De la Manipulation de la monnaie et du crédit

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Stabilisation monétaire et politique cyclique

Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik (Iéna : Gustav Fischer, 1928).

 

Première partie : Stabilisation du pouvoir d'achat de la monnaie

Note du traducteur : Les intertitres (numérotés 1., 2., etc.) ne figurent pas dans l'article original allemand.

 

I. Le problème

1. La monnaie à « valeur stable »

L'or et l'argent avaient déjà servi l'humanité depuis des milliers d'années de moyen d'échange utilisé de manière généralisée — c'est-à-dire de monnaie — avant qu'on n'eût la moindre idée claire sur la formation des rapports d'échanges entre ces métaux et les biens de consommation, c'est-à-dire avant que l'on ne comprenne comment le prix des biens et des salaires se forme. On accordait au mieux une certaine attention aux fluctuations des rapports d'échange mutuels entre les deux métaux précieux. Mais on ne réussit à comprendre que si peu de choses que les gens s'accrochèrent sans scrupule à la croyance naïve que les métaux précieux auraient une « valeur stable » et seraient donc une mesure utile de la valeur des biens et des prix. Ce n'est que plus tard que l'on reconnut que l'offre et la demande déterminaient également le rapport d'échange entre la monnaie d'une part et les biens et services d'autre part. Avec cette prise de conscience les premières versions de la théorie quantitative, encore imparfaites et vulnérables, furent formulées. On reconnut que de violents changements du volume de la production des métaux monétaires provoquaient des modifications générales des prix monétaires. Quand le « papier-monnaie » fut utilisé côte à côte avec la « monnaie sonnante et trébuchante » ce lien était encore plus facile à voir. Il était impossible de ne pas constater les conséquences d'une énorme inflation du papier.

De la prise de conscience qui avait été ainsi obtenue, on retint la leçon de politique monétaire selon laquelle l'émission de « papier-monnaie » devrait être complètement évitée. Rapidement d'autres auteurs se manifestèrent, qui émirent de nouvelles exigences. Ils attirèrent l'attention des politiciens et des hommes d'affaires sur les fluctuations du pouvoir d'achat des métaux précieux et proposaient que la substance des titres monétaires fût rendue indépendante de ces variations. En plus de la monnaie en tant que « Standard of deferred payments, » 1, ou à sa place, il devrait y avoir un étalon tabulaire, indiciel ou un étalon de marchandises multiples. Les transactions en espèces, pour lesquelles les deux parties remplissent leurs obligations en même temps, ne seraient pas modifiées. Mais une nouvelle procédure serait introduite pour les transactions de crédit. De telles transactions ne seraient pas faites sur la base de la somme monétaire indiquée dans le contrat. Au lieu de cela, soit au moyen d'une réglementation légale universelle soit par un accord spécifique des deux parties concernées, ces transactions porteraient sur une somme dont le pouvoir d'achat correspondrait à celui de la somme initiale au moment de la signature du contrat. Le but de cette proposition était d'empêcher qu'une des parties d'un contrat ne se retrouve perdante au bénéfice de l'autre. Ces propositions furent faites il y a plus de cent ans par Joseph Lowe (1822) et répétées peu de temps après par G. Poulett Scrope (1833) 2. Depuis lors elles sont régulièrement réapparues, sans que la moindre tentative de mise en œuvre n'ait été faite nulle part ou à quelque moment que ce soit.

