par Ludwig von Mises
traduit par Hervé de Quengo
Manuscrit daté du 5 mai 1943.
Il existe une ambiguïté considérable concernant la terminologie devant être utilisée pour traiter des problèmes des relations économiques internationales. Il semble par conséquent approprié de débuter par une définition claire de certains termes.
Le chauvinisme est une surestimation des réalisations et des qualités de sa propre nation et un dénigrement des autres nations. En tant que tel il ne conduit à aucune action politique.
Le patriotisme est l'ardeur vis-à-vis du bien-être, de l'épanouissement et de la liberté de sa propre nation. Mais les patriotes ne sont pas d'accord entre eux quant aux moyens à utiliser pour parvenir à cette fin.
Les libre-échangistes (c'est-à-dire les libéraux au sens ancien, rattaché au terme de libéralisme, qui sont aujourd'hui la plupart du temps décriés par les soi-disant « progressistes » comme des orthodoxes, des réactionnaires, des royalistes économiques, des hommes de Manchester 1 ou des partisans du laissez-faire) veulent rendre leur propre nation prospère par le biais du libre-échange et par son incorporation pacifique à la communauté mondiale de la division internationale du travail. Ils préconisent le libre-échange non pas pour le bien des autres nations, mais du point de vue des intérêts bien compris ou à long terme de leur propre nation. Ils sont convaincus que même si toutes les autres nations s'accrochent au protectionnisme, une nation sert le mieux son propre bien-être par le libre-échange.
Les nationalistes, au contraire, croient qu'une nation ne peut pas améliorer son propre bien-être autrement qu'en nuisant aux autres nations. Le nationalisme agressif ou militaire recherche la conquête et la soumission des autres nations par les armes. Le nationalisme économique essaie de promouvoir le bien-être de sa propre nation ou de certains de ses groupes en infligeant des nuisances aux étrangers par des mesures économiques, par exemple avec des barrières à l'immigration ou au commerce, en confisquant les investissements étrangers, en répudiant les dettes étrangères, en dévaluant sa devise et par un contrôle des changes.
Le nationalisme économique aboutit à la guerre si quelques nations croient être assez puissantes pour éliminer, par l'action militaire, les mesures prises par les pays étrangers qu'elles considèrent comme nuisant à leurs propres intérêts.
Les libre-échangistes veulent rendre la paix durable par l'élimination des racines du conflit. Si tout le monde est libre de vivre et de travailler où il le veut, s'il n'y a aucune barrière à la libre circulation de la main-d'œuvre, du capital et des biens et si l'administration, la législation et les tribunaux ne pratiquent aucune discrimination entre les citoyens et les étrangers, le citoyen individuel ne s'intéressera pas à la question de savoir où se situent les frontières politiques et si son pays est plus ou moins grand. Il ne pourrait tirer aucun profit de la conquête d'une province. Dans un tel monde idéal — Jeffersonien — de démocratie et de libre-échange la guerre ne paie pas.
Les nationalistes, au contraire, affirment que la paix est en elle-même un mal et que la guerre est, comme le disait l'auteur anglais John Ruskin, « le fondement des arts et de toutes les hautes vertus et facultés de l'homme ». Les nazis considéraient par conséquent que l'état le plus souhaitable pour une nation était « d'être toujours en guerre », et Mussolini exaltait « la vie dangereuse ». Les Japonais adhéraient aux mêmes principes.
Le pacifisme est la croyance que la seule chose requise pour abolir la guerre est de bâtir une organisation internationale et d'établir un tribunal international mondial dont une force de police mondiale devrait faire respecter les décisions.
Les nobles fondateurs de la Société des nations se laissèrent guider par ce type de pacifisme. Ils avaient raison de penser que les gouvernements autocratiques étaient bellicistes alors que les nations démocratiques ne peuvent retirer aucun profit de la conquête et sont donc partisanes de la paix. Mais ce que le président Wilson et ses collaborateurs n'avaient pas vu était que cela ne vaut que dans un système de propriété privée des biens de production, de libre entreprise et d'économie de marché non entravée. Là où il n'y a pas de liberté économique les choses sont totalement différentes. A notre époque d'étatisme et de socialisme, dans laquelle chaque nation s'empresse de s'isoler et de rechercher l'autarcie, il est tout à fait faux d'affirmer qu'aucun homme ne peut tirer le moindre bénéfice de la conquête. Chaque citoyen a un intérêt matériel à supprimer les mesures par lesquelles les gouvernements étrangers nuisent à ses intérêts économiques.
L'autarcie ou autosuffisance économique est une situation dans laquelle il n'y a aucun commerce extérieur : chaque nation ne consomme que les biens produits à l'intérieur de ses propres frontières. Aucune nation contemporaine n'est disposée à admettre ouvertement qu'elle recherche l'autarcie. Mais comme chaque nation désire restreindre les importations et que les exportations doivent nécessairement diminuer de manière concomitante, nous pouvons qualifier d'autarciques les politiques économiques de la décennie ayant précédé la guerre actuelle.
Dans les années 1860 l'opinion publique était presque unanime pour penser que le monde était à la veille d'une ère de libre-échange et de paix éternels. Certes, il n'y avait qu'une seule grande nation à avoir épousé sans conditions le principe du libre-échange : le Grande-Bretagne. Mais il semblait qu'une tendance générale à l'abolition graduelle des barrières commerciales prévalait dans toute l'Europe. Chaque nouveau traité commercial entre des nations civilisées et politiquement avancées apportait une réduction des tarifs douaniers et comportait la clause de la nation la plus favorisée. Les enseignements de Ricardo et de John Stuart Mill, de Cobden et de Bastiat, rencontraient l'approbation générale. Les gens étaient assez optimistes pour compter sur le fait que les barrières commerciales et la guerre étaient vouées à disparaître avec d'autres vestiges de l'âge des ténèbres, comme le despotisme, l'intolérance, l'esclavage et la servitude, la superstition et la torture.
