par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
L'histoire de la civilisation occidentale est celle d'une lutte incessante pour la liberté.
La coopération sociale dans le cadre de la division du travail est l'unique et ultime source du succès de l'homme dans son combat pour la survie et dans ses efforts pour améliorer autant que possible les conditions matérielles de son bien-être. Mais, la nature humaine étant ce qu'elle est, la société ne peut pas exister s'il n'y a pas de dispositions prises pour empêcher des individus indisciplinés d'entreprendre des actions incompatibles avec la vie en communauté. Afin de préserver la coopération pacifique, il faut être prêt à avoir recours à la suppression violente de ceux qui perturbent la paix. La société ne peut se passer d'un appareil social de coercition et de contrainte, c'est-à-dire d'un État et d'un gouvernement. Un nouveau problème se pose alors : comment faire en sorte que les hommes en charge des fonctions gouvernementales n'abusent pas de leur pouvoir et ne transforment pas en pratique les autres individus en esclaves. Le but de toutes les luttes pour la liberté est de maintenir dans certaines limites les défenseurs armés de la paix, les gouvernants et leurs agents. Le concept politique de liberté individuelle signifie liberté vis-à-vis d'une action de la part des pouvoirs de police.
L'idée de liberté est et a toujours été particulière à l'Occident. Ce qui sépare l'Orient de l'Occident est avant tout le fait que les peuples de l'Orient n'ont jamais conçu l'idée de la liberté. La gloire impérissable des Grecs antiques fut d'être les premiers à saisir la signification et l'importance des institutions garantissant la liberté. Les recherches historiques récentes ont fait remonter l'origine de certaines réalisations scientifiques auparavant attribuées aux Hellènes à des sources orientales. Mais personne n'a jamais contesté que l'idée de la liberté trouva son origine dans les cités de la Grèce antique. Les écrits des philosophes et historiens grecs la transmirent aux Romains, puis plus tard à l'Europe moderne et à l'Amérique. Elle devint une préoccupation essentielle de tous les plans occidentaux pour établir la bonne société. Elle engendra la philosophie du laissez-faire à laquelle l'humanité doit toutes les réussites sans précédent de l'âge du capitalisme.
Le but des institutions politiques et judiciaires modernes est de sauvegarder la liberté des individus contre les empiètements de la part du gouvernement. Le gouvernement représentatif et l'état de droit, l'indépendance des cours et des tribunaux par rapport à l'interférence des agences administratives, l'habeas corpus, l'examen juridique et le redressement des erreurs de l'administration, la liberté d'expression et de la presse, la séparation de l'Église et de l'État, ainsi que de nombreuses autres institutions visaient à un seul objectif : limiter le pouvoir discrétionnaire des fonctionnaires et mettre les individus à l'abri de l'arbitraire. L'époque du capitalisme a aboli tous les vestiges de l'esclavage et de la servitude. Elle a mis fin aux punitions cruelles et a réduit la peine pour les crimes commis au minimum indispensable pour décourager les délinquants. Elle a éliminé la torture et autres méthodes contestables infligées aux suspects et aux contrevenants. Elle a repoussé tous les privilèges et promulgué l'égalité de tous devant la loi. Elle a transformé les sujets de la tyrannie en citoyens libres.
Les améliorations matérielles furent le fruit de ces réformes et de ces innovations concernant la direction des affaires du gouvernement. Comme tous les privilèges disparurent et que tout le monde avait obtenu le droit de contester les intérêts établis de tous les autres, on laissa les mains libres à tous ceux qui avaient l'ingéniosité nécessaire pour développer toutes ces nouvelles industries qui rendent aujourd'hui les conditions matérielles du peuple plus satisfaisantes. Le chiffre de la population s'est multiplié et pourtant la population plus nombreuse a pu bénéficier d'une vie meilleure que ses aïeux.
Il y a également toujours eu dans les pays de la civilisation occidentale des avocats de la tyrannie — de la loi de l'arbitraire absolu d'un autocrate ou d'une aristocratie d'un côté, de la sujétion de tous les autres de l'autre. Mais à l'époque des Lumières, ces voix devinrent de plus en plus rares. La cause de la liberté prévalut. Dans la première partie du dix-neuvième siècle, l'avancée victorieuse du principe de liberté semblait être irrésistible. Les philosophes et les historiens les plus éminents avaient la conviction que l'évolution historique tendait à l'établissement d'institutions garantissant la liberté et qu'aucune intrigue et aucune machination de la part des champions de la servilité ne pourraient empêcher cette tendance vers le libéralisme.
En traitant de la philosophie sociale libérale, il existe une disposition à ne pas voir le pouvoir d'un facteur important qui œuvra en faveur de l'idée de liberté, à savoir le rôle éminent joué par la littérature de la Grèce antique dans l'éducation de l'élite. Parmi les auteurs grecs, il y avait aussi des champions de l'omnipotence du gouvernement, comme Platon. Mais la teneur principale de l'idéologie grecque était la poursuite de la liberté. D'après les critères des institutions modernes, les cités grecques doivent être considérées comme des oligarchies. La liberté que les hommes d'État, philosophes et historiens grecs ont glorifiée comme étant le bien le plus précieux de l'homme, était un privilège réservé à une minorité. En la déniant aux métèques et aux esclaves, ils défendaient en fait la loi despotique d'une caste héréditaire d'oligarques. Ce serait pourtant une sérieuse erreur de considérer leurs hymnes à la liberté comme des mensonges. Ils n'étaient pas moins sincères dans leurs louanges et dans leur recherche de la liberté que ne l'étaient, deux mille ans plus tard, les propriétaires d'esclaves qui signèrent la Déclaration d'Indépendance américaine. Ce fut la littérature politique des Grecs antiques qui donna naissance aux idées des Monarchomaques, à la philosophie des whigs, aux doctrines d'Althusius, de Grotius et de John Locke, à l'idéologie des pères des constitutions modernes et des déclarations des droits. Ce furent les études classiques, caractéristique essentielle de l'éducation libérale, qui maintinrent vivant l'esprit de liberté dans l'Angleterre des Stuarts, dans la France des Bourbons et dans l'Italie soumise au despotisme d'une constellation de princes.
Un homme comme Bismarck, qui était avec Metternich le principal ennemi de la liberté parmi les hommes d'État du dix-neuvième siècle, témoigne du fait que, même dans la Prusse de Frédéric-Guillaume III, le Gymnasium, éducation basée sur la littérature grecque et romaine, fut un bastion du républicanisme 1. Les tentatives passionnées visant à éliminer les études classiques du cursus de l'éducation libérale et à détruire ainsi en réalité sa véritable nature constituèrent l'une des manifestations principales du renouveau de l'idéologie servile.
C'est un fait qu'il y a une centaine d'années seules quelques personnes anticipaient la force irrésistible que les idées antilibérales étaient destinées à acquérir en très peu de temps. L'idéal de la liberté semblait être si fermement enraciné que tout le monde pensait qu'aucun mouvement réactionnaire ne pourrait jamais réussir à l'éradiquer. Il est vrai que c'eut été une aventure sans espoir que d'attaquer ouvertement la liberté et de défendre sincèrement un retour à la sujétion et à l'esclavage. Mais l'antilibéralisme s'empara des esprits en se camouflant comme superlibéralisme, comme la réalisation et le couronnement des idées mêmes de la liberté. Il arriva déguisé en socialisme, communisme, planisme.
Aucun homme intelligent ne pouvait manquer de comprendre que les socialistes, les communistes et les planificateurs visaient à l'abolition la plus radicale de la liberté individuelle et à établir l'omnipotence du gouvernement. Pourtant, l'immense majorité des intellectuels socialistes étaient convaincus qu'en luttant en faveur du socialisme ils se battaient pour la liberté. Ils se disaient eux-mêmes de gauche et démocrates, et revendiquent même de nos jours pour eux l'épithète « libéral ».
Les intellectuels et des masses qui les suivirent comprenaient parfaitement, dans leur subconscient, le fait que leur échec à atteindre les vastes buts que leur ambition les poussait à poursuivre était dû à leurs propres insuffisances. Ils savaient très bien qu'ils n'étaient soit pas assez intelligents soit pas assez travailleurs. Mais ils ne voulaient pas s'avouer leur infériorité, ni l'avouer à leurs semblables, et cherchèrent un bouc émissaire. Ils se consolaient et essayaient de convaincre les autres que la cause de leur échec n'était pas leur propre infériorité mais l'injustice de l'organisation économique de la société. Avec le capitalisme, déclaraient-ils, la réalisation de ses objectifs n'est possible que pour un petit nombre. « La liberté dans une société de laissez-faire ne peut être atteinte que par ceux qui ont la richesse ou l'occasion de l'obtenir. » 2 Ainsi, concluaient-ils, l'État doit intervenir afin de réaliser la « justice sociale » — ce qu'ils veulent dire en réalité étant : afin de donner à la médiocrité frustrée « selon ses besoins ».
Tant que les problèmes du socialisme n'étaient qu'un sujet de débats, les gens manquant de discernement et de compréhension pouvaient être victimes de l'illusion que la liberté pourrait être préservée dans un régime socialiste. Une telle illusion ne peut plus être entretenue depuis que l'expérience soviétique a montré à tout le monde quelles sont les conditions dans une communauté socialiste. Aujourd'hui, les apologistes du socialisme sont forcés de déformer les faits et de dénaturer la signification des mots quand ils veulent faire croire à la compatibilité du socialisme et de la liberté.
Feu le professeur Laski — qui fut en son temps un membre éminent et le président du Parti travailliste britannique, soi-disant non communiste, voire anticommuniste — nous disait qu'il n'y avait « aucun doute qu'en Russie soviétique un communiste a un sentiment total de liberté ; et il a également sans aucun doute le sentiment aigu que la liberté lui est refusée dans l'Italie fasciste. » 3 La vérité est qu'un Russe est libre d'obéir à tous les ordres édictés par ses supérieurs. Mais dès qu'il s'écarte d'un centième de centimètre de la bonne façon de penser telle qu'elle est établie par les autorités, il est liquidé sans merci. Tous les politiciens, fonctionnaires, auteurs, musiciens et scientifiques qui furent « purgés » n'étaient — à coup sûr — pas des anticommunistes. Ils étaient, au contraire, des communistes fanatiques, des membres importants du parti, que les autorités suprêmes, en reconnaissance de leur loyauté envers les principes soviétiques, avaient promus à des postes élevés. Leur seule infraction était de n'avoir pas su adapter assez rapidement leurs pensées, politiques, livres ou compositions aux derniers changements des idées et des goûts de Staline. Il est difficile de croire que ces gens avaient « un sentiment total de liberté » si l'on n'attache pas au mot de liberté un sens qui est précisément le contraire de celui que tout le monde lui avait toujours associé.
L'Italie fasciste était certainement un pays où il n'y avait pas de liberté. Elle avait adopté le célèbre modèle soviétique du « principe du parti unique » et supprimait en conséquence toutes les idées dissidentes. Il y avait pourtant une différence manifeste entre les applications bolchevique et fasciste de ce principe. Par exemple, il y avait en Italie un ancien membre du groupe parlementaire des députés communistes, qui resta loyal jusqu'à sa mort aux principes communistes, le professeur Antonio Graziadei. Il touchait une pension du gouvernement à laquelle il avait droit comme professeur émérite, et était libre d'écrire et de publier, chez un des éditeurs italiens les plus importants, des livres marxistes orthodoxes. Son absence de liberté étaient certainement moins grande que celle des communistes russes qui, comme le professeur Laski avait choisi de le dire, avaient « sans doute » « un sentiment total de liberté ».
Le professeur Laski prenait plaisir à répéter le truisme selon lequel la liberté signifie toujours en pratique la liberté au sein de la loi. Il ajoutait que la loi vise toujours à « assurer la sécurité d'un mode de vie jugé satisfaisant par ceux qui dominent la machine de l'État. » 4 C'est une description correcte des lois d'un pays libre si elle signifie que la loi vise à protéger la société contre les conspirations voulant enflammer la guerre civile et renverser le gouvernement par la violence. Mais le professeur Laski commet une grosse erreur quand il ajoute que dans une société capitaliste « un effort de la part du pauvre pour modifier de manière radicale les droits de propriété du riche met immédiatement en danger tout l'édifice des libertés. » 5
Prenons le cas de la grande idole du professeur Laski et de tous ses amis, Karl Marx. Quand en 1848 et 1849 ce dernier prit une part active à l'organisation et à la conduite de la révolution, d'abord en Prusse puis plus tard aussi dans d'autres états allemands, il fut — étant un étranger sur le plan légal — expulsé et déménagea, avec sa femme, ses enfants et sa bonne, d'abord à Paris puis à Londres 6. Par la suite, quand la paix revint et que les instigateurs de la révolution avortée furent amnistiés, il fut libre de retourner dans toutes les régions allemandes et fit souvent usage de cette possibilité. Il n'était plus un exilé et choisit de son propre chef de demeurer à Londres 7. Personne ne le brutalisa lorsqu'il fonda, en 1864, l'Association internationale des travailleurs, organisme dont l'unique but avoué était de préparer la grande révolution mondiale. Il ne fut pas arrêté quand, au nom de son association, il visita plusieurs pays du continent. Il était libre d'écrire et de publier des livres et des articles qui, pour utiliser les mots du professeur Laski, était certainement un effort pour « modifier de manière radicale les droits de propriété du riche. » Et il mourut tranquillement dans sa maison londonienne, 41 Maitland Park Road, le 14 mars 1883.
Ou prenons le cas du Parti travailliste britannique. Son effort pour « modifier de manière radicale les droits de propriété du riche » ne fut pas, comme le professeur Laski le savait parfaitement, empêché par la moindre action incompatible avec le principe de liberté.
Marx, le dissident, pouvait vivre, écrire et préconiser la révolution, parfaitement à l'aise, dans l'Angleterre victorienne tout comme le Parti travailliste pouvait se lancer dans toutes les activités politiques, tranquillement, dans l'Angleterre post-victorienne. En Russie soviétique, pas la moindre opposition n'est tolérée. C'est la différence entre la liberté et l'esclavage.
Les critiques du concept légal et constitutionnel de liberté et des institutions créées pour le mettre en pratique ont raison de dire que la liberté par rapport aux actions arbitraires de la part des fonctionnaires n'est en elle-même pas suffisante pour rendre un individu libre. Mais en soulignant cette vérité indiscutable, ils enfoncent des portes ouvertes. Car aucun avocat de la liberté n'a jamais prétendu que restreindre l'arbitraire de l'administration est tout ce dont on a besoin pour rendre un citoyen libre. Ce qui donne à l'individu autant de liberté qu'il est compatible avec la vie en société, c'est le fonctionnement de l'économie de marché. Les constitutions et les déclarations des droits ne créent pas la liberté. Elles ne font que protéger la liberté qu'accorde le système économique concurrentiel aux individus contre les empiètements de la part des pouvoirs de police.
Dans l'économie de marché, les gens ont l'occasion de lutter pour obtenir la position qu'ils souhaitent atteindre dans la structure de la division sociale du travail. Ils sont libres de choisir la vocation dans laquelle ils prévoient de servir leurs semblables. Dans une économie planifiée, ils ne disposent pas de ce droit. Les autorités déterminent le métier de chacun. L'arbitraire des supérieurs assure la promotion d'un homme à un meilleur poste ou la lui interdit. L'individu dépend entièrement des bonnes grâces de ceux au pouvoir. Mais dans un régime capitaliste, tout le monde est libre de contester les intérêts de n'importe qui. Celui qui pense pouvoir approvisionner le public mieux et moins cher que les autres, peut essayer de démontrer son efficacité. Le manque de fonds ne peut pas frustrer ses projets. Car les capitalistes sont toujours à la recherche d'hommes pouvant utiliser leurs fonds de la manière la plus rentable. Le résultat des activités industrielles d'un homme ne dépend que du comportement des consommateurs qui achètent ce qu'ils préfèrent.
Le salarié ne dépend pas plus de l'arbitraire de son employeur. Un entrepreneur qui n'arrive pas à embaucher les travailleurs les plus adaptés au travail concerné et à les payer suffisamment pour les empêcher de prendre un autre emploi est pénalisé par une réduction de son revenu net. L'employeur n'accorde pas une faveur à ses employés. Il loue leurs services, moyen indispensable au succès de son entreprise, de la même façon qu'il achète les matières premières et les équipements de l'usine. Le travailleur est libre de trouver l'emploi qui lui convient le mieux.
Le processus de sélection sociale déterminant la position et le revenu de chacun continue sans cesse dans une économie de marché. De grandes fortunes diminuent et finissent par disparaître complètement alors que d'autres personnes, nées dans la pauvreté, grimpent vers des positions éminentes et des revenus considérables. Quand il n'y a pas de privilèges et que le gouvernement n'accorde pas sa protection à des avantages établis et menacés par la plus grande efficacité de nouveaux venus, ceux qui ont acquis la richesse par le passé sont obligés de la regagner chaque jour à nouveau, dans une compétition avec tous les autres.
Dans le cadre de la coopération sociale avec division du travail, tout le monde dépend de la reconnaissance de ses services de la part du public acheteur dont il est lui-même membre. Tout le monde, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, est un membre de la cour suprême qui attribue à tous — et donc à lui-même — une place donnée dans la société. Tout le monde joue un rôle dans le processus qui donne à certains un revenu plus élevé, à d'autres un revenu plus faible. Chacun est libre de faire une contribution que ses semblables sont prêts à récompenser en lui offrant un revenu plus élevé. La liberté dans un régime capitaliste veut dire : ne pas dépendre davantage de l'arbitraire des autres que les autres ne dépendent du sien. Aucune autre liberté n'est concevable quand la production est accomplie par la division du travail, et il n'y a pas d'autarcie économique parfaite possible.
Il n'est pas nécessaire de souligner que l'argument essentiel avancé en faveur du capitalisme et contre le socialisme n'est pas le fait que le socialisme doive nécessairement abolir tous les vestiges de la liberté et transformer tout le monde en esclaves des gens au pouvoir. Le socialisme est irréalisable en tant que système économique parce qu'une société socialiste n'aurait aucune possibilité de recourir au calcul économique. C'est pourquoi il ne peut pas être considéré comme un système d'organisation économique de la société. Il est une façon de désintégrer la coopération sociale et de conduire à la pauvreté et au chaos.
En traitant de la question de la liberté, on ne fait pas allusion au problème économique essentiel de l'antagonisme entre capitalisme et socialisme. On souligne plutôt que l'homme occidental, contrairement aux Asiatiques, est un être adapté à la vie en liberté et formé par la vie en liberté. Les civilisations de Chine, du Japon, de l'Inde et des pays musulmans du Proche-Orient tels qu'ils existaient avant que ces nations ne se familiarisent avec le mode de vie occidental, ne peuvent certainement pas être écartées comme simple barbarie. Ces peuples, il y a déjà plusieurs centaines, voire plusieurs milliers d'années, engendrèrent de merveilleuses réalisations dans les arts industriels, en architecture, en littérature, en philosophie et dans le développement des institutions éducatives. Ils fondèrent et organisèrent de puissants empires. Mais leur effort s'interrompirent alors, leurs cultures s'engourdirent et ils perdirent leur capacité de se débrouiller avec succès face aux problèmes économiques. Leur génie intellectuel et artistique s'évanouit. Leurs artistes et leurs auteurs copièrent carrément les modèles traditionnels. Leurs théologiens, philosophes et spécialistes du droit s'adonnèrent à des exégèses constantes des œuvres anciennes. Les monuments érigés par leurs ancêtres s'effondrèrent. Leurs empires se désintégrèrent. Leurs citoyens perdirent vigueur et énergie, et devinrent apathiques face à l'appauvrissement et au déclin progressifs.
Les anciens ouvrages de philosophie et de poésie orientales peuvent être comparés avec les plus grandes œuvres occidentales. Mais pendant plusieurs siècles, l'Orient ne généra aucun livre important. L'histoire intellectuelle et littéraire des époques modernes ne fait guère mention du nom d'un quelconque auteur oriental. L'Orient n'a plus participé en quoi que ce soit à l'effort intellectuel de l'humanité. Les problèmes et les controverses qui agitèrent l'Occident demeurèrent étrangers à l'Orient. En Europe il y eut de l'agitation ; en Orient il y eut stagnation, indolence et indifférence.
La raison en est évidente. Il manque à l'Orient la chose primordiale, l'idée de liberté vis-à-vis de l'État. L'Orient n'a jamais levé la bannière de la liberté, il n'a jamais essayé de souligner les droits de l'individu face aux pouvoirs des dirigeants. Il n'a jamais remis en question l'arbitraire des despotes. Et, par conséquent, il n'a jamais établi le cadre légal qui protégerait la richesse des citoyens privés contre la confiscation de la part des tyrans. Au contraire, dupés par l'idée que la fortune du riche est la cause de la misère du pauvre, tous ces peuples ont soutenu la pratique des gouvernants consistant à exproprier les hommes d'affaires qui réussissaient. L'accumulation de capital à grande échelle fut ainsi empêchée et ces nations durent se passer de toutes les améliorations demandant un investissement considérable en capital. Aucune « bourgeoisie » ne put se développer et il n'y eut par conséquent aucun public pour encourager et soutenir les auteurs, artistes et inventeurs.
Toutes les voies permettant de se distinguer étaient fermées aux fils du peuple, à l'exception d'une seule. Ils pouvaient essayer de trouver une issue en se mettant au service des princes. La société occidentale était une communauté d'individus pouvant concourir pour les plus hautes récompenses. La société orientale était une agglomération de sujets totalement dépendants des bonnes grâces des souverains. La jeunesse alerte de l'Occident regarde le monde comme un champ d'action dans lequel elle peut gagner la célébrité, l'éminence, les honneurs et la richesse ; rien ne semble trop difficile à son ambition. L'humble progéniture des parents orientaux ne sait faire rien d'autre que de suivre la routine de son environnement. La noble confiance en soi de l'homme occidental a trouvé une expression triomphante dans des dithyrambes comme l'hymne du chœur de Sophocle d'Antigone à propos de l'homme et de son effort d'entreprise et comme la Neuvième Symphonie de Beethoven. Rien de ce genre n'a été entendu en Orient.
Est-il possible que les descendants des bâtisseurs de la civilisation de l'homme blanc renoncent à leur liberté et se rendent volontairement à la suzeraineté du gouvernement omnipotent ? Qu'ils cherchent la satisfaction dans un système où leur seule tâche serait de servir de rouages dans une vaste machine construite et dirigée par un planificateur tout-puissant ? La mentalité des civilisations arrêtées doit-elle balayer les idéaux pour lesquels des milliers et des milliers ont sacrifiés leurs vies ?
Ruere in servitium, ils plongèrent dans la servitude, observa tristement Tacite en parlant des Romains de l'époque de Tibère.
Notes
1. Cf. Otto von Bismark, Gedanken und Erinnerungen, vol. 1 (New York : Cotta, 1898), p. 1.
2. Cf. Bismarck, Gedanken und Erinnerungen, New York, 1898, vol. I, p. 1.
3. Cf. H. Laski, article « Liberty » dans Encyclopedia of the Social Science, IX, p. 443.
4. Cf. Laski, loc. cit., p. 446.
5. Cf. Laski, loc. cit., p. 446.
6. Sur les activités de Marx dans les années 1848 et 1849, voir Karl Marx, Chronik seines Lebens in Einzeldaten, publié par l'Institut Marx-Engels-Lénine de Moscou, 1934, pp. 43-81.
7. En 1845, Marx renonça volontairement à sa nationalité prussienne. Quand plus tard, au début des années 1860, il envisagea de faire une carrière politique en Prusse, le gouvernement refusa de lui rendre sa citoyenneté. Une carrière politique se ferma ainsi devant lui. Peut-être que ce fait lui fit décider de rester à Londres.