agir dans son propre intérêt que s'il sait ce que sont ses intérêts et ce qu'il faut faire pour les promouvoir. Les marxistes et les nationalistes sont tous deux d'accord pour dire qu'il pourrait y avoir, et qu'il y a eu, un état d'esprit dans lequel les classes, les nations et les individus se trompent quant à leurs véritables intérêts et s'accrochent à des doctrines nuisant à leur propre bien-être.

Malgré leurs affirmations répétées que l'être crée par un processus mystérieux les bonnes idées, ils louent les grands hommes pour les avoir découvertes, reconnaissent que certaines personnes imaginent des idées inadaptées à leur être et croient que la propagande est nécessaire pour imprégner les gens des doctrines convenant à leur être. Eux aussi, par conséquent, admettent que ce sont les doctrines et non le simple état des choses qui engendrent les conflits.

Il existe un autre sophisme largement répandu selon lequel les hommes seraient, pour des raisons innées ou à cause de leur environnement, prédisposés en faveur d'une Weltanschauung [représentation du monde] ou d'une philosophie particulières. Les hommes ayant différentes philosophies seraient en désaccord sur tout, leurs opinions ne pourraient jamais s'harmoniser, aucun accord ne pourrait être atteint. Cela aussi, si c'était vrai, rendrait la société et la coopération sociale impossibles. Mais ce n'est pas vrai. Tous les hommes, malgré les lignes qui les divisent, veulent les mêmes choses dans ce monde. Ils veulent protéger leur propre vie et celles des membres de leur famille contre tous les dommages et veulent accroître leur bien-être matériel. Ils luttent entre eux non pas parce qu'ils souhaitent atteindre des buts différents mais au contraire parce qu'ils supposent — poursuivant les mêmes fins — que la satisfaction que les autres peuvent tirer entrave leur propre progrès. Il y a eu autrefois des ascètes qui renonçaient pleinement et honnêtement à toute ambition terrestre et qui se satisfaisaient de vivre la vie d'un poisson dans l'eau. Nous n'avons pas à nous étendre sur leur cas parce que ces rares saints ne sont certainement pas responsables des luttes pour la nourriture et les objets de luxe. Quand les gens sont en désaccord sur les doctrines sociales, ce n'est pas sur leur Weltanschauung que porte leur désaccord, c'est sur les méthodes pour obtenir davantage de richesses et de plaisirs. Tous les partis politiques agissant sur la scène de l'Histoire promettent à leurs disciples une vie meilleure sur terre. Ils justifient les sacrifices qu'ils obtiennent de leurs partisans en les présentant comme des moyens nécessaires pour acquérir davantage de richesses. Ils déclarent que ces sacrifices ne sont que temporaires, qu'ils constituent des investissements qui engendreront de multiples profits. Le conflit des doctrines est un débat sur les moyens, pas sur les fins ultimes.

Les conflits politiques sont issus de doctrines qui affirment que la seule voie vers le bonheur est d'infliger du mal aux autres gens ou de les menacer de violence. La paix, au contraire, ne peut être obtenue que par la conviction que la coopération pacifique apporte plus de satisfaction que le combat. Les nazis se sont engagés dans la voie de la conquête parce que leurs doctrines leur enseignaient qu'une guerre victorieuse était indispensable à leur bonheur. Les habitants des cinquante États américains vivent pacifiquement ensemble parce que leur doctrine leur enseigne qu'une coopération pacifique répond mieux à leurs objectifs que de faire la guerre. Lorsqu'une fois, il y a une centaine d'années, une doctrine différente eut prise sur les esprits américains, il en résulta une sanglante guerre civile.

Le principale sujet de la recherche historique doit ainsi être l'étude des doctrines sociales, économiques et politiques. Ce que font les hommes quand ils rédigent des lois et des constitutions, quand ils organisent des partis politiques et des armées, quand ils signent ou rompent des traités, quand ils vivent pacifiquement ou suscitent des guerres ou des révolutions, est une application de ces doctrines. Nous sommes nés dans un monde façonné par des doctrines et vivons dans un environnement qui change continuellement de par l'effet de doctrines changeantes. Le destin de tout homme est déterminé par l'œuvre de ces doctrines. Nous semons, mais le résultat de notre labeur et de notre peine ne dépend pas que des actes de Dieu : le comportement des autres est tout aussi important pour notre récolte, et ce comportement est guidé par des doctrines.

5. L'opportunité des doctrines

Il ne revient pas à la recherche scientifique de juger les différentes doctrines du point de vue de convictions préconçues ou de préférences personnelles. Nous n'avons pas le droit de juger les idées des autres d'après nos propres normes morales. Nous devons éliminer de notre raisonnement toute idée de fins et de valeurs ultimes. Il n'est pas du devoir de la science de dire aux gens ce qu'ils devraient essayer d'atteindre comme bien principal.

Il n'y a qu'un critère que nous devons appliquer en traitant de ces doctrines. Nous devons nous demander si leur application pratique réussira à atteindre les fins que les gens souhaitent obtenir. Nous devons examiner l'aptitude des doctrines du point de vue de ceux qui y ont recours afin de parvenir à certains buts. Nous devons chercher à savoir si elles sont adaptées à l'objectif qu'elles doivent servir.

Nous ne croyons pas qu'il se trouve des hommes qui prennent le vieux principe fiat justitia pereat mundus [que la justice se fasse, le monde dût-il disparaître] dans son sens littéral. Ils ne veulent pas détruire la société par la justice mais au contraire la protéger de la destruction. Mais s'il y avait des gens pour considérer que la fin ultime de leurs efforts était de détruire la civilisation afin de réduire l'humanité au statut de l'homme de Neandertal, alors nous ne pourrions pas faire autre chose que d'appliquer leur norme ultime à leurs doctrines. Nous pourrions ajouter : nous et la grande majorité de nos semblables ne partageons pas cette folie, nous ne cherchons pas la destruction mais le progrès de la civilisation et sommes prêts à la défendre contre les assauts de ses adversaires.

Il y a encore un deuxième point de vue duquel juger une doctrine. Nous pouvons nous demander si elle est logiquement cohérente ou contradictoire. Mais ce jugement n'est que secondaire et doit être subordonné au critère d'opportunité énoncé plus haut. Une doctrine contradictoire n'est fausse que parce que sa mise en œuvre n'atteindra pas les fins poursuivies.

Ce serait une erreur de qualifier de pragmatique cette méthode d'évaluation des doctrines. Nous ne nous intéressons pas à la question de la vérité. Nous devons prendre en compte des doctrines, c'est-à-dire des recettes pour l'action et pour celles-ci il n'y a pas d'autre critère que celui disant si ces recettes fonctionnent ou non.

Il ne serait pas plus correct de qualifier notre point de vue d'utilitariste. L'utilitarisme a rejeté toute norme provenant d'une loi morale hétéronome, devant être acceptée et respectée sans égard pour les conséquences qui en résultent. Du point de vue utilitariste un acte est un crime parce que ses conséquences sont nuisibles à la société et non parce que certaines personnes croient qu'elles entendent au fond de leur âme une voix mystérieuse le qualifiant de crime. Nous ne parlons pas de problèmes d'éthique.

Le seul point que nous devons souligner est que les gens n'utilisant pas les moyens appropriés ne parviendront pas aux fins qu'ils désirent atteindre.

6. Doctrines ésotériques et croyances populaires

Tout essai entrepris pour étudier le comportement humain et les changements historiques doit faire une large part au fait que les hommes sont intellectuellement inégaux. Entre les philosophes et les savants qui imaginent de nouvelles idées et construisent des systèmes de pensée élaborés d'une part et les lourdauds à l'esprit étroit dont la pauvre intelligence ne peut saisir que les choses les plus simples d'autre part, il existe de nombreuses évolutions intermédiaires. Nous ne connaissons pas les causes de ces différences de capacités intellectuelles : nous devons simplement reconnaître leur existence. Il n'est pas permis de s'en débarrasser en expliquant qu'elles sont toutes le résultat de différences concernant l'environnement, l'expérience personnelle et l'éducation. Il ne peut y avoir de doute qu'à la racine de ces différences se trouve l'hétérogénéité innée des individus.

Seule une petite élite est capable d'absorber des enchaînements de raisonnements très fins. La plupart des gens sont simplement impuissants lorsqu'ils se trouvent face aux problèmes les plus subtils de l'implication ou de la déduction. Ils ne peuvent saisir que les propositions simples du calcul, la voie vers les mathématiques leur est bloquée. Il est inutile d'essayer de les familiariser avec des problèmes épineux et avec les théories imaginées pour les résoudre. Ils simplifient et complètent d'une façon maladroite ce qu'ils entendent ou lisent. Ils déforment et dénaturent les propositions et les conclusions. Ils transforment toute théorie et toute doctrine afin de l'adapter à leur niveau d'intelligence.

Le catholicisme a une signification différente pour le cardinal Newman et pour les foules de gens naïfs. La théorie darwinienne de l'évolution est autre chose que sa version populaire selon laquelle l'homme descendrait du singe. La psychanalyse freudienne ne s'identifie pas au pansexualisme, sa variante pour les masses. Le même dualisme peut être constaté pour toutes les doctrines sociales, économiques et politiques. Toutes les doctrines sont enseignées et acceptées au moins de deux façons différentes, voire contradictoires. Un gouffre infranchissable sépare l'enseignement ésotérique de l'enseignement exotérique.

Comme l'étude des doctrines n'est pas un but en soi, elle doit prêter moins d'attention aux doctrines populaires qu'aux doctrines des auteurs philosophiques et à leurs livres. Bien entendu, les doctrines populaires découlent des théories logiquement élaborées et épurées des scientifiques et des savants. Elles sont secondes et non premières. Mais comme la mise en œuvre des doctrines sociales nécessite leur acceptation par l'opinion publique et que cette dernière se tourne la plupart du temps vers la version populaire d'une doctrine, l'étude de cette dernière n'est pas moins importante que celle de sa version pure. Pour l'Histoire, un slogan populaire peut parfois fournir plus d'informations que les idées formulées par les savants. Il y a des croyances populaires et généralement acceptées qui sont tellement contradictoires et si manifestement indéfendables qu'aucun penseur sérieux n'a jamais osé les exposer de manière systématique. Mais si une telle croyance est source d'action elle n'est pas moins importante pour la recherche historique que toute autre doctrine mise en pratique. L'Histoire ne doit pas limiter ses efforts aux doctrines correctes ou aux doctrines soigneusement présentées dans des écrits savants : elle doit étudier toutes les doctrines qui déterminent l'action humaine.



Notes

*. Le texte anglais contient l'amusante coquille « Werner Broglie, Louis Heisenberg » au lieu de « Louis de Broglie, Werner Heisenberg ». J'ignore si cette coquille est un lapsus de Mises ou une erreur de l'édition américaine. NdT.

**. L'un des trois économistes à l'origine de la révolution marginaliste. (avec Menger et Walras, chacun ayant fait ses découvertes de manière indépendante). NdT.


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