Toutefois, la majeure partie du monde connaissait encore les tarifs. Il y avait deux groupes de pays protectionnistes.
Il y avait d'un côté les pays du continent européen qui s'étaient depuis longtemps embarqués dans une politique mercantiliste 2 de protection. Les gens étaient convaincus que ces nations apprendraient rapidement que le protectionnisme ne favorise pas mais pénalise sérieusement leur propre bien-être matériel et reviendraient au libre-échange.
De l'autre côté il y avait les anciennes colonies, les pays peuplés par les descendants de colons européens. Ces pays avaient autrefois considéré les taxes sur les importations comme le moyen le plus pratique de taxer leurs citoyens. Leurs tarifs n'avaient à l'origine que des objectifs fiscaux. Avec l'évolution progressive de la civilisation économique et l'accroissement du chiffre de la population, ces tarifs changèrent de nature et fournirent une ample protection aux industries nationales en croissance. Au milieu du XIXe siècle ils étaient déjà, particulièrement aux États-Unis, plus efficace à cet égard que ceux des puissances les plus protectionnistes d'Europe : l'Autriche et la Russie. Cependant, les optimistes espéraient qu'au moins les États-Unis dépasseraient ce qu'ils qualifiaient de vestiges du passé colonial.
Les optimistes avaient totalement tort. Les nations protectionnistes n'abandonnèrent pas la protection mais augmentèrent leurs tarifs ; en outre les pays qui connaissaient le libre-échange se tournèrent eux-mêmes vers la protection. La Grande-Bretagne et la Suisse, autrefois championnes du libre-échange, sont aujourd'hui des partisans fanatiques des méthodes les plus radicales du nationalisme économique.
Le retour au protectionnisme, l'aggravation progressive des restrictions commerciales par la multiplication des taxes sur les importations et l'application de nouvelles méthodes pour empêcher les importations, ainsi que l'évolution du système des tarifs en système dans lequel tous les types de transactions commerciales avec des étrangers (y compris le tourisme, la consultation de médecins étrangers et l'éducation dans les écoles étrangères) nécessitent la délivrance d'une licence spéciale de la part des autorités — tout cela ne résulte pas d'un changement dans la théorie du commerce extérieur. Les tentatives désespérées des avocats de la protection pour réfuter les affirmations des économistes classiques concernant les conséquences du libre-échange et de la protection ont lamentablement échoué. Tout ce qu'ils purent démontré fut que dans des conditions spéciales les intérêts de certains groupes de la population peuvent retirer des bénéfices temporaires de la protection. Mais les économistes ne l'ont jamais nié. Ce qu'ils affirmaient étaient la chose suivante :
1. Si la protection est accordée à une seule branche de la production ou uniquement à quelques-unes, les privilégiés obtiendront un bénéfice au dépens du reste de la nation.
2. Si la protection est accordée dans la même proportion à toutes les branches de la production nationale (« lückenloser Schutz der nationalen Arbeit, » comme l'appelait les Allemands), personne ne peut obtenir de profit net. Le profit que fait d'une part un homme en tant que producteur, il le perd de l'autre en tant que consommateur. En outre, tout le monde est frappé par le fait que la production est détournée des lignes où sa productivité physique est la plus grande : le fait que l'on exploite dans des conditions moins favorables, alors que d'autres conditions plus favorables restent inusitées, nuit à toutes les nations et à chaque individu.
3. Il est vain d'essayer « d'améliorer » la balance commerciale par des restrictions sur les importations. Car hormis les transactions de capitaux (investissements étrangers, prêts étrangers et paiements qui en résultent), les dons et les tributs, la valeur totale des biens vendus et des services rendus aux étrangers est exactement égale à la valeur des biens et des services reçus.
4. L'avantage découlant du commerce extérieur réside entièrement dans les importations. Les exportations ne sont que le paiement des importations. S'il était possible d'importer sans exporter du tout, le pays importateur ne souffrirait pas : il jouirait de la prospérité.
On a sans arrêt affirmé que la situation avait changé depuis l'époque de Ricardo et que ses conclusions n'étaient plus valables dans les conditions actuelles. Toutefois, ceci aussi est erroné.
Ricardo supposait qu'il n'y avait aucune mobilité du capital et de la main-d'œuvre, mais que par ailleurs il y avait une certaine mobilité des biens. (S'il n'y a pas non plus la moindre mobilité des biens, alors chaque nation vie en parfaite autarcie et il n'est plus question d'un quelconque commerce extérieur.) Les conditions supposées par Ricardo ont évolué au cours du XIXe siècle. Des millions de travailleurs ont émigré des pays comparativement surpeuplés et ont immigré dans les pays comparativement sous-peuplés qui offraient des conditions de travail plus favorables et par conséquent des taux de salaires plus élevés. Aujourd'hui, les choses ont changé et la situation est en règle générale la même qu'à l'époque de Ricardo. Le marché international du capital est désintégré. Les capitalistes évitent d'investir à l'étranger parce que la taxation discriminatoire, l'expropriation et la confiscation, le contrôle des changes et la répudiation des dettes rend cela trop risqué. Les gouvernements des pays où les capitalistes pouvaient envisager d'investir sont prêts à mettre un embargo sur les exportations de capital parce qu'ils les considèrent comme contraires aux intérêts des groupes de pression les plus influents du pays : les ouvriers et les exploitants agricoles.
Dans un monde de libre circulation parfaite du capital, de la main-d'œuvre et des biens, il prévaut une tendance à l'égalisation des conditions matérielles dans tous les pays. Les régions de la surface du globe qui offrent les conditions naturelles les plus favorables à la production attirent davantage de capital et d'hommes que celles proposant des conditions moins propices. Il y a des zones peuplées de manière plus dense et d'autre de manière moins dense. La liberté de migration et les transferts de capital tendent à faire disparaître la différence entre la surpopulation et la sous-population relatives. Ils tendent à égaliser les taux de salaires et les taux d'intérêt et de façon concomitante les niveaux de vie.
Dans un monde sans la moindre mobilité des hommes certains pays sont comparativement surpeuplés et d'autres comparativement sous-peuplés. Il y a des différences notables entre les taux de salaires et entre les niveaux de vie. Les restrictions imposées à la mobilité du capital accentuent ce résultat.
Ricardo a démontré ce que sont les conséquences du libre-échange dans un tel monde. Sa loi des avantages comparatifs n'a jamais été réfutée. Même si tous les autres pays adhérent au protectionnisme, chaque nation sert le mieux ses propres intérêts avec le libre-échange.
Pour les soi-disant « progressistes » la grande industrie est le bouc émissaire de tous les maux. Les intérêts de classe égoïstes des capitalistes et des entrepreneurs, disent-ils, ont poussé les nations vers l'hyper-protectionnisme. Le nationalisme moderne n'est rien d'autre que le masque idéologique des intérêts de classe des exploiteurs.
La grande industrie n'a cependant pas peur de la concurrence étrangère. Les producteurs d'automobiles américains et les compagnies d'électricité allemandes ne craignent pas qu'un quelconque concurrent étranger ne les dépasse sur leur marché national 3. Ils ne réclament pas non plus des taxes protectrices dans les pays étrangers vers lesquels ils souhaitent exporter, en fait les taxes sur les importations dans ces pays nuisent considérablement à leurs intérêts. S'ils ne sont pas disposés à perdre ces marchés, ils sont forcés de construire des usines supplémentaires dans les pays protégés et de produire à des coûts plus élevés. Au lieu de proposer aux consommateurs des marchandises fabriquées dans des usines à grande échelle situées dans les sites offrant les conditions les plus avantageuses, ils sont obligés de produire une bonne partie de leur production dans de petites usines situées dans des endroits moins appropriés. Sans le protectionnisme il ne serait jamais venu à l'esprit de M. Ford de fabriquer des automobiles au Canada, en France, en Allemagne et dans d'autres pays. Le trait caractéristique de la grande industrie actuelle est que les entreprises ont des filiales dans de nombreux pays. Elles n'ont pas d'intérêt à poursuivre la production dans ces filiales. Elles concentreraient, en l'absence de toute protection, la totalité de leur production dans les usines où les coûts sont les plus bas.
S'il était vrai que la grande industrie était favorisée par la protection, il n'y aurait pas de protection à notre époque d'anticapitalisme virulent. On peut difficilement nier que la tendance générale des politiques économiques de tous les pays au cours de dernières décennies fut d'infliger autant de mal que possible à la grande industrie.
La structure actuelle de l'économie ainsi que l'emplacement et la taille des usines individuelles sont adaptés aux conditions que le protectionnisme a engendré. Une transition vers le libre-échange conduirait à un remaniement général, car de nombreuses usines sont aujourd'hui situées dans des endroits où les coûts de production sont si élevés qu'elles ne peuvent pas, sans la protection, faire concurrence avec les industries travaillant dans des lieux offrant des conditions plus propices. Les intérêts immédiats de nombreuses entreprises s'opposent par conséquent au libre-échange. Mais ils ne sont pas la cause de la protection, ils en sont plutôt la conséquence. S'il n'y avait pas eu de protection du tout, les capitalistes n'auraient pas investi leurs fonds dans des lieux où ils ne peuvent espérer un profit qu'avec la protection.
Alors que certaines entreprises sont menacées par le libre-échange, les intérêts de la majorité de l'industrie et de la nation dans son ensemble ne le sont pas. Au contraire ! Tout le monde tirerait avantage d'un arrêt de la production là où la quantité de biens matériels nécessaires pour obtenir une unité de production est plus élevée, et de son expansion là où la quantité de ces biens est plus faible.
Avec le libre-échange pour les produits et le capital et des barrières à l'immigration pour la main-d'œuvre, il prévaudrait en Amérique une tendance conduisant à préférer les branches de la fabrication dans lesquelles les salaires forment une part plus petite des coûts de production totaux. Le pays favoriserait davantage l'expansion de l'industrie lourde et moins les branches exigeant comparativement plus de main-d'œuvre. Les importations qui en résulteraient n'aboutiraient ni à une mauvaise situation de l'économie ni au chômage. Elles seraient compensées par une augmentation de l'exportation de biens pouvant être produits le plus avantageusement dans notre pays. Elles augmenteraient le niveau de vie en Amérique et à l'étranger.
Les industries de transformation américaines n'ont besoin d'aucune protection. Elles sont les premières dans le monde, en dehors de quelques branches particulières comme la couture parisienne et le tissu anglais. Les conditions de production naturelles sont extrêmement favorables aux États-Unis, l'offre de capital y est plus abondante que partout ailleurs, l'ingéniosité de ses entrepreneurs, l'efficacité de ses inventeurs et de ses créateurs ainsi que le savoir-faire de ses travailleurs ne sont surpassés par aucun pays. L'équipement technique des usines et les méthodes de gestion économique sont sans équivalent.
Le principal argument avancé en faveur du protectionnisme américain est l'argument du taux des salaires. Le niveau de vie américain, dit-on, doit être protégé face au « dumping » des industries produisant à des coûts du travail inférieurs.
Les salaires réels sont plus élevés aux États-Unis que dans presque tous les autres pays parce que l'Amérique est comparativement sous-peuplée tandis que la plupart des autres pays sont comparativement surpeuplés. Comme l'immigration est limitée, il ne prévaut pas une tendance à l'égalisation des taux de salaire. Dans les pays où les conditions physiques sont moins favorables qu'en Amérique, le taux des salaires doit nécessairement être inférieur. Il n'y aurait qu'un moyen pour faire monter le niveau de vie extrêmement bas de la Chine : laisser les Chinois émigrer librement vers les pays offrant des conditions de production naturelles plus favorables, où le capital est plus abondant et où la population est comparativement moins dense.
Le niveau comparativement élevé du taux des salaires réels du marché, c'est-à-dire du taux des salaires qui prévaudraient en l'absence de toute pression ou contrainte syndicale, ne résulte pas aux États-Unis du protectionnisme et n'a pas besoin d'être protégé par des tarifs. La suppression de la protection ne diminuerait pas le niveau de vie américain : elle l'augmenterait. Les industries de transformation américaines concentreraient leurs efforts sur les branches où leur supériorité est la plus grande. Leurs produits permettraient d'acheter une plus grande quantité des produits dont la production aurait cessé aux États-Unis parce que la supériorité américaine est plus faible dans ces domaines. La consommation américaine totale ne baisserait pas, elle augmenterait.
Les taux de salaire nominaux pourraient baisser. Mais ils baisseraient moins que le prix des biens de consommation, actuellement augmentés de manière artificielle par la protection.
On a affirmé que les nations aspirent à l'autarcie parce qu'elles sont bellicistes et veulent être indépendantes de l'offre étrangère.
La vérité est que l'Allemagne aspirait à l'autarcie et qu'elle souhaitait par conséquent conquérir davantage de Lebensraum, c'est-à-dire de territoires suffisamment vastes et riches pour permettre aux Allemands de vivre dans l'autosuffisance économique avec un niveau de vie qui ne soit pas inférieur à celui des autres nations.
Le nationalisme économique n'est de plus pas un phénomène particulier aux nations agressives. Les nations pacifiques sont tout autant imprégnées de l'esprit du nationalisme économique que les peuples militaristes.
Il peut être raisonnable d'expliquer la protection (gérée par un monopole gouvernementale du blé) que la Suisse accorde à sa production nationale de blé comme une mesure défensive. Mais il est impossible d'utiliser la même explication pour les restrictions suisses sur les importations de porcelaine, de verre et d'argenterie. Le pays applique le système des quotas sur les voitures bien qu'il n'y ait pas de production nationale et aucun espoir de pouvoir ainsi en aider une !
La politique d'une nation forme un tout intégré. La politique extérieure et la politique intérieure sont étroitement liées, elles constituent un système unique. Le nationalisme économique est le corollaire des politiques intérieures actuelles, avec leurs interventions du gouvernement dans l'économie et leur planification nationale, tout comme le libre-échange était le complément de la liberté économique à l'intérieur du pays. Il peut y avoir protectionnisme dans un pays connaissant le libre-échange à l'intérieur de ses frontières, mais si le libre-échange intérieur n'existe pas le protectionnisme est indispensable. Le pouvoir d'un gouvernement national est limité au territoire soumis à sa souveraineté. Il n'a pas le pouvoir d'intervenir directement sur les conditions à l'étranger. S'il y a libre-échange, la concurrence étrangère contrecarrerait déjà à court terme les objectifs visés par les diverses mesures de l'intervention gouvernementale dans l'économie intérieure. Si le marché intérieur n'est pas dans une certaine mesure isolé des marchés étrangers, il ne peut plus y avoir de contrôle gouvernemental. Plus une nation s'engage dans la voie de la réglementation et de l'embrigadement publics, plus elle est poussée à l'isolement économique.
Nous n'avons pas à analyser le problème de savoir si l'interventionnisme économique, c'est-à-dire l'interférence du gouvernement avec l'économie, peut parvenir aux fins poursuivies par le gouvernement et par les « progressistes » qui soutiennent ce système. Ses partisans — les « Sozialpolitiker » allemand, l'aile droite des Fabiens britanniques, les institutionnalistes américains, les partisans modérés du New Deal et de nombreux autres groupes — ont prétendu que l'interventionnisme était possible et praticable en tant que forme permanente d'organisation sociale. Ils ont affirmé qu'il est aussi éloigné du socialisme que du capitalisme, qu'il est une troisième solution au problème de l'organisation économique de la société, à mi-chemin entre le communisme et le laissez-faire, et que tout en retenant les avantages des deux il évite les inconvénients inhérents de chacun. La théorie économique moderne a cependant démontré de manière irréfutable que cette prétendue troisième méthode va à l'encontre de son but et que les diverses mesures d'intervention gouvernementale dans l'économie non seulement n'atteignent pas les fins recherchées mais qu'elles doivent au contraire aboutir à une situation qui — du point de vue du gouvernement et des partisans de sa politique — est même moins satisfaisante que la situation qu'on cherchait à modifier.
Nous n'avons pas non plus à analyser les leçons à tirer de l'expérience historique. Depuis plus de soixante ans tous les gouvernements des nations civilisées ont essayé divers modes d'interventionnisme économique. Le résultat a toujours été le même : un échec patent. La Sozialpolitik du Reich allemand, inaugurée à la fin des années 1870 et dont le vieux Kaiser fit solennellement la publicité le 17 novembre 1881 4 et le New Deal américain en sont les exemples les plus illustres.
Du point de vue du sujet qui nous occupe dans cet article, nous devons souligner un autre aspect. Tout acte d'interférence du gouvernement avec l'économie augmente les coûts de production nationaux et perturbe donc les conditions de concurrence. Dans le cadre du libre-échange cela conduirait immédiatement à une baisse des ventes pour les producteurs nationaux, à une restriction de la production et à un licenciement des travailleurs. Les gens comprendraient rapidement que le système de l'interventionnisme ne marche pas et qu'il crée du chômage et engendre de mauvaises affaires. Ils réclameraient un retour aux conditions en vigueur avant l'intervention du gouvernement, c'est-à-dire à un retrait de la mesure néfaste.
Mais les choses sont différentes quand il y a une protection empêchant les firmes étrangères de faire concurrence sur le marché intérieur ou rendant pour le moins une telle concurrence très coûteuse. L'entrepreneur national peut alors réagir à l'accroissement des coûts par une hausse des prix. Le gouvernement et les partisans de sa politique triomphent : ils sont convaincus que leurs méthodes pour améliorer le bien-être matériel des travailleurs a réussi. Mais ce qu'ils ne voient pas, c'est que le public doit payer la note et que les travailleurs doivent supporter des prix plus élevés. Il en va de même en ce qui concerne les hausses de salaire résultant de la contrainte et de la pression syndicales. Les taux de salaires sur un marché du travail libre sont plus élevés aux États-Unis que dans tout autre pays — à l'exception de la Nouvelle-Zélande. Les conditions naturelles du travail sont plus favorables et le capital est plus abondant aux États-Unis ; d'un autre côté l'immigration est limitée. Si les syndicats américains essaient de faire monter les salaires au-dessus du niveau du marché — niveau élevé en fait, comparé à celui du reste du monde — les mêmes problèmes se présentent. L'échec manifeste et immédiat des méthodes syndicales ne peut être évité que par une hausse des prix nécessitant la protection.
Si le libre-échange avait cours aux États-Unis, les prix — en tenant compte des coûts de transport — ne pourraient pas dépasser les niveaux du marché mondial. Un employeur que les syndicats ont forcé à payer des salaires plus élevés que lui permettent ses affaires devrait réduire sa production et licencier des travailleurs.
Si l'industrie concernée exporte une partie de ses produits, elle est dans une situation particulière. Elle n'est pas libre d'augmenter le prix des biens exportés. Mais le protectionnisme fournit une autre voie. Les producteurs nationaux forment un cartel, font payer un prix de monopole sur le marché intérieur, compensant ainsi par une partie du profit de monopole les pertes subies en vendant à bas prix à l'étranger. Ce fut notamment le cas en Allemagne. L'Allemagne, qui est obligée d'exporter une grande partie de ses biens manufacturés, était, depuis le fin des années 1870 jusqu'au déclenchement de la Première Guerre mondiale, loin devant les autres nations en matière de Sozialpolitik et de syndicalisme. Son système tant admiré et glorifié de l'Arbeiterschutz, de l'assurance sociale et des négociations collectives, ne pouvait marcher que parce que les industries allemandes, abritées derrière une protection intégrale, avaient bâti des cartels et vendaient sur le marché mondial bien moins cher que sur le sol national. Le prétendu succès du « soziales Königtum der Hohenzollern » [royaume social des Hohenzollern] et du parti social-démocrate allemand était apparent. En leur qualité de consommateurs, les travailleurs eux-mêmes devaient en subir le fardeau. Cartels et monopoles étaient les compléments nécessaires de l'interventionnisme allemand.
Des mythes populaires ont déformé la réalité. Ils enseignent que la tendance au monopole serait inhérente au capitalisme. Les champions allemands du contrôle gouvernemental des affaires ont répété à maintes reprises que l'entreprise privée, si on la laisse libre et hors de tout contrôle gouvernemental, doit conduire au monopole et que cette tendance inextricable rend la nationalisation des entreprises nécessaire. Ils passaient sous silence le fait que la cartellisation n'était possible que parce que le gouvernement et le parlement avaient décrété des taxes sur les importations, que la loi elle-même ordonnait aux entrepreneurs de former un cartel s'ils refusaient de le faire de leur propre chef, comme ce fut le cas par exemple pour la potasse, et que le gouvernement prussien lui-même, en sa qualité de propriétaire et d'opérateur des mines de charbon, avait rejoint le cartel du charbon.
Un trait caractéristique des gouvernements et partis politiques actuels est qu'ils promettent dans le même souffle des prix bas pour les consommateurs et des prix élevés pour les producteurs. Comme il est au-delà du pouvoir d'un quelconque gouvernement d'abaisser par une intervention les prix en dessous du niveau qui se développerait sur un marché concurrentiel libre, il en résulte toujours une politique de hausse des prix. Les gouvernements prétendent lutter contre le monopole mais ne prennent jamais la mesure qui rendrait vaines dans la plupart des branches de l'industrie toutes les tentatives d'établir un monopole, à savoir abolir les taxes sur les importations.
Le fait que les gouvernements et les parlements favorisent les prix de monopole est clairement démontré par leurs actions concernant les projets monopolistes internationaux. Si les tarifs protecteurs aboutissent à la formation de cartels nationaux dans divers pays, la cartellisation internationale peut dans de nombreux cas être obtenue par des accords mutuels entre les cartels nationaux. De tels accords sont souvent beaucoup aidés par une autre activité des gouvernements favorisant les monopoles : les brevets et autres privilèges accordés aux inventions nouvelles. Toutefois, là où des obstacles techniques empêchent la construction d'un cartel national — comme c'est presque toujours le cas pour la production agricole — aucun accord international de ce genre ne peut se faire. Les gouvernements interviennent alors à nouveau. L'histoire de la période de l'entre-deux-guerres est une liste sans fin d'interventions étatiques destinées à favoriser la restriction et le monopole par des conventions internationales. Il y eut des projets pour établir des trusts du blé, des restrictions sur le caoutchouc, l'étain et le sucre, etc. Bien entendu la plupart se sont rapidement effondrés. Mais cet échec fut plutôt le résultat de l'inefficacité du gouvernement que de la préférence de ce dernier pour l'économie concurrentielle.
Nous devons comprendre que même le protectionnisme ne peut pas faire marcher l'intervention gouvernementale dans l'économie pour lui permettre d'atteindre les fins recherchées. Tout ce qu'il peut faire, c'est retarder pour un temps plus ou moins long l'apparition des conséquences non désirées de l'interventionnisme. Son échec doit finalement survenir. Les projets pour faire monter, par décret ou par la pression syndicale, le revenu des salariés au-dessus du niveau fixé par le marché libre doivent nécessairement conduire tôt ou tard à un chômage de masse prolongé année après année : la protection ne peut que retarder cet effet, elle ne peut pas l'éviter. Mais c'est précisément ce délai temporaire que les partisans de l'interventionnisme recherchent. Ils dissimulent la futilité et l'ineptie de leurs politiques chéries. Si les effets néfastes de leurs mesures devaient apparaître immédiatement, le public comprendrait plus vite leur inutilité. Mais comme ils sont repoussés, les partisans du contrôle gouvernemental et du syndicalisme ont entre-temps l'occasion de se vanter que les employeurs avaient tort en prédisant que l'augmentation artificielle du taux des salaires et les charges imposées à l'industrie par la taxation discriminatoire et la législation du travail rendraient leurs usines non rentables et entraveraient la production.
Le nationalisme économique est le complément nécessaire des tentatives d'interférer avec les conditions économiques intérieures.
Les barrières douanières opposées aux importations sont particulièrement absurdes quand elles sont érigées par des nations créancières. Si les nations débitrices paient des intérêts et remboursent le capital de leurs dettes conformément aux termes stipulés et si elles n'empêchent pas les investisseurs étrangers de faire sortir les profits économiques obtenus, leur balance commerciale doit montrer un excès des exportations sur les importations, c'est-à-dire devenir favorable. De manière concomitante la balance commerciale des nations créancières devient défavorable. Les termes « favorable » et « défavorable » sont bien entendu trompeurs. Il n'est pas défavorable d'être une nation riche et de recevoir des paiements importants correspondant aux intérêts, aux dividendes et aux profits obtenus à l'étranger. La Grande-Bretagne était au siècle dernier la nation la plus riche du monde non pas malgré mais à cause de sa balance commerciale très « défavorable ».
Les États-Unis, dans les années de leur glorieuse expansion économique et géographique, avaient offert des occasions d'investissement très propices au capital étranger. Les capitalistes d'Europe occidentale fournissaient une partie du capital nécessaire à la construction des chemins de fer américains et à la création des mines et des industries de transformation américaines. Par la suite les Américains commencèrent à rapatrier les actions et les obligations possédées par les étrangers : ces opérations activèrent la balance commerciale de la nation. Avec la Première Guerre mondiale les choses changèrent. L'Amérique devint une nation créancière, la nation exportant le plus de capitaux. Sa balance commerciale favorable — dans les années 1916 à 1940 les exportations dépassaient les importations d'environ 30 milliards de dollars — a désormais une autre signification : elle résulte des prêts accordés à l'étranger et des investissements dans des pays étrangers.
Mais en même temps la politique douanière américaine a rendu le paiement des intérêts et le transfert des dividendes plus pénibles pour les nations débitrices. La même politique fut appliquée par les autres nations créancières, par exemple la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas, la Belgique et la Suisse. Les nations débitrices n'étaient, il est vrai, pas très enthousiastes pour payer ce qu'elles devaient : les débiteurs ne sont en général pas très empressés pour respecter les termes du contrat. Mais la conduite des nations créancières, qui nuisait sensiblement à leurs intérêts, leur donnait un prétexte opportun pour refuser de payer. Elles eurent recours à la dévaluation de leur monnaie, au contrôle des changes, à des moratoires et pour certaines d'entre elles à une répudiation ouverte et à la faillite.
La politique des nations créancières fut particulièrement paradoxale dans le cas des réparations allemandes et des dettes interalliées. Si l'Allemagne avait effectivement payé les réparations sur ses propres fonds — et non avec les crédits que les étrangers, pour la plupart américains, lui octroyaient — ces paiements auraient nécessairement rendu « défavorable » la balance commerciale des pays recevant les paiements : leurs importations auraient dépassé leurs exportations parce qu'elles touchaient les réparations. Mais cet effet semblait, du point de vue des sophismes mercantilistes, un formidable mal. Les Alliés désiraient en même temps faire payer l'Allemagne et ne pas recevoir les paiements. Ils ne savaient tout simplement pas ce qu'ils voulaient. Mais les Allemands savaient très bien ce qu'ils recherchaient eux. Ils ne voulaient pas payer. Et ils y parvinrent.
Il en va exactement de même à propos des dettes interalliées.
On met au crédit de Ferdinand Lassalle, fondateur du parti social-démocrate allemand et éloquent champion du contrôle gouvernemental de l'économie, la maxime « L'État, c'est Dieu ». D'éminents savants, par exemple l'ambassadeur Carlton Hayes, qualifièrent le nationalisme de nouvelle religion, de credo de notre temps.
Les gens établissent une distinction entre les partis de gauche et de droite. Les premiers, disent-ils, sont les « progressistes », les partisans du contrôle gouvernemental de l'économie, les socialistes et les communistes et les seconds les « réactionnaires », les nationalistes. Cette classification est fallacieuse. Les principes socio-économiques des deux groupes ne diffèrent que sur des points mineurs. Tous deux aspirent au contrôle intégral de l'économie par le gouvernement. Il est difficile de dire dans lequel de ces deux groupes totalitaires il faut ranger les plus éminents intellectuels qui ont annoncé l'actuelle « hétérodoxie ». Il n'y a pas de doute que Lassalle était aussi le précurseur du national-socialisme et le premier Allemand à avoir aspiré à la position de Führer. Le Français Georges Sorel, avocat de « l'action directe, » c'est-à-dire des activités syndicales violentes et de la grève générale, était à la fois le maître à penser de Lénine et de Mussolini. Le programme socio-économique du fascisme italien, le stato corporativo, est une réplique exacte de projets du socialisme de guilde britannique ; son exposé le plus lucide se trouve dans le livre de Sidney et Beatrice Webb, Fabiens anglais et auteurs pro-soviétiques enthousiastes : A Constitution for a Socialist Commonwealth of Great Britain (1920). Non seulement Mussolini, mais de nombreux et éminents collaborateurs français et nazis allemands (Werner Sombart par exemple) étaient marxistes avant de se tourner vers la « droite ».
La vérité est que le nationalisme moderne est un corollaire de la politique intérieure du contrôle gouvernemental de l'économie. Il a été démontré que ce contrôle échouerait déjà clairement à court terme si le pays n'était pas isolé du reste du monde. Un gouvernement aspirant à un enrégimentement total de l'économie doit également aspirer à l'autarcie. Tout type de relation économique internationale porte atteinte à son pouvoir d'intervenir dans les affaires intérieures et limite l'exercice de sa souveraineté. L'État ne peut pas prétendre être un Dieu omnipotent s'il doit se soucier de la capacité de ses citoyens à faire concurrence aux firmes étrangères. Le résultat de l'ingérence du gouvernement dans l'économie est le totalitarisme, et le totalitarisme nécessite une autosuffisance économique.
Il en va de même à propos des États socialistes autoproclamés, c'est-à-dire de ces États qui ont ouvertement nationalisé toutes les entreprises économiques et qui s'en vantent. Le socialisme, s'il n'est pas mené à l'échelle mondiale, est imparfait si le pays socialiste dépend des importations de l'étranger et doit donc encore produire des biens pour les vendre sur un marché. Peu importe que ces pays étrangers auxquels il lui faut vendre et auprès desquels il doit acheter soient ou non socialistes. Le socialisme doit toujours rechercher l'autarcie.
Le protectionnisme et l'autarcie signifient une discrimination à l'encontre de la main-d'œuvre et du capital étrangers. Ils ne se contentent pas de diminuer la productivité de l'effort humain et donc le niveau de vie de toutes les nations : ils engendrent en outre des conflits internationaux.
Il y a des nations qui en raison du manque de ressources adéquates ne peuvent pas nourrir et vêtir leur population à partir des ressources du pays. Ces nations ne peuvent pas rechercher l'autarcie autrement qu'en se lançant dans une politique de conquête. Le bellicisme et la soif d'agression sont pour elles la conséquence de leur adhésion aux principes du contrôle de l'économie par le gouvernement. Tel était le cas de l'Allemagne, de l'Italie et du Japon. Ils disaient vouloir obtenir une juste part des ressources de la terre et voulaient ainsi une nouvelle distribution des régions produisant les matières premières. Mais ces autres pays n'étaient pas vides, leurs habitants n'étaient pas préparés à se considérer comme des dépendances de leurs mines et de leurs plantations. Ils n'aspiraient pas à l'autorité allemande ou italienne. D'où la naissance de conflits.
Le principe de la souveraineté nationale n'est pas un obstacle à la division internationale du travail ni à la collaboration pacifique de toutes les nations au sein du cadre d'une Grande société mondiale, à condition que chaque nation adhère sans réserves aux politiques de la démocratie et du capitalisme. Dans l'environnement socio-économique de la société de marché (laissez faire, laissez passer) l'État n'est pas un Dieu omnipotent mais — comme Lassalle avait l'habitude de le dire avec mépris un simple « veilleur de nuit. » L'État n'est pas une fin, encore moins la seule et ultime fin, mais un simple moyen destiné à promouvoir le bien-être des citoyens. Le fait de reconnaître le caractère indispensable de la propriété privée des moyens de production et de l'échange sur un marché sans entraves restreint l'exercice de la souveraineté. Bien qu'officiellement libres d'exercer leurs pouvoirs, les gouvernements individuels sont soumis à la suprématie d'un principe qui empêche l'apparition des conflits internationaux.
Dans l'État géré conformément aux idées de l'interventionnisme, de l'étatisme et du socialisme, la souveraineté devient illimitée et absolue. L'État totalitaire prétend être omnipotent, suprême et au-dessus de tout principe, de toute loi, de tout règlement ou de toute considération pour qui ou quoi que ce soit. Rien ne compte en dehors de son « égoïsme sacré ». Le droit est ce que l'État déclare être tel.
Cette vision excessive de la souveraineté nationale est incompatible avec la situation actuelle de l'évolution économique. Elle ne peut pas coexister avec la division internationale du travail. Elle fait du tort à toutes les autres nations et doit conduire au conflit.
L'humanité ne peut pas revenir librement d'un état supérieur de la division du travail à un état inférieur. L'autarcie de chaque nation nuirait très sensiblement au niveau de vie de tous les peuples. Il n'existe pas aujourd'hui d'affaires intérieures d'une nation individuelle qui n'aient pas d'effet sur le bien-être du reste du monde. Chaque nation a un intérêt matériel au bien-être économique des autres nations parce que la mauvaise gestion d'un pays nuit également aux autres.
Si un gouvernement national empêche l'usage le plus productif des ressources de son pays, il nuit aux intérêts de toutes les autres nations. Le retard économique d'un pays ayant des ressources naturelles est une provocation pour tous ceux dont la situation pourrait s'améliorer par une exploitation plus efficace de cette richesse naturelle.
Le protectionnisme et l'autarcie aboutissent à une situation où les ressources d'un pays ne sont pas utilisées autant qu'elles le seraient avec le libre-échange. Par exemple, le fait que les tarifs des nations dont le sol offre les possibilités physiques les plus favorables à la production de blé — les États-Unis, le Canada et l'Argentine — empêchent l'importation de biens manufacturés obligerait les Européens, même en l'absence de tarifs douaniers européens sur le blé, à faire pousser du blé sur un sol moins fertile que les millions d'hectares de sol non cultivé de ces pays mieux dotés par la nature.
L'isolement économique d'un pays ne nuit pas seulement au bien-être matériel de ses propres citoyens. Il est tout aussi préjudiciable aux intérêts économiques des étrangers. Voilà pourquoi, au milieu du siècle passé, la Grande-Bretagne et la France ont poussé la Chine à ouvrir ses ports et pourquoi les États-Unis appliquent une politique similaire à l'égard du Japon.
Non seulement l'isolement économique, mais aussi l'isolement politique est impraticable dans le monde actuel.
L'hémisphère occidental était autrefois à l'abri de l'agression. Des milliers de kilomètres d'océan le séparait des éventuels envahisseurs. L'avion a radicalement modifié les choses. Les isolationnistes américains ne l'ont pas encore compris.
Ils raisonnent de cette façon : « Il est regrettable que les peuples d'Europe se battent entre eux, qu'ils aient détruit leur glorieuse civilisation et qu'ils soient par conséquent voués à la famine et à la misère. Il est tout aussi regrettable que des choses similaires se passent en Asie. Malheureusement nous ne pouvons pas les sauver de ce désastre. Ils doivent apprendre eux-mêmes que la coopération pacifique leur apporterait davantage de bénéfices que la guerre et l'extermination mutuelle. Nous ne pouvons pas maintenir la paix dans le monde entier. La seule chose que nous puissions faire est de nous occuper de nous-mêmes et de préserver l'indépendance de l'hémisphère occidental. Nous resterons neutres, n'interviendrons pas dans les affaires des autres continents et préserverons ainsi notre mode de vie américain. »
Mais ce qui se passe dans le reste du monde n'est pas sans intérêt pour l'Amérique. L'instauration de deux grands empires totalitaires, l'un de l'autre côté de l'Atlantique, le second de l'autre côté du Pacifique, aurait constitué une formidable menace pour l'indépendance politique américaine. Les nationalistes allemands ont toujours souligné que le but ultime de leurs ambitions était la conquête d'un vaste domaine colonial sur le continent américain. L'auteur de ces lignes n'est pas familier de la langue japonaise et ne sait pas si les économistes et publicistes japonais furent aussi directs dans leurs déclarations écrites. Mais il sait d'après des conversations avec de nombreux professeurs et étudiants japonais que ceux-ci considéraient que leurs principaux ennemis étaient les Américains, et non les Chinois.
Par égard pour ses propres intérêts vitaux l'Amérique ne peut pas rester neutre vis-à-vis des affaires du monde et ne peut pas vivre dans l'isolement politique. Il faut comprendre que tout conflit international impliquera également tôt ou tard l'Amérique et qu'elle doit avoir pour préoccupation principale de mettre en place un ordre d'après-guerre qui permettra à la paix de perdurer.
Divers plans ont été proposés pour un tel projet de paix durable. Personne ne peut prédire aujourd'hui lequel sera mis en œuvre 5. Toutes ces propositions nécessitent toutefois obligatoirement une coopération étroite et permanente entre toutes les nations, ou au moins à l'intérieur d'un groupe de nations, celles qui sont unies aujourd'hui dans la guerre. Si les conflits ne sont pas éliminés, il ne peut être question d'alliance politique durable. Alors que le protectionnisme et plus encore l'autarcie engendrent des conflits.
La Deuxième Guerre mondiale n'a pas été causée par le seul nazisme. L'échec de toutes les autres nations à ériger à temps une barrière contre une possible agression eut un rôle aussi grand dans la genèse du désastre que les plans des nazis et des autres puissances de l'Axe. Si les nazis s'étaient attendus à rencontrer dès le premier jour des hostilités un front uni et convenablement armé de toutes les nations qui sont aujourd'hui alliées pour le combattre, il ne se serait jamais aventuré à attaquer. Mais la sécurité collective est irréalisable entre des nations se battant âprement les unes contre les autres dans la sphère économique. Le nationalisme économique a divisé les nations pacifiques. Si les Nations Unies ne réussissent pas à éliminer le nationalisme économique, la situation d'après-guerre ne sera pas différente de celle qui prévalait dans l'entre-deux-guerres. Une troisième guerre, bien plus effroyable, sera alors inévitable.
Chaque nation doit choisir. Les États-Unis aussi. L'alternative est la suivante : unité entre les nations pacifiques ou retour au chaos d'où sortira un nouveau conflit. L'unité est cependant incompatible avec le protectionnisme. Chaque jour qui passe montre à nouveau que la politique de bon voisinage entre les républiques américaines se heurte au nationalisme économique. Comment l'Amérique latine et les démocraties européennes pourraient-elles entretenir une politique de collaboration étroite avec les États-Unis si leurs citoyens souffrent des politiques américaines en matière de commerce extérieur ?
Si le nationalisme économique n'est pas abandonné, le désarmement le plus radical n'empêchera pas les agresseurs vaincus d'entrer à nouveau sur la scène des intrigues diplomatiques, de construire à nouveau des blocs et des sphères d'intérêts, à monter une nation contre les autres, à réarmer et finalement à ourdir de nouvelles attaques. Le nationalisme économique est le principal obstacle à la paix durable.
Notes
1. Les hommes de Manchester, comme les libéraux britanniques du XIXe siècle, pensaient que le meilleur moyen d'assurer la paix était une économie de laissez-faire intégral. Le libre-échange était un préalable nécessaire pour préserver une paix durable sur le plan intérieur comme sur le plan international. Note de l'édition américaine.
2. Les mercantilistes du XVIIe siècle pensaient que la thésaurisation de métaux précieux était le meilleur moyen d'accumuler des richesses. Ils préconisaient l'intervention politique en matière de commerce extérieur afin d'accroître les exportations — pour faire venir de la monnaie (métallique) dans le pays — en entravant les importations. Ils appelaient cette forme de thésaurisation une balance des paiements favorable. Note de l'édition américaine.
3. Le lecteur doit garder à l'esprit que ces lignes ont été écrite en 1943. Note de l'édition américaine.
4. Ce projet fut le schéma directeur de l'État-providence moderne. Son objectif était d'accroître le revenu du travailleur moyen pour atteindre un meilleur niveau de vie. Ceci fut fait par l'intervention politique et par une législation favorisant le travailleur. Les syndicats ouvriers prospérèrent à cette époque et la sécurité sociale fut instituée pour la première fois. Note de l'édition américaine.
5. Ceci a été écrit avant la rédaction de la Charte des Nations Unies, le 1er janvier 1942. Note de l'édition américaine (non cohérent avec la date du manuscrit. NdT).