2. Les propositions récentes

L'une des propositions, celle d'un étalon à marchandises multiples, avait simplement pour objet de s'ajouter aux étalons constitués de métaux précieux. Sa mise en pratique aurait conservé la monnaie métallique comme moyen d'échange pouvant être universellement utilisé dans toutes les transactions ne comportant pas de paiement monétaire différé. (Pour simplifier la discussion qui suit, lorsque nous nous référerons à la monnaie métallique nous ne parlerons que de l'or). A côté de l'or comme moyen d'échange universellement utilisé, l'étalon indiciel ou à marchandises multiples deviendrait un étalon pour les paiements différés. Des propositions allant plus loin ont cependant été faites ces dernières années. Elles introduiraient un étalon « tabulaire » ou « à marchandises multiples » pour tous les échanges où un bien n'est pas échangé directement contre un autre. Il y a d'abord la proposition de Keynes. Keynes veut faire sortir l'or de son rôle de monnaie. Il veut que l'or soit remplacé par un étalon-papier, au moins à l'intérieur des frontières d'un pays. Le gouvernement, ou l'autorité à laquelle le gouvernement a confié la gestion de la politique monétaire, devrait contrôler la quantité de papier-monnaie en circulation de sorte que le pouvoir d'achat de l'unité monétaire reste inchangé 3. L'Américain Irving Fisher veut créer une monnaie dans lequel les billets seraient remboursables, non pas avec un poids d'or spécifié mais avec un poids d'or ayant le même pouvoir d'achat que celui de l'unité au moment de la transition vers ce nouveau système monétaire. Le dollar cesserait de représenter une quantité d'or fixe avec un pouvoir d'achat changeant mais représenterait un montant d'or variable ayant un pouvoir d'achat constant. Le montant d'or correspondant au dollar devrait être déterminé à nouveau tous les mois, en fonction des variations constatées par l'indice 4. Ainsi, d'après ces deux réformateurs, au lieu de l'or monétaire, dont la valeur est indépendante de l'influence du gouvernement, il faudrait adopter un étalon « manipulé » par le gouvernement afin d'essayer d'obtenir la stabilité du pouvoir d'achat de l'unité monétaire.

Ces propositions n'ont cependant pas encore été mises en œuvre quelque part, bien qu'elles aient fait l'objet d'une attention soutenue. Aux États-Unis, aucune autre question économique n'a peut-être été débattue avec autant d'ardeur et autant d'esprit et de perspicacité que celle de la stabilisation du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Des comités de la Chambre des représentants ont traité du problème en long et en large. De nombreux travaux scientifiques y sont consacrés. Des magazines et des journaux y consacrent de longs essais et articles alors que d'importantes organisations cherchent à faire basculer l'opinion publique en faveur de la mise en pratique des idées de Fisher.

 

II. L'étalon-or

1. La demande de monnaie

Avec l'étalon-or la formation de la valeur de l'unité monétaire n'est pas directement soumise à l'action du gouvernement. La production d'or est libre et ne suit que le point de vue de la rentabilité. Tout l'or non consommé ou utilisé autrement dans l'industrie, entre dans l'économie en tant monnaie, que ce soit sous forme de pièces en circulation, ou sous forme de pièces et de lingots conservés dans les réserves des banques. Si l'accroissement de la quantité de monnaie dépasse l'accroissement de la demande de monnaie, le pouvoir d'achat de l'unité monétaire doit chuter. De même si l'accroissement de la quantité de monnaie est moins rapide que l'accroissement de la demande de monnaie, le pouvoir d'achat de la monnaie doit monter 5.

Il n'y a pas de doute quant au fait qu'au cours de la dernière génération le pouvoir d'achat de l'or a baissé. Mais auparavant, durant les deux décennies qui ont précédé la réforme monétaire allemande et la grande crise économique de 1873, les gens se plaignaient dans tout le pays de la baisse du prix des biens. Les gouvernements consultèrent des experts pour obtenir un conseil sur la façon d'éliminer ce « mal » présent partout. De puissants partis politiques proposaient des mesures pour faire monter les prix en augmentant la quantité de monnaie. En vue de remplacer l'étalon-or ils préconisaient l'étalon-argent, le double étalon [le bimétallisme] ou même un étalon-papier, car ils considéraient la production annuelle d'or trop faible pour répondre à la demande croissante de monnaie sans hausse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Ces complaintes disparurent toutefois lors des cinq dernières années du XIXe siècle. Rapidement les gens se mirent partout à se plaindre de la situation inverse, c'est-à-dire d'une augmentation du coût de la vie. Tout comme on avait proposé des réformes monétaires dans les années 1880 et 1890 pour contrecarrer une baisse des prix, on suggérait désormais des mesures pour empêcher leur hausse.

La hausse générale du prix de tous les biens et services en termes d'or est due à la situation de la production d'or et à la demande d'or tant pour s'en servir comme monnaie que pour répondre à d'autres besoins. Il y a peu de choses à dire quant à la production d'or et à son influence sur le rapport de la valeur de l'or vis-à-vis des autres biens. Il est clair qu'une augmentation moins forte de la quantité disponible d'or mise à disposition de l'humanité aurait déclenché des forces qui auraient contrecarré la dépréciation de l'or. Il n'est pas non plus nécessaire de dire quelque chose de spécial sur les usages industriels de l'or. Mais on doit au contraire accordé une grande attention au troisième facteur en jeu, la façon dont survient la demande monétaire d'or, et ce d'autant plus que l'analyse habituelle l'ignore de façon tout à fait injuste.

