Monnaie, méthode et marché

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

19. Quelques observations sur les politiques et les méthodes économiques actuelles

 

Article écrit en 1951 mais non publié à cette époque.

I

Si aucun changement radical ne se produit très rapidement dans les tendances politiques dominantes, le système du contrôle gouvernemental intégral des activités humaines triomphera d'ici quelques années dans tous les pays situé de ce côté du Rideau de fer.

La doctrine acceptée de nos jours par tous les hommes d'État et par tous les politiciens n'embrassant pas ouvertement tous les enseignements du communisme et du totalitarisme affirme qu'il est du devoir du gouvernement d'intervenir dans le fonctionnement du marché à chaque fois que le résultat de ceci apparaît « socialement » souhaitable aux yeux du gouvernement. Cela veut dire : les individus, dans leurs activités de production et au cours de leurs achats et de leurs ventes sur le marché ne sont libres que dans la mesure où ils font précisément ce que le gouvernement attend d'eux ; mais il ne leur est pas permis de s'écarter de la ligne approuvée par les autorités. La doctrine de l'omnipotence gouvernementale n'est bien entendu pas totalement appliquée aujourd'hui. Les gouvernements n'ont pas encore obtenu le pouvoir officiel de contrôler les prix et les taux de salaires. Mais la résistance opposée à la promulgation de tels pouvoirs s'affaiblit de plus en plus. Le gouvernement des États-Unis, dans ses efforts pour poursuivre son insouciante politique inflationniste, menace continuellement la nation avec le spectre du contrôle général des prix et des salaires. Et seules quelques voix protestataires se font entendre.

Les gens qui se déclarent favorables à la préservation de l'économie de marché sont traitées d' « extrémistes » et leurs arguments ne sont pas jugés dignes d'être réfutés. Même les membres de groupes minoritaires se joignent à cet enthousiasme en faveur d'un gouvernement omnipotent, bien que ce système les priverait de la seule possibilité qu'ils ont de surmonter l'animosité de la majorité en excellant à rendre service au public, aux consommateurs. Presque toutes les institutions d'éducation, évitant soigneusement pour la plupart les termes sensibles de communisme et de socialisme, font la propagande de la planification —intégrale— et de la « production pour l'usage ».

Le temps où les gens, et la jeunesse en premier lieu, tenaient la liberté en haute estime est révolu. Nos contemporains souhaitent ardemment le « plan », une discipline stricte dans la vie, le travail et les loisirs de tous, fixée par les décrets d'un dictateur paternel.

II

Le seul but de la production est de permettre la satisfaction de besoins, c'est-à-dire la consommation. La grandeur de l'économie de marché doit se voir dans le fait que toutes les activités de production y sont dirigées en fin de compte par les consommateurs. L'homme est souverain en sa qualité de consommateur. En tant que producteur il est obligé d'obéir aux souhaits des consommateurs.

En achetant ou en s'abstenant d'acheter, les consommateurs déterminent tout se qui se passe dans la sphère qu'on désigne habituellement sous le nom d'affaires économiques. Leur comportement détermine au bout du compte la place et le rôle de chacun dans l'appareil social de production. Ils assignent la propriété des facteurs matériels de production à ceux qui ont réussi à les orienter vers les emplois où ils satisfont le mieux les besoins les plus pressants des consommateurs. La propriété des facteurs matériels de production, la richesse, ne peut être acquise et conservée dans une économie de marché capitaliste qu'en servant les consommateurs mieux et moins cher que les autres. Une telle propriété est un mandat public pour ainsi dire, confié au propriétaire sous la condition qu'il l'utilise de la meilleure manière possible et au bénéfice du consommateur. Le capitaliste ne peut jamais se reposer dans ses efforts pour servir le public mieux et moins cher. S'il sent qu'il ne peut pas y parvenir sans l'aide d'autres personnes, il doit choisir des partenaires adéquats ou prêter ses fonds à des personnes de ce type. Il y a ainsi, à l'intérieur du système de l'économie de marché un mécanisme, pour ainsi dire, qui oblige inexorablement les propriétaires de tous les facteurs matériels de production à investir dans les lignes qui rendent les meilleurs services aux consommateurs.

D'une manière similaire les consommateurs déterminent le niveau des rémunérations de ceux qui travaillent pour un salaire ou un traitement. L'employeur est dans la nécessité de payer à chacun de ses employés le plein prix que les consommateurs sont disposés à lui défrayer pour ce qu'a apporté ce travailleur aux qualités du produit. Il ne peut pas payer davantage, car l'emploi de ce travailleur signifierait une perte ; il ne peut pas non plus le payer moins, car alors ses concurrents détourneraient les chercheurs d'emploi de son usine. Ce n'est pas le jugement de l'employeur mais celui des consommateurs qui compte dans l'octroi de hauts salaires aux acteurs et athlètes populaires et de bas salaires aux balayeurs et aux femmes de ménage.

Le fait que ce système bénéficie à toutes les nations et à tous les individus au sein de chaque nation a été démontré de manière spectaculaire par l'accroissement sans précédent du chiffre de la population qu'elle a entraîné. A chaque fois que les gouvernements et les groupes de pression ayant recours à l'action violente n'ont pas pleinement réussi dans leurs tentatives de sabotage du fonctionnement du marché, l'industrie a fourni aux masses des commodités dont les princes et les nababs les plus riches du passé n'auraient même pas rêvé.

Si l'on compare les conditions économiques dans les régions les plus prospères de la terre avec celles des pays dits sous-développés, on ne peut s'empêcher de comprendre la justesse du principe fondamental du libéralisme économique du XIXe siècle. Faces aux fantaisies et aux illusions révolutionnaires des agitateurs socialistes et communistes, les économistes ont opposé la thèse suivante : il n'existe qu'une méthode permettant d'améliorer la situation de toute la population, à savoir accélérer l'accumulation de capital par rapport à l'accroissement de la population. La seule méthode pour rendre tout le monde plus prospère est d'augmenter la productivité du travail humain, c'est-à-dire la productivité d'une heure de travail, et ceci ne peut se faire qu'en mettant entre les mains du travailleur des outils et des machines en plus grand nombre et de meilleure qualité. Ce qui manque dans les pays habituellement décrits comme sous-développés, c'est l'épargne et l'accumulation de capital. Rien ne remplace l'investissement en capital. S'il fallait une autre preuve de ce principe fondamental, il suffit de regarder l'empressement de toutes les nations attardées pour obtenir des capitaux étrangers pour leurs industries.

III

En étudiant le pour et le contre de la gestion socialiste, on néglige malheureusement de prêter suffisamment attention aux effets communément considérés comme non économiques. On oublie de faire attention à l'aspect humain du problème.

Le trait distinctif de l'homme réside dans son initiative. La vie d'un animal prend exactement le cours spécifique à tous les membres de l'espèce à laquelle il appartient. Un écart par rapport à cette ligne ne peut provenir que d'une force extérieure, par l'intervention d'une volonté humaine. L'homme est au contraire en position de choisir entre les diverses manières de se conduire qui lui sont ouvertes. Son destin dépend dans une certaine mesure du mode suivant lequel il réagit aux conditions de son environnement et suivant lequel il s'intègre dans le système social de la coopération pacifique. Il est, dans les limites tracées par la nature, à l'origine de sa bonne fortune. Ne pas être contraint dans la poursuite de ses propres plans par autre chose que le fait d'accorder une liberté identique à ses semblables, voilà ce qu'on appelle habituellement la liberté. La liberté ne signifie pas une licence débridée permettant de se laisser aller à n'importe quel acte de férocité et elle n'entre pas en conflit avec l'existence d'un « État », c'est-à-dire d'un appareil social réprimant violemment le recours à la force brute de la part d'individus ou de bandes indisciplinées. Au contraire, elle ne peut fonctionner que si la coopération pacifique des individus est protégée de cette façon contre l'oppression et l'usurpation.

Le gouvernement constitutionnel par des gouvernants élus — le gouvernement représentatif — est une institution destinée à donner aux citoyens une suprématie, dans le domaine de l'administration des affaires publiques, aussi proche que possible de la souveraineté dont ils jouissent en leur qualité de consommateurs dans l'économie de marché. Supplantant le règne des seigneurs aristocratiques des âges féodaux et de tous les systèmes d'esclavage et de servitude, il s'est développé dans les pays de civilisation occidentale en même temps que disparaissait progressivement l'économie autosuffisante des familles, des villages, des comtés et des nations et que se développait le système planétaire de la division internationale du travail. Il constitue le corollaire politique de la démocratie économique de l'économie de marché, et laisse la place à un régime dictatorial à chaque fois et partout où la coopération volontaire des hommes dans le système du marché libre est abolie par la mise en œuvre d'un quelconque modèle de gestion socialiste.

Car l'économie planifiée est le système d'esclavage le plus rigide que l'Histoire ait jamais connu. Ses avocats l'admettent implicitement en disant qu'il est une méthode d'ingénierie sociale, c'est-à-dire un système qui traite les être humains — tous les êtres humains à l'exception du dictateur suprême — à la façon dont les ingénieurs traitent les matériaux sans vie avec lesquels ils fabriquent des maisons, des ponts et des machines. Il ne reste à l'individu pas d'autre choix qu'entre la reddition inconditionnelle et la rébellion sans espoir. Personne n'est libre de s'écarter du rôle que lui attribue le plan. Du berceau au cercueil, toutes les actions d'un homme ainsi que son comportement au cours de ses heures de loisir lui sont précisément prescrits par les autorités.

Telle est la situation dans le régime auquel aspirent ardemment l'immense majorité de nos intellectuels et les masses de gens ordinaires. Les enfants et les petits-enfants des générations pleines d'enthousiasme pour la liberté sont sous l'enchantement de l'image d'une utopie dans laquelle eux-mêmes ne seraient rien d'autres que des pions dans les mains d'autres gens. Pour ceux qui connaissent bien la longue histoire des luttes en faveur de la liberté, c'est une curieuse impression que de voir aujourd'hui jeunes et vieux, professeurs et ignorants, artistes et rustres, désirer le règne sans limites de « big brother ».

Cet engouement de l'intelligentsia ainsi que des masses illettrées est si fermement enraciné qu'aucune expérience défavorable ne peut l'ébranler. Plus les informations sur l'état réel de la situation dans les pays communistes arrivent dans les nations occidentales, plus les rangs chaque jour plus nombreux des partisans de la « dictature du prolétariat » deviennent fanatiques.

IV

Le changement radical qui a jeté dans l'oubli l'idéal de liberté et qui chante jusqu'aux cieux les louanges de la soumission inconditionnelle au « plan » se reflète dans l'altération du sens de presque tous les termes utilisés pour désigner les partis politiques et les idéologies.

Au XIXe siècle le mot libéral (qui découle de liberté) se référait à ceux qui aspiraient au gouvernement représentatif, au règne du droit et non des hommes, et qui cherchaient à restreindre le pouvoir du gouvernement à la préservation des rapports pacifiques entre les hommes face à toutes les attaques possibles de la part de gangsters du pays ou d'ennemis extérieurs. Aujourd'hui être « liberal » signifie aux États-Unis défendre le contrôle gouvernemental absolu sur toutes les activités de politique intérieure et, en politique extérieure, sympathiser avec toutes les révolutions visant à établir une dictature communiste. Il ne reste plus aucun terme pour désigner ceux qui sont en faveur de la préservation de l'économie de marché et de la propriété privée des facteurs matériels de production. De tels « réactionnaires » ne sont pas considérés dignes d'avoir un nom pour les identifier.

Dans certaines chambres parlementaires de l'Europe du XIXe siècle les membres du parti défendant le gouvernement par le peuple et les libertés civiles siégeaient à la gauche du président. C'est de là que vint la désignation de gauche pour les identifier et celle de droite pour se référer à leurs adversaires, les avocats du gouvernement despotique. Dans l'usage américain actuel ces termes ont été inversés. Les partisans de la « dictature du prolétariat », des méthodes russes et chinoises de tyrannie illimitée de la part des gens en place, sont de nos jours dits « de gauche » alors que les défenseurs du gouvernement constitutionnel et des libertés civiles sont dits « de droite ». Selon cette terminologie il faut appliquer le terme d'homme de gauche non seulement à Lénine, qui a dissous le 6 janvier 1918 l'Assemblée constituante par la force militaire, mais tout autant à ses prédécesseurs dans le traitement impoli des parlements : Oliver Cromwell et les deux Napoléons. Mais Karl Marx, qui a violemment rejeté cette méthode bonapartiste de suppression de l'opposition dans l'un de ses plus célèbres pamphlets 1, pourrait à bon droit être qualifié de membre de « l'extrême droite ».

La vérité est qu'aucun type de régime socialiste ou communiste n'est compatible avec la préservation des libertés civiles et de gouvernement représentatif ou constitutionnel. Le gouvernement représentatif et les libertés civiles constituent le corollaire politique ou constitutionnel du capitalisme tout comme le despotisme illimité est le corollaire du socialisme. Aucun bavardage sémantique ne pourra rien y changer. Le mouvement socialiste n'est pas la continuation du mouvement libéral du XIXe siècle mais la réaction la plus radicale qui lui ait été opposée. L'État total à la mode de Lénine et Hitler est l'incarnation des idéaux de tous les grands tyrans de tous les temps.

V

Sans le vouloir les mots qu'un homme choisit lorsqu'il parle et écrit révèlent quelque chose sur les idées qu'il n'est pas disposé à exprimer directement.

Le mot révolution signifiait à l'origine un mouvement tournant, puis une transformation. Mais depuis les Révolutions américaine et française, il signifie en premier lieu violence, guerre civile, guerre contre les pouvoirs en place. Quand Arnold Toynbee utilisa pour son récit plutôt partial de l'évolution de l'industrialisme moderne en Angleterre (publié pour la première fois en 1884) le titre de Révolution industrielle, il dévoila sans le vouloir son interprétation de l'Histoire comme succession de conflits violents, de meurtres et de destructions.

La même disposition d'esprit explique l'usage de l'expression de « conquête d'un marché » pour décrire le fait que les marchands ruritaniens ont réussi à vendre leurs articles en Lapoutanie.

De nombreux autres exemples pourraient être cités. mais il suffit d'en mentionner un : la « guerre contre la pauvreté » aux États-Unis. La seule méthode pour réduire la pauvreté et pour offrir au gens davantage de biens de consommations, c'est de produire plus, mieux et moins cher. C'est ce que l'industrie à la recherche du profit recherche et qu'elle réussit à faire, pourvu que suffisamment de capitaux aient été accumulés par l'épargne. Tout ce qu'un gouvernement peut faire dans ce processus, c'est de protéger le fonctionnement du marché contre les agressions violentes et frauduleuses. Ce qui diminue la pauvreté n'est pas de prendre quelque chose à Paul pour le donner à Pierre, mais de rendre les biens plus facilement accessibles en produisant plus, mieux et moins cher. Il n'y a rien dans cette suite d'événements auquel le terme de « guerre » conviendrait. Un système gouvernemental qui dépense chaque année des milliards de dollars pris aux contribuables pour rendre plus chers les aliments essentiels, le coton et de nombreux autres articles devrait certainement avoir la décence de ne pas se vanter de mener une prétendue guerre contre la pauvreté.

VI

Ce qui distingue le plus nettement la mentalité de nos contemporains de celle de leurs grands-parents est la façon dont il envisagent leur rapport au gouvernement. Pour les libéraux du XIXe siècle l'État et le gouvernement apparaissaient comme des institutions devant donner aux gens la possibilité de vivre et de travailler en paix. Tout le reste, que ce soit le développement du bien-être matériel ou la culture des facultés morales, intellectuelles et artistiques, était de la responsabilité des particuliers.

Les citoyens étaient obligés de respecter les lois du pays et devaient payer des taxes pour payer les frais de l'appareil gouvernemental. Dans leurs comptes l'État était un article de dépense. Aujourd'hui l'individu considère l'État comme le grand fournisseur. Organisé avec ses camarades en groupe de pression, il attend l'aide matérielle des autorités. Il est convaincu que les fonds de l'État sont inépuisables et qu'il pourra toujours tondre le riche.

L'État que les citoyens soutiennent en payant des impôts devrait être démocratique. L'État dont les citoyens perçoivent des subventions ne peut pas rester démocratique. Les gens qui se font concurrence pour bénéficier de la générosité se soumettent humblement au candidat dictateur le plus offrant.

Ce que les masses ne voient pas dans leur soif de lucre, c'est qu'elles devront payer elles-mêmes le prix des « cadeaux » que leur donne le gouvernement. L'inflation, principale source des fonds de l'État-Père Noël, fait disparaître leurs économies. Pendant que ceux qui investissent dans l'immobilier et dans les actions profitent de la baisse progressive du pouvoir d'achat de l'unité monétaire au cours de l'inflation, les investissement des couches moins riches, constitués en majorité par des dépôts dans des caisses d'épargne, des obligations et des polices d'assurance, fondent. La popularité dont jouissent les mesures inflationnistes auprès des masses salariées, qui en sont davantage les victimes que le reste de la nation, montre clairement leur incapacité à voir où se trouvent leurs véritables intérêts.



Note

1. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte [1852].


Texte 18  |  Texte 20  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil