Monnaie, méthode et marché

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

11. Nationalisme économique et coopération économique pacifique

 

Cet article est tiré d'un discours prononcé en 1943.

La tâche de celui qui a le privilège de parler des problèmes de relations internationales devant une audience constituée de citoyens sérieux et consciencieux est bel et bien ingrate. S'il souhaite accomplir son devoir et montrer les choses telles qu'elles sont, il ne peut s'empêcher de dissiper des illusions, des dévoiler des sophismes et d'exposer la complexité des problèmes en jeu.

Les responsables des épreuves que l'humanité traverse aujourd'hui sont des bandes de vauriens. Ils ont toujours été des individus mauvais et le resteront à tout jamais. Mais le but principal d'une organisation sociale est d'éviter qu'ils ne fassent du mal. Le fait que notre époque ait failli à cet égard est une preuve qu'il y a quelque chose de fondamentalement erroné dans nos institutions et dans nos politiques. Si MM. Hitler et Mussolini étaient nés cinquante ans plus tôt, ils ne seraient probablement jamais devenu célèbres. Ce ne sont pas eux qui ont créé le chaos. Ce sont les conditions chaotiques qui les ont mis à la tête de deux grandes nations et leur ont donné le pouvoir de nuire à des millions de gens pacifiques.

En revenant sur l'histoire des cent dernières années, nous devons nous rendre compte du triste fait que d'éminents auteurs ont prêché l'évangile de la guerre, de la violence et de l'usurpation, et qu'ils ont dénigré les tentatives de promouvoir la paix et la bonne volonté entre les nations. Ce phénomène ne se limitait pas à l'Allemagne. Il y avait par exemple l'Écossais Thomas Carlyle, qui glorifiait le Roi de Prusse Frédéric II, agresseur et tyran sans pitié. Il y avait l'Anglais John Ruskin, le fanatique amateur d'art, qui déclarait que « la guerre était le fondement des arts et de toutes les hautes vertus et facultés de l'homme ». Il y avait le Français Georges Sorel, père du syndicalisme français et maître à penser à la fois de Lénine et de Mussolini, qui défendait la violence, la brutalité et la cruauté. Il y avait enfin les professeur allemands qui affirmaient que la chose la plus désirable pour une nation était d'être toujours en guerre.

Telle est la dure réalité. Les guerres mondiales ne sont toutefois pas menées afin de se conformer aux enseignements de ces auteurs distingués. La Trahison des clercs 1, la trahison des intellectuels pour reprendre l'expression par laquelle le Français Julien Benda avait stigmatisé cette attitude de nombreux auteurs, est un phénomène historique déplorable. Mais elle n'est pas responsable des terribles événements de notre temps. Elle n'a pas entraîné les conflits qui sont la cause de ces guerres.

De nombreuses personnes confondent chauvinisme et nationalisme et considèrent le chauvinisme comme la cause principale du choc des nations. Le chauvinisme consiste à surestimer de manière prétentieuse les qualités et réalisations de sa propre nation et à dénigrer tous les autres peuples. Il s'agit d'une disposition d'esprit qui ne se manifeste guère plus chez les philistins à l'esprit étroit que la vanité et l'arrogance personnelles. Ce n'est certainement pas une vertu. Mais elle ne conduit pas à l'action et aux aventures politiques. Les Allemands ne se sont pas lancés dans les conquêtes parce qu'ils étaient, comme le Français Joseph Arthur comte de Gobineau et l'Anglais Houston Stewart Chamberlain le leur avaient dit, la seule race véritablement humaine, tous les autres peuples n'étant que des bons à rien et des perdants. Ils sont agressifs parce qu'ils croient que le nationalisme agressif est la meilleure et la seule méthode pour promouvoir leur bien-être matériel.

M. Carlton Hayes, anciennement de l'Université de Columbia et aujourd'hui ambassadeur des États-Unis en Espagne, et le professeur Walter Sulzbach, anciennement de l'Université de Francfort et aujourd'hui à Pomona College, en Californie, nous ont offert de brillantes analyses du chauvinisme 2. Mais ils se trompent tous les deux en confondant nationalisme et chauvinisme. Le chauvinisme n'a par ailleurs pas engendré le nationalisme. Son seul rôle dans le projet des politiques nationalistes est d'être un ornement dans les manifestations et les festivals du nationalisme. Les gens sont remplis de joie et de fierté quand les orateurs officiels les saluent comme l'élite de l'humanité, louent les mérites immortels de leurs ancêtres et l'invincibilité de leurs forces armées. Mais quand les mots s'évanouissent et que la célébration touche à sa fin, les participants retournent chez eux et vont se recoucher. Il ne montent pas sur le cheval de bataille.

Le nationalisme ne peut pas être expliqué ou excusé par une intoxication de chauvinisme. C'est une politique de politiciens machiavéliques lucides, c'est le résultat d'un raisonnement, d'un raisonnement malheureux bien sûr. Des livres savants, pleins d'idées, bien entendu d'idées erronées, ont soigneusement élaboré les doctrines dont l'application a conduit au choc des nations, à des guerres sanglantes et à la destruction.

Il y a environ quatre-vingts ans, l'opinion publique du monde entier était presque unanime pour croire que l'humanité était au seuil d'une époque de coopération pacifique sans troubles entre toutes les nations. Il n'y avait aucun mouvement pacifique organisé en ce temps. Les gens ne basaient pas leur conviction que les guerres disparaîtraient sur l'action des sociétés pacifistes mais sur le fait que le libéralisme était sur le point d'abolir les racines de la guerre. Dans un monde de gouvernements populaires et de libre-échange total il n'existe pas, disaient-ils, de conflits entre les différentes nations. La guerre deviendrait obsolète parce qu'il serait inutile de se battre et de faire des conquêtes.

Les princes et les rois, affirmaient-ils, sont avides de conquêtes parce qu'ils peuvent accroître leur pouvoir et leur revenu personnel en annexant une province. Mais une nation démocratique ne peut pas obtenir le moindre profit de l'agrandissement de son territoire. La seule chose qu'il faille faire en faveur de la paix éternelle est d'écarter les tyrans qui s'opposent au gouvernement démocratique. Quelques guerres et révolutions sont encore inévitables en vue d'accomplir cette tâche. Mais une fois que la démocratie sera assurée dans le monde, la paix y sera assurée elle aussi.

Tels étaient les principes du président Wilson. Assurer la démocratie dans le monde et y assurer la paix était une chose aux yeux de ce grand humaniste. Éliminer le Kaiser et ses Junkers 3 et vous aurez établi la paix éternelle. La guerre contre les Hohenzollern, mais pas contre le peuple allemand, devait être la dernière guerre, la guerre pour l'abolition de toutes les guerres.

Mais malheureusement le président Wilson et ses collaborateurs à l'esprit noble n'avaient pas compris que leur thèse principale n'est correcte que si le libre-échange intégral a cours. Si les lois, l'administration et les tribunaux ne pratiquent pas de discrimination entre les citoyens et les étrangers, si tout le monde est libre de vivre et de travailler tranquillement où il le veut, si le transfert de main-d'œuvre, de capital et de biens d'un pays à l'autre n'est soumis à aucune réglementation ou taxation, peu importe alors pour le citoyen individuel que son pays soit plus grand ou plus petit et où se trouvent les frontières politiques. Aucun citoyen ne peut s'attendre à tirer le moindre profit de l'annexion à son pays d'un bout de terrain appartenant autrefois à une autre nation. Les guerres ne paient plus, elles sont inutiles.

La réalité dans laquelle nous vivons et tranchons nos questions politiques est très différente de celle de l'utopie libérale que dépeignaient et que recherchaient Frédéric Bastiat et Richard Cobden. Notre époque n'est pas celle du laissez-faire laissez-passer, mais celle du nationalisme économique. Tous les gouvernements désirent promouvoir le bien-être de leurs citoyens, ou de certains groupes parmi leurs citoyens, en faisant du tort aux étrangers. Les biens étrangers sont exclus du marché intérieur ou n'y sont autorisés qu'après le paiement d'une taxe d'importation. La main-d'œuvre étrangère est écartée du marché intérieur du travail. Les capitaux étrangers sont susceptibles d'être confisqués. Le nationalisme économique doit nécessairement aboutir à la guerre à chaque fois que ceux qui en subissent les dommages croient être suffisamment forts pour éliminer, par le recours à l'action armée violente, les mesures nuisant à leur propre bien-être.

La politique d'une nation forme un tout. La politique étrangère et la politique intérieure sont étroitement liées, elles se conditionnent l'une l'autre. Le nationalisme économique est le corollaire des politiques intérieures actuelles d'intrusion du gouvernement dans les affaires et de planification nationale tout comme le libre-échange était le complément de la liberté économique intérieure. Il peut y avoir du protectionnisme dans un pays connaissant le libre-échange à l'intérieur de ses frontières, mais là où il n'y a pas de libre-échange intérieur le protectionnisme est indispensable. Le pouvoir d'un gouvernement national est limité au territoire sur lequel il exerce sa souveraineté. Il n'a pas le pouvoir d'intervenir directement sur la situation à l'étranger. Là où le libre-échange extérieur existe, la concurrence étrangère s'opposerait même à court terme aux buts poursuivis par les diverses mesures d'intervention gouvernementale dans les affaires intérieures. Là où le marché intérieur n'est pas dans une certaine mesure isolé des marchés étrangers il ne peut être nullement question de contrôle par le gouvernement. Plus une nation va loin dans la voie de la réglementation publique et de l'autoritarisme, plus elle est poussée vers l'isolement économique. La division internationale du travail devient suspecte parce qu'elle empêche le plein usage de la souveraineté nationale. La tendance à l'autarcie est fondamentalement une tendance de la politique économique intérieure : elle résulte des tentatives pour rendre l'État tout-puissant dans le domaine économique.

Dans un tel monde de nationalisme économique tout citoyen a un intérêt matériel à supprimer les mesures par lesquelles les gouvernements étrangers nuisent à ses intérêts. Tout citoyen est donc désireux de voir son propre pays fort et puissant parce qu'il s'attend à tirer un avantage personnel de sa puissance militaire. Les petites nations ne peuvent éviter de souffrir du nationalisme économique des autres nations. Mais les grandes nations mettent leur confiance dans la valeur de leurs forces armées. Le bellicisme actuel n'est pas le résultat de la cupidité des princes ou des oligarchies de Junkers : c'est une politique de groupes de pression dont la marque distinctive réside dans les méthodes employées mais pas dans les motivations ou les objectifs.

Il est par conséquent inutile de dire aux agresseurs, comme le font les pacifistes : Ne vous battez pas ; même une guerre victorieuse ne rapporte rien ; vous ne pouvez tirer aucun profit de vos conquêtes. Ces agresseurs sont convaincus que la victoire paie. Les Japonais raisonnent ainsi : Si nous conquérons l'Australie et permettons ainsi à 20 millions de Japonais de s'y établir, nous augmenterons le taux des salaires et le niveau de vie de tous les Japonais, que ce soit pour les émigrés ou pour ceux qui sont restés au pays. Il n'y a qu'un contre-argument qu'ils acceptent : la victoire du pays attaqué. A notre époque de nationalisme économique la seule méthode pour éviter la guerre est de s'armer. Surveillez vos frontières jour et nuit !

L'expérience de Genève n'a pas échoué parce que l'Amérique n'avait pas rejoint la Société des nations ou parce sa Charte 4 n'était pas satisfaisante. Elle a échoué parce qu'il était vain de chercher la coopération pacifique entre des nations se battant entre elles de manière inébranlable dans la sphère économique.

Cette guerre n'a pas été causée seulement par le nazisme et par les Japonais. L'incapacité de toutes les autres nations à arrêter à temps la montée du nazisme et à ériger une barrière contre la nouvelle agression germanique contribua tout autant à l'arrivée du désastre que les événements de l'évolution intérieure en Allemagne. Il n'y avait pas de secret autour des ambitions des nazis et de leurs amis italiens et japonais. Les nazis eux-mêmes en faisaient la publicité dans d'innombrables livres et brochures ainsi que dans leurs journaux et périodiques. Personne ne peut reprocher aux agresseurs d'avoir concocté leurs coups de manière clandestine. Il était en réalité facile de tout connaître de leurs plans. Cette Seconde Guerre mondiale ne se serait jamais déclenchée si les nazis s'étaient attendus à rencontrer dès le premier jour l'hostilité d'un front uni et convenablement armé de toutes les nations qui sont aujourd'hui alliées pour le combattre. Mais une telle union ne put pas être mise sur pied à temps entre des nations menant une guerre économique permanente entre elles.

Mon rôle n'est pas de débattre des événements du passé. J'ai uniquement mentionné ces faits pour démontrer ce qu'il faut faire pour l'avenir.

Il n'est pas difficile de rédiger des propositions apparemment excellentes pour une reconstruction d'après-guerre et pour une paix durable lorsque l'on est disposé à faire abstraction de la dure réalité et que l'on se laisse aller à des rêveries. Si le nationalisme économique n'existait pas, si le libre-échange intégral était en vigueur, il ne serait même pas nécessaire de prévoir des institutions et des dispositions spéciales pour garantir la paix. En l'absence d'intérêts conflictuels il n'y a pas de guerre. Mais nous ne devons pas espérer que le nationalisme économique disparaisse dans un futur proche car toutes les nations sont fermement résolues à ne pas revenir à ce qu'elles appellent le laissez-faire intérieur.

Voilà ma principale objection à la plate-forme pacifiste présentée par le distingué savant anglais Sir Norman Angell. Le raisonnement de Sir Norman serait tout à fait correct s'il n'y avait pas de conflit d'intérêts économiques. Mais cette hypothèse est malheureusement illusoire.

Les pacifistes suggèrent une autorité mondiale, un tribunal mondial pour trancher les conflits et une force de police internationale pour faire appliquer les règlements de l'autorité mondiale et les décisions du tribunal international. Mais comment ce gouvernement mondial serait-il organisé ?

La Société des nations n'était pas un gouvernement mondial mais plutôt un club des nations. Vous êtes libres d'adhérer à un club et vous êtes tout aussi libre d'en partir. La majorité n'a pas le droit d'imposer sa propre volonté à une minorité dissidente. De telles conditions d'association sont bien entendu incompatibles avec un gouvernement. L'essence du gouvernement est la contrainte et la coercition face aux individus qui ne sont pas disposés à obéir spontanément. Dans une constitution démocratique la majorité a le pouvoir de faire respecter sa volonté aux minorités dissidentes. Le premier pas nécessaire pour pouvoir transformer l'impuissante Société des nations en une institution plus efficace est de mettre en place une procédure de vote et de détermination de la volonté de la majorité.

Mais comment faudrait-il effectuer le vote ? Si chaque nation a un droit de vote, le Luxembourg et l'Estonie auraient à eux deux deux votes et la Grande-Bretagne un seul. Les vingt républiques d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud auraient 20 votes contre un seul pour les États-Unis.

Une autre solution serait d'accorder à chaque nation un nombre de votes correspondant au chiffre de sa population. Ce serait véritablement démocratique. Mais alors les peuples d'Asie et d'Afrique dépasseraient de loin les peuples les plus avancés, ceux qui ont créé la civilisation occidentale. Que se passerait-il si la majorité déclarait que les barrières à l'immigration étaient contraires aux principes fondamentaux de la coopération internationale et qu'elles devraient être abolies ? Les citoyens d'Australie ou de Nouvelle-Zélande accepteraient-ils une telle décision ?

Ne nous faisons pas d'illusions. Il existe des différences de civilisation et de niveaux de vie qui rendent inutiles tous les plans visant à instaurer immédiatement un gouvernement démocratique mondial. Il y a plus de 600 millions de Chrétiens dans le monde et plus de 1 500 membres d'autres groupes religieux. Presque les deux tiers de la population mondiale sont pratiquement analphabètes. Il y a des conflits d'intérêts économiques. Les citoyens des pays comparativement sous-peuplés ne veulent pas accueillir l'immigration issue de pays comparativement surpeuplés. Aucun pays n'est prêt à ouvrir ses frontières aux produits étrangers.

Les pères de la Société des nations et les partisans de tous les projets de communauté mondiale des nations n'avaient pas tenu compte de ce que nos contemporains n'avaient pas du tout la seule mentalité qui permette la coopération internationale pacifique. Ils étaient empressés de bâtir des institutions, des bureaux et des tribunaux, de rédiger les articles de traités et de pactes. Mais ce qu'il faut c'est changer l'opinion publique et remplacer l'esprit de haine et de rivalité mutuelles par un esprit de coopération mutuelle. Les pacifistes ont parfaitement raison d'affirmer que notre civilisation est basée sur la division internationale du travail et qu'elle est vouée à l'échec si nous ne parvenons pas à éliminer la guerre. Mais nos contemporains sont possédés par l'idée qu'interdire l'accès aux produits étrangers et aux immigrants est la meilleure façon de servir les intérêts de leur nation. Un retour au libre-échange, au laissez faire laissez passer est pour eux hors de question.

Nous devons tout d'abord essayer de changer cette mentalité. Un petit groupe d'économistes veut démontrer que le nationalisme économique nuit aux intérêts bien compris de tous les hommes, de toutes les nations et que tout le monde devrait vouloir le libre-échange, non pas pour le bien des étrangers mais pour le bien de leur propre peuple. Même si toutes les autres nations s'accrochent au protectionnisme, chaque nation sert au mieux son propre bien-être avec le libre-échange. J'espère que ces tentatives réussiront. Mais un changement radical d'idéologies prend beaucoup de temps. Des années doivent s'écouler, des générations doivent passer, de nouvelles époques doivent surgir avant qu'un tel changement ne puisse être attendu, même dans le cas le plus favorable. Nous ne devons pas abandonner l'idée d'une communauté des nations, mais proposer quelque chose pour la période de transition. Nous ne devons pas oublier la tâche de notre époque simplement parce qu'un futur plus lointain apportera une solution parfaite. Nous avons aujourd'hui à faire face à un problème urgent. Nous devons éviter une troisième guerre mondiale. A la veille de la victoire nous devons prévoir un système qui rendra impossible aux nations militaristes de s'embarquer dans une nouvelle agression.

Tels sont les objectifs de diverses propositions suggérées par des auteurs distingués. Ces hommes ne rejettent pas l'idée d'une Société des nations universelle ou de statuts comme celui du pacte Kellogg-Briand 5. Ils sont seulement suffisamment réalistes pour comprendre qu'en l'absence d'une idéologie convenable un projet universel ne peut marcher qu'après une longue période de transition. Ils tiennent compte du fait que la mentalité agressive de deux cents cinquante millions d'Allemands, d'Italiens, de Japonais, de Hongrois, de Roumains et de Slovaques ne peut pas changer du jour au lendemain. Ils cherchent un expédient, une mesure d'urgence, pour ainsi dire, pour l'immédiat.

Il n'est pas de mon intention de faire la publicité d'un quelconque remède. Au contraire, je suis plutôt sceptique quant à ces propositions. Mais je crois qu'il est du devoir de tout homme sérieux et consciencieux de les examiner soigneusement. M. Clarence Streit a rendu un grand service à l'humanité, même si l'examen de son projet montre qu'il est impossible à mettre en œuvre dans les conditions idéologiques actuelles. Il a essayé de trouver une issue au dilemme : revenir au libre-échange parfait ou à des guerres incessantes.

L'idée de base de M. Streit est la suivante : afin d'éviter une nouvelle agression il est nécessaire de rendre permanente et durable la coopération entre les démocraties occidentales aujourd'hui unies dans la lutte contre l'Allemagne et le Japon. L'alliance militaire et politique actuelle doit être transformée en une union permanente, en un bloc solide qu'aucune intrigue étrangère ne pourrait détruire. Une telle union puissante empêcherait le réarmement des agresseurs vaincus et préserverait ainsi la paix. A l'inverse, il est assez évident qu'un retour à la situation qui prévalait dans la période de l'entre-deux-guerres aboutirait en fin de compte à une nouvelle guerre.

Les nations qui doivent former cette union doivent abandonner des points essentiels de leur souveraineté à l'autorité supranationale. Elles doivent mettre leurs politiques étrangères et leurs forces armées en commun et doivent s'arrêter de se battre les unes contre les autres dans le domaine économique. Elles doivent mettre sur pied une union douanière et une union monétaire permanentes. Bref, elles doivent former une nouvelle fédération.

Il n'est pas nécessaire de s'étendre plus en détail sur le projet de M. Streit ou sur d'autres projets similaires pour d'autres régions du monde, par exemple pour l'ensemble de l'Europe — la Paneurope du comte Coudenhove-Kaleigi — ou pour l'Europe de l'Est ou la zone du Danube. La marque distinctive de tous ces plans est de proposer la formation d'une nouvelle fédération supranationale.

Nous sommes revenus à notre point de départ. Ce n'est pas seulement une communauté mondiale des nations qui est incompatible avec la continuation du nationalisme économique, il en va de même pour une union fédérale d'un plus petit groupe de nations. Ce qui rend vains tous ces projets pour établir un ordre d'après-guerre, c'est la doctrine actuelle de l'intrusion du gouvernement dans les affaires économiques. Dans tous les pays il se trouve de puissants groupes de pression qui s'opposent à toute remise en cause de leurs privilèges acquis.

Je n'ai pas le moins du monde exagéré les conséquences néfastes du nationalisme économique. Au contraire. J'ai essayé de ne pas parler du délicat problème des barrières à l'immigration. Je suis suffisamment optimiste pour croire que ces seules barrières n'empêcheraient pas les tentatives de coopération internationale. Mais le protectionnisme les empêche. Et le protectionnisme est indispensable si le gouvernement intervient dans les affaires économiques.

Je ne me réfère pas au problème de nations bellicistes comme l'Allemagne, le Japon et l'Italie. Quelles que puissent être leurs aspirations, elles ne pourraient jamais se lancer dans une nouvelle guerre si toutes les républiques américaines, la Grande-Bretagne, les colonies britanniques et les petites démocraties européennes sont unies au sein d'un solide bloc de peuples pacifiques. Mais un tel bloc ne peut pas durer avec le protectionnisme. Si les éleveurs argentins se sentent victimes de la politique des États-Unis à propos des importations de bœuf et si les couturières de Paris souffrent des mesures britanniques concernant les importations dans l'industrie de l'habillement, ils ne voudront pas rester dans l'union. Mais, d'un autre côté, ils ne sont pas prêts à voir presque tous les pouvoirs aujourd'hui entre les mains de leurs gouvernements nationaux transférés à une autorité supranationale. Ils s'indignent déjà de la concentration d'un nombre de plus en plus grand de pouvoirs dans leurs capitales nationales respectives et ils seraient encore plus choqués par l'instauration du corps bureaucratique cent fois plus gros de la nouvelle autorité supranationale.

La coexistence pacifique de nations souveraines n'est possible que si chaque nation individuelle est convaincue qu'il serait contraire à ses propres intérêts égoïstes d'entraver la libre circulation du capital, de la main-d'œuvre et des produits. Une telle politique de libre-échange présuppose le libre-échange intérieur, le laissez-faire généralement décrié aujourd'hui. Le contrôle de l'économie par le gouvernement aboutit à des conflits d'intérêts nationaux auxquels on n'a jusqu'à présent pas trouvé de solution pacifique.

C'est une illusion de croire que de tels conflits pourraient être tranchés par l'arbitrage de tribunaux impartiaux. Un tribunal ne peut rendre la justice que d'après les articles d'un code. Mais ce sont précisément ces prescriptions et ces règles qui sont contestées. Faisons abstraction du problème des barrières à l'immigration et concentrons notre discussion sur le problème des seules barrières commerciales. Les peuples des régions comparativement surpeuplées de l'Europe et de l'Asie, l'immense majorité de la population de la planète, considèrent les barrières commerciales des zones comparativement sous-peuplées comme le principal obstacle au progrès de leur bien-être matériel. Ils disent ne pas avoir accès aux matières premières et au commerce mondial. Je ne souhaite pas citer l'énoncé de ces griefs par les représentants de nations d'agresseurs. Il existe dans le monde actuel une autorité qui est au-dessus des partis. Le Pape n'est pas partie prenante dans le conflit. Il y a des catholiques des deux côtés et le Pape n'est d'aucun côté. Il est donc particulièrement important de connaître les idées du plus haut dignitaire de l'Église romaine concernant le futur ordre mondial. Voici ce qu'a dit le pape dans son message radiodiffusé du 24 décembre 1941 [http://www.vatican.va/holy_father/pius_xii/speeches/documents/hf_p-xii_spe_19411224_radiomessage-peace_it.html], quelques jours seulement après l'entrée en guerre du principal pays catholique :

Dans le cadre d'un nouvel ordre fondé sur des principes moraux, il n'y a pas de place pour cet égoïsme froid et calculateur qui tend à économiser les ressources économiques et matérielles destinées à tous, à un point tel que les nations les moins favorisées par la nature n'y aient pas accès.

A cet égard, c'est pour nous une source de consolation que de voir admise la nécessité d'une participation de tous aux richesses de la terre, y compris dans les nations qui selon ce principe font partie de la catégorie de ceux qui « donnent » et non de ceux qui « reçoivent ».

Le Pape ne s'était pas trompé en affirmant que ces principes sont reconnus par toutes les nations, par celles qui selon lui « donnent » tout autant que par celles qui selon lui « reçoivent ». La preuve en est fournie par le Point Quatre de la Charte atlantique 6. On y lit : Ils, c'est-à-dire les gouvernements des États-Unis et du Royaume-Uni, s'efforceront, dans le respect intégral de leurs obligations déjà existantes, de favoriser l'accès de tous les États, petits ou grands, vainqueurs ou vaincus, et dans des conditions égales, au commerce et aux matières premières du monde qui sont nécessaire à leur prospérité économique.

Le Pape n'est évidemment pas un économiste. Si c'était un économiste il n'aurait pas considéré le libre-échange comme une concession accordée par un groupe de nations au seul bénéfice d'autres nations. Il aurait souligné que le libre-échange sert au mieux les deux parties et qu'il est inadéquat de parler à cet égard de libre-échange entre des gens qui donnent et d'autres qui reçoivent.

Mais quoi qu'il en soit, le principal point est le fait que les gouvernements des deux plus grandes puissances du monde et le dirigeant de la plus grande communauté religieuse sont d'accord sur l'importance du problème du commerce. Il y a encore loin de cette reconnaissance théorique du problème à une solution satisfaisante. Les obstacles à surmonter sont énormes et il ne faut rien de moins qu'un changement radical des doctrines généralement acceptées. Mais si quelque chose est source d'optimisme, c'est le fait que les gens commencent à se rendre compte que le libre-échange est une condition indispensable à une paix durable.



Notes

1. 1928.

2. Carleton J. H. Hayes, The Historical Evolution of Modern Nationalism (New York : Richard R. Smith, 1931) ; Walter Sulzbach, National Consciousness (Washington, D.C.: American Council on Public Affairs, 1943). Note de l'édition américaine.

3. Les Junkers étaient membres de l'aristocratie prussienne devant allégeance au Kaiser. Note de l'édition américaine.

4. La Charte de la Société des nations fut signé le 28 avril 1919 et était composée de 26 articles proposant un accord pour régler pacifiquement de manière collective les conflits en vue d'obtenir une coopération économique et sociale mondiale. Il faut garder à l'esprit que la Première Guerre mondiale venait juste de se terminer en Europe avant cette tentative. Tant qu'il y a des restrictions portant sur les marché à l'importation ou à l'exportation et des interventions du gouvernement destinées à protéger les industries, il y aura inévitablement des heurts conduisant à des conflits. Note de l'édition américaine.

5. Traité renonçant à la guerre en tant qu'instrument de politique nationale et accord par les membres signataires de ne pas chercher à régler un conflit en dehors des moyens pacifiques. Il y avait des exceptions destinées à permettre l'usage de l'action militaire en cas d'autodéfense et pour faire respecter les obligations d'un traité. Le traité ne prévoyait pas de sanctions en cas de rupture de l'accord, de sorte que les 63 nations l'ayant signé le 24 juillet 1929 le considéraient comme une un document formel. Note de l'édition américaine.

6. La Charte atlantique résultait de plusieurs réunions — entre le président américain Franklin D. Roosevelt et le premier ministre britannique Winston Churchill en août 1941. Le cœur de la Charte était un programme en 8 points destiné à garantir « un avenir meilleur pour l'humanité » par le renoncement à la recherche de nouveaux territoires ; le droit à l'autodétermination et à l'autonomie pour tous les peuples ; l'accès au commerce et aux matières premières ; et une fois la paix instaurée toutes les nations devaient abandonner l'usage de la force. La Charte fut pas la suite incorporée dans la Déclaration des Nations Unies, le 1er janvier 1942. Note de l'édition américaine.


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