Durant la période pour laquelle nous étudions la variation du pouvoir d'achat de l'or, diverses régions du monde, qui autrefois utilisaient l'or ou une monnaie de crédit (du « papier-monnaie ») à l'intérieur de leurs frontières, sont passés à l'étalon-or. Partout, le volume des transactions monétaires s'est considérablement accru. La division du travail a fait de gros progrès. L'autarcie économique et le troc ont diminué. Les transactions monétaires jouent désormais un rôle dans des secteurs de la vie économique où elles étaient autrefois inconnues. Le résultat fut une forte augmentation de la demande de monnaie. Il serait inutile de se demander si cet accroissement de la demande d'encaisses monétaires de la part des agents économiques (ainsi que la demande d'or pour des usages non monétaires) était suffisant pour compenser l'effet sur les prix de l'or nouveau arrivant sur le marché en provenance de la production. Les donnée chiffrées concernant le niveau et les fluctuations des encaisses monétaires ne sont pas disponibles. Même si elles nous étaient connues, elles ne nous diraient que peu de choses parce que l'ampleur de l'effet des changements de prix sur la relation entre l'offre et la demande n'est pas lié à l'ampleur de ces changements. Il est très important toutefois d'observer qu'une augmentation de la demande de monnaie n'est pas la même chose qu'une augmentation de la demande d'or pour des buts monétaires. Dans les encaisses d'un individu, les titres payables en monnaie, pouvant être remboursés à tout moment et universellement considérés comme sûrs, rendent les mêmes services que la monnaie. Ces substituts de monnaie — petites pièces, billets de banque, dépôts bancaires permettant à tout instant de payer par chèques ou de manière similaire (comptes-chèques) — peuvent être utilisés tout comme la véritable monnaie elle-même lorsqu'il s'agit de régler les transactions. Seule une partie de ces substituts monétaires est cependant entièrement couverte par des stocks d'or en dépôt dans les réserves des banques. Dans les décennies dont nous parlons, l'usage des substituts de monnaie a bien davantage cru que la hausse de la demande de monnaie et, au même moment, le ratio de réserves a diminué. Résultat, malgré une augmentation appréciable de la demande de monnaie, la demande d'or n'a pas cru suffisamment pour que le marché absorbe les nouvelles quantités d'or issues de la production sans baisse du pouvoir d'achat de l'or.

2. Économiser la monnaie

Si l'on se plaint aujourd'hui de la baisse du pouvoir d'achat de l'or et que l'on considère que la création d'une unité monétaire dont le pouvoir d'achat devrait être plus constant que celui de l'or au cours des dernières décennies, il ne faudrait pas oublier que la cause principale de la baisse de la valeur de l'or au cours de cette période se trouve dans les mesures de politique monétaire et non dans les conditions de la production de l'or elle-même. En effet, les substituts de monnaie non couverts par de l'or — ce que nous appelons les instruments fiduciaires — occupent une place relativement plus importante aujourd'hui que dans les années précédentes dans la quantité de monnaie totale du monde (quantité de « monnaie au sens large » = quantité de véritable monnaie [c'est-à-dire de monnaie-marchandise] + quantité d'instruments fiduciaires [c'est-à-dire les billets, les dépôts bancaires non couverts par du métal et les pièces subsidiaires].) 6. Mais il s'agit là d'un développement qui n'est pas dû à un développement qui aurait pu se produire sans la coopération ou même à l'encontre de l'intention de la politique monétaire gouvernementale. Au contraire, c'était la politique monétaire elle-même, qui cherchait délibérément à « épargner » de l'or et qui créa pour ce faire toutes les conditions requises, qui devait inévitablement conduire à la dépréciation de l'or.

Le fait que nous utilisions pour monnaie une marchandise comme l'or, qui n'est produit qu'au prix de fortes dépenses en capital et en main-d'œuvre, impose certains coûts à l'humanité. Si le montant de capital et de main-d'œuvre dépensés pour la production d'or monétaire pouvait être libéré et utilisé d'une autre façon, les gens auraient davantage de biens pour satisfaire leurs besoins immédiats. Il n'y a aucun doute sur ce point. Il faut cependant noter que nous disposons en retour de l'avantage de disposer, pour régler les transactions, d'une monnaie ayant une valeur relativement stable et, ce qui est plus important, dont la valeur n'est pas influencée directement par les gouvernements et les partis politiques. Il est toutefois facile à comprendre que les hommes commencèrent à réfléchir sur la possibilité de créer un système monétaire pouvant combiner les avantages offerts par l'étalon-or avec ceux de coûts peu élevés. Adam Smith faisait un parallèle entre l'or et l'argent qui circulent dans un pays en tant que monnaie et une grande route où rien ne poussait mais sur laquelle le fourrage et les grains étaient transportés vers le marché. Le remplacement des métaux précieux par des billets créerait pour ainsi dire une ligne de chemin de fer dans les airs, permettant de convertir une grande partie des routes en champs et en pâturages et accroissant ainsi de manière considérable la production annuelle de l'économie. Puis, en 1816, Ricardo imagina son fameux plan d'étalon de change-or. Dans son projet l'Angleterre devait conserver l'étalon-or, qui avait démontré sa valeur sur tous les points. Toutefois les pièces d'or devaient être remplacées dans le commerce intérieur par des billets de banque, et ces billets devaient être convertibles non en pièces d'or mais uniquement en lingots. On garantissait ainsi aux billets une valeur équivalente à celle de l'or et le pays aurait l'avantage de posséder un étalon monétaire ayant tous les attributs de l'étalon-or, mais à moindres frais. Les propositions de Ricardo ne furent pas mises en pratique avant plusieurs décennies. En réalité elles furent même oubliées. L'étalon de change-or fut néanmoins adopté par plusieurs pays dans les années 1890, au départ habituellement uniquement comme un expédient temporaire, sans intention de diriger la politique monétaire vers une autre voie. Il est aujourd'hui si répandu que nous aurions parfaitement le droit de le décrire comme « l'étalon monétaire de notre époque » 7. Mais dans une majorité, ou au moins dans un grand nombre de ces pays, l'étalon de change-or a connu un développement qui autorise à en parler plutôt comme d'un étalon de change-or flexible 8. Dans le plan de Ricardo les économies devaient être obtenues en évitant les coûts de fabrication des pièces et les pertes résultant du fait d'avoir sur soi des pièces rarement utilisées, et aussi parce que les réserves d'or des banques auraient été moindres qu'avec celles dans le cadre d'un étalon-or « pur », en plus des quantités d'or en circulation. Suivre ce plan dans un seul pays doit évidemment déjà, ceteris paribus, réduire le pouvoir d'achat de l'or. Et plus ce système est adopté, plus le pouvoir d'achat de l'or doit baisser. Si un seul pays adopte l'étalon de change-or alors que les autres conservent un étalon-or « pur », le pays ayant un étalon de change-or peut tirer un avantage immédiat des frais existant dans les autres régions. La quantité d'or que l'étalon de change-or économise par rapport à ce qui serait requis par un étalon-or « pur », peut être dépensée à l'étranger pour se procurer d'autres biens. Ces biens supplémentaires représentent une amélioration du bien-être du pays résultant de l'introduction de l'étalon de change-or. Ce dernier rend tous les services de l'étalon-or à ce pays et lui donne en plus un avantage sous la forme de ces biens additionnels. Mais si tous les pays du monde passaient au même moment de l'étalon-or pur à un étalon de change-or, aucun bénéfice de ce type ne serait obtenu. La distribution de l'or à travers le monde resterait inchangée. Il n'y aurait aucun pays où l'on pourrait échanger une quantité d'or, rendue superflue par l'adoption du nouveau système monétaire, contre d'autres biens. Le choix du nouvel étalon n'aboutirait qu'à une réduction partout plus forte du pouvoir d'achat de l'or. Cette dépréciation monétaire, comme tout changement de la valeur de la monnaie, entraînerait des perturbations dans les rapports concernant la richesse et les revenus des divers individus de l'économie. Résultat, elle pourrait aussi conduire de manière indirecte et sous certaines circonstances à une augmentation de l'accumulation de capital. Cette méthode ne rendra cependant le monde plus riche juste après que dans la mesure où (1) la demande d'or pour d'autres usages (industriels ou similaires) peut être mieux satisfaite et (2) une baisse de la rentabilité conduit à une diminution de la production d'or, libérant ainsi le capital et la main-d'œuvre pour d'autres buts.

3. L'intérêt sur les réserves « stériles »

En plus de ces tentatives visant à « faire baisser le prix » de l'étalon-or en réduisant la demande d'or intérieure, des efforts d'un autre type ont également poursuivi le même objectif. Détenir des réserves d'or est coûteux pour les banques d'émission en raison de la perte des intérêts. Il était par conséquent naturel de penser à réduire ces coûts en permettant de remplacer les réserves d'or ne rapportant pas d'intérêts et dormant dans les coffres par des créances étrangères portant intérêt, remboursables en or sur demande, et par des lettres de change étrangères payables en or. Des actifs de ce type permettent aux banques d'émission de satisfaire les demandes d'or pour le commerce extérieur ainsi que la possession d'un stock de pièces et de lingots d'or. De fait, le spécialiste en arbitrage qui présente des billets pour règlement préférera être payé sous forme de chèques et de lettres de change — de devises — qu'en or parce que les frais d'expédition des devises sont moins élevés que ceux de l'or. Les banques des petits pays et des pays pauvres ont les premières converti une partie de leurs réserves en devises. L'incitation était particulièrement forte dans les pays ayant un étalon de change-or et où les banques n'avaient pas à tenir compte qu'on leur réclamerait de l'or pour répondre aux besoins d'une réelle circulation intérieure. De cette façon l'étalon de change-or [Goldkernwährung] devint un étalon de change-or flexible [Golddevisenkernwährung].

Le but de cette politique n'était néanmoins pas seulement de réduire les coûts associés au maintien et à la circulation d'un véritable stock d'or. Dans de nombreux pays, comprenant le Reich allemand et l'Autriche, on pensait qu'il s'agissait d'un instrument pour réduire le taux d'intérêt. L'influence intellectuelle de la théorie de la Currency School avait abouti, plusieurs décennies auparavant, à une législation bancaire destinée à éviter les conséquences d'une inflation de billets. Ces lois, en limitant l'émission de billets de banque non couverts par de l'or, demeuraient en vigueur. Élevée dans la pensée économique de l'École historico-réaliste, la nouvelle génération était, quand elle traitait de ces problèmes, sous le charme de la théorie de la Banking School et ne comprenait ainsi plus la raison de ces lois. L'absence d'originalité empêcha la nouvelle génération de se lancer dans une réforme fondamentale du système et, suivant l'opinion dominante du moment, d'abolir la limitation de l'émission de billets non couverts par du métal. On garda simplement les vieilles lois sans vraiment les changer, mais diverses mesures furent prises pour réduire leur portée. La plus notable de ces mesures fut d'encourager, systématiquement et délibérément, le règlement des transactions sans employer d'argent liquide. En remplaçant les transactions en liquide par des chèques et d'autres paiements par l'intermédiaire de comptes, on s'attendait non seulement à une réduction de la demande de billets de banque mais aussi à un reflux de pièces d'or vers les banques et par conséquent à une renforcement de leurs réserves. Comme la législation bancaire allemande (et aussi autrichienne) exigeait un certain pourcentage de couverture en or pour les billets émis, le reflux d'or vers la banque signifiait que l'on pouvait émettre en Allemagne une quantité triple (deux fois et demi en Autriche) de billets. Au cours des dernières décennies, la théorie bancaire s'est caractérisée par le fait qu'on attendait de cet état de choses une baisse du taux d'intérêt.

4. L'or demeure notre monnaie

Si nous jetons un coup d'œil, même rapide, aux efforts de la politique monétaire et bancaire des dernières années, nous devons constater qu'il est possible de faire remonter la dépréciation de l'or en grande partie à des mesures politiques. La baisse du pouvoir d'achat de l'or et l'augmentation continue du prix en or de tous les biens et services n'étaient pas des phénomènes naturels. Elles étaient au moins autant les conséquences d'une politique économique poursuivant certes d'autres objectifs mais devant nécessairement conduire à ces résultats. Comme il a déjà été mentionné, des observations quantitatives précises de ces questions ne pourront jamais être faites. Il est cependant évident que l'accroissement de la production d'or n'a certainement pas été la cause, ou au moins pas la cause unique, de la dépréciation de l'or qui a été observée depuis 1896. La politique visant à remplacer l'or circulant effectivement, cherchant à substituer l'étalon de change-or et l'étalon flexible au vieil étalon-or « pur », a entraîné la baisse de la valeur de l'or ou au moins y a contribué. Peut-être que nous entendrions aujourd'hui les gens se plaindre de la hausse et non de la baisse de la valeur de l'or si cette politique n'avait pas été suivie.

L'or n'a pas été démonétisé par la nouvelle politique monétaire, comme ce fut le cas pour l'argent il y a peu, car il demeure la base de tout notre système monétaire. L'or est encore, comme il l'était autrefois, notre monnaie. Il n'y a aucune raison permettant de dire qu'il a été détrôné, comme le proposent certains lanceurs de slogans irréfléchis, qui voudraient guérir le monde de « l'illusion monétaire ». L'or a néanmoins été écarté de l'usage effectif des transactions effectuées par le grand public. Il a disparu de notre vue et se concentre dans les coffres des banques et dans les réserves monétaires. L'or a été retiré de l'usage commun, ce qui devait obligatoirement conduire à diminuer sa valeur.

On se trompe si l'on pointe du doigt les hausses générales des prix des dernières années pour illustrer l'insuffisance de l'étalon-or. Ce n'est pas l'étalon-or à l'ancienne mode, tel que le recommandaient les avocats de l'étalon-or en Angleterre et en Allemagne, qui nous a donné un système monétaire conduisant à la hausse des prix de ces dernières années. Au contraire ces hausses de prix sont plutôt le résultat de politiques monétaires et bancaires qui ont permis à l'étalon-or « pur » et « classique » d'être remplacé par l'étalon de change-or ou par l'étalon flexible, ne laissant en circulation que des billets et de petites pièces et concentrant les stocks d'or dans les réserves bancaires et monétaires.

 

III. La « manipulation » de l'étalon-or

1. Politique monétaire et pouvoir d'achat de l'or

Le plus grand avantage du vieil étalon-or « pur » ou classique, tel qu'il fut créé à l'origine en Angleterre et adopté plus tard, après la formation de l'Empire, en Allemagne, c'était de mettre la formation des prix à l'abri de l'influence politique et des idées changeantes qui prévalent en politique. Cette caractéristique attirait tout spécialement les libéraux, qui craignaient que la productivité économique se détériore suite à la tendance des gouvernements à favoriser certaines couches de la population aux dépens d'autres.

Il ne faudrait cependant certainement pas oublier que même avec l'étalon-or « pur » les mesures gouvernementales peuvent avoir une grande influence. En premier lieu les actions gouvernementales déterminent l'adoption de l'étalon-or, son abandon ou le retour à celui-ci. L'effet de ces actions gouvernementales, que nous n'étudierons pas plus en détail ici, est toutefois à entendre dans un sens très différent de celui décrit par les diverses « théories politiques de la monnaie », théories qui sont désormais, enfin, considérées comme absurdes. Le remplacement progressif de l'étalon-argent par l'étalon-or et le passage de la monnaie-créance à l'or dans certains pays ont augmenté la demande d'or monétaire dans les années précédant la [Première] Guerre mondiale. Les mesures de guerre prises en matière de politique monétaire et qui conduisirent les nations belligérantes, ainsi que certains États neutres, à faire sortir une bonne partie de leurs réserves d'or, ont ainsi fait monter l'offre d'or. Tout mesure de politique monétaire, dans la mesure où elle touche la demande et l'offre d'or en tant que monnaie, représente une « manipulation » de l'étalon-or et tous les États adhérant à ce dernier en subissent les conséquences.

Par rapport à l'étalon-or « pur », l'étalon de change-or et l'étalon flexible ne diffèrent pas sur le principe mais uniquement quant au degré de circulation effective des substituts de monnaie, de sorte qu'il n'y a pas de différence fondamentale concernant la possibilité de les manipuler. L'étalon-or « pur » est soumis à l'influence des mesures monétaires, d'une part parce que la politique monétaire peut affecter l'acceptation ou le rejet de l'étalon-or dans un domaine relevant de l'État, de l'autre parce que la politique monétaire, tout en se rattachant en principe à l'étalon-or, peut conduire à des changements de la demande d'or (par une augmentation ou une diminution de l'or réellement en circulation, ou par des changements concernant les exigences de couverture des billets de banque et des comptes-chèques). L'influence de la politique monétaire sur la formation de la valeur de l 'étalon de change-or ou de l'étalon-or flexible va exactement aussi loin, mais pas plus loin. Dans ces cas aussi les gouvernements et les autres agences responsables de la politique monétaire peuvent influencer la formation de la valeur de l'or en changeant le cours de la politique monétaire. La portée de cette influence dépend de l'ampleur de l'accroissement ou de la diminution de la demande d'or sur le plan national par rapport à la demande totale d'or dans le monde.

Quand les partisans du vieil étalon-or « pur » parlaient de l'indépendance de la valeur de l'or par rapport aux influences gouvernementales, ils voulaient dire qu'une fois l'étalon-or adopté partout — et les partisans de l'étalon-or des années 1870, 1880 et 1890 ne doutaient pas un seul instant que cela arriverait rapidement, car l'étalon-or était déjà presque universellement adopté — aucune action politique supplémentaire ne pourrait affecter la formation de la valeur monétaire. Ceci vaudrait cependant également tout autant pour l'étalon de change-or et pour l'étalon flexible. Les hypothèses sur lesquelles se base un partisan sensé de l'étalon-or « pur » ne sont pas bouleversées quand l'on dit aujourd'hui que la valeur de l'or changerait nécessairement considérablement suite à un changement de la politique de la Réserve fédérale des États-Unis, à un retour à une circulation effective de l'or dans les pays européens ou à une détention de réserves d'or plus importantes. En ce sens tous les étalons monétaires peuvent être « manipulés » dans les conditions économiques actuelles. L'avantage de l'étalon-or — qu'il soit « pur » ou que ce soit un « étalon de change-or » — est uniquement dû au fait que, une fois adopté sous une forme définitive et que l'on s'y tient, il n'est plus soumis aux interférences politiques particulières.

Les mesures de guerre et de l'après-guerre touchant à la politique monétaire ont radicalement changé la situation monétaire dans le monde entier. L'un après l'autre les pays reviennent actuellement [1928] à une base constituée par l'or. On est à prédire que ce processus prendra bientôt fin. Ceci conduit maintenant à un deuxième problème. Faudra-t-il conserver l'étalon de change, qui prévaut actuellement ? Ou faudrait-il revenir une fois de plus à l'usage effectif de l'or dans les transactions moyennes comme c'était le cas auparavant avec l'étalon-or « pur » ? De plus, si l'on décide de garder l'étalon de change, les réserves doivent-elles être effectivement maintenues en or (et à quel niveau), ou les pays individuels ne pourraient-ils pas se satisfaire de réserves en devises étrangères échangeables contre de l'or ? (A l'évidence l'étalon flexible ne peut pas être totalement universel. Au moins un pays doit continuer à investir ses réserves en or véritable, même s'il ne l'utilise pas dans la circulation monétaire.) Ce n'est que si la situation prévalant à un instant donné dans tous les domaines est maintenue et qu'on laisse les choses en l'état actuel, y compris bien entendu le ratio de réserves des banques, que l'on peut dire que l'étalon-or ne peut dès maintenant pas être manipulé au sens décrit plus haut. Si ces problèmes étaient traités d'une manière amenant à changer sensiblement la demande monétaire d'or, le pouvoir d'achat de l'or devrait alors subir des changements correspondants.

Répétons le par souci de clarté, ceci ne constitue pas un désaccord fondamental avec les avocats de l'étalon-or concernant ce qu'ils considèrent comme étant sa supériorité particulière. Des changements du système monétaire d'un pays riche et important influenceront nécessairement de manière substantielle la formation de la valeur monétaire. Une fois que ces changements se sont passés et qu'ils ont produit leurs effets sur le pouvoir d'achat de l'or, la valeur de la monnaie sera forcément également affectée par un retour à l'ancien système monétaire. Mais ceci ne retire rien à la véracité de l'affirmation selon laquelle la création de valeur dans le cadre de l'étalon-or est indépendante de la politique tant qu'aucun changement essentiel ne modifie sa structure, et qu'aucune modification concernant la taille de la région où il prévaut n'ont lieu.

2. Les changements du pouvoir d'achat de l'or

Quand Irving Fisher et avec lui beaucoup d'autres décrivent l'étalon-or comme une mauvaise monnaie parce que le pouvoir d'achat de l'or a considérablement baissé depuis 1896, et plus particulièrement depuis 1914, il faut rectifier et dire que l'on doit faire remonter cette baisse du pouvoir d'achat de l'or à la politique monétaire, qui conduisit à la réduction du pouvoir d'achat de l'or par le biais de mesures adoptées entre 1896 et 1914, destinées à « économiser » l'or et, depuis 1914, par le rejet de l'or comme base monétaire dans de nombreux pays. Quand d'autres dénoncent l'étalon-or parce que le retour imminent de l'usage effectif de l'or dans la circulation monétaire et le renforcement des réserves d'or dans les pays à étalon de change-or entraîneraient une hausse du pouvoir d'achat de l'or, il est ici évident qu'il s'agit des conséquences de mesures de politique monétaire qui modifient la structure même de l'étalon-or.

Le pouvoir d'achat de l'or n'est pas « stable ». Il faut préciser qu'il n'existe rien qui ait un pouvoir d'achat « stable » et que rien de tel ne pourra jamais exister. Le concept de « valeur stable » est vague et confus. A proprement parler seule une économie dans l'état final de repos, où tous les pris demeurent inchangés, pourrait avoir une monnaie ayant un pouvoir d'achat fixe. Toutefois, et personne ne le contestera, l'étalon-or, une fois que tout le monde l'a adopté et s'y tient sans changement, rend la formation du pouvoir d'achat de l'or indépendante de l'opération d'aspirations politiques fluctuantes.

Comme l'or n'est obtenu qu'à partir de quelques sources, qui tôt ou tard seront épuisées, on entend régulièrement l'expression de la crainte qu'il puisse un jour y avoir une pénurie d'or et, par conséquent, une baisse continue du prix des biens. De telles craintes furent particulièrement fortes à la fin des années 1870 et 1880. Puis elles se calmèrent. Ce n'est qu'au cours des dernières années qu'on les vit resurgir. On calcule que les sources d'or actuellement exploitées seront épuisées dans un avenir prévisible, et on croit qu'aucune perspective de trouver la moindre nouvelle source d'or ne se profile. Si la demande de monnaie augmentait dans le futur, de façon comparable à ce qui s'est produit par le passé récent, une baisse générale des prix semble inévitable si nous conservons l'étalon-or 9. Il faut toutefois être très prudent avec les prévisions de ce genre. Il y a un demi-siècle le géologie Eduard Sueß avait affirmé, et pensé l'avoir établi de manière scientifique, qu'il fallait s'attendre à une baisse inévitable de la production d'or 10. Les faits lui ont très vite donné tort. Et il se peut que ceux qui expriment aujourd'hui des idées similaires seront également réfutés tout aussi rapidement et aussi amplement. Nous voulons cependant bien accepter de dire qu'ils ont raison, à savoir que les prix montrent une tendance à la baisse [1928] et que toutes les conséquences sociales d'une augmentation du pouvoir d'achat sont en train d'apparaître. Ce que l'on peut tenter, étant données les circonstances actuelles, pour répondre au pessimisme économique, sera débattu à la fin de la deuxième partie de la présente étude.

 

IV. Mesurer les changements du pouvoir d'achat de l'unité monétaire

1. Les constructions imaginaires

Toutes les propositions voulant remplacer la monnaie-marchandise or par une monnaie supposée meilleure parce qu'ayant une valeur monétaire plus « stable », sont basées sur l'idée vague que les changements du pouvoir d'achat pourraient d'une façon ou d'une autre être mesurés. Ce n'est que de ce point de vue qu'il est possible de concevoir l'idéal d'une unité monétaire ayant un pouvoir d'achat constant et de rechercher des voies pour parvenir à la réalisation de cet idéal. Ces propositions, vagues et fondamentalement contradictoires, découlent de la vieille théorie de la valeur objective, depuis longtemps réfutée — et elles ne s'accordent de plus même pas totalement avec cette théorie. Elles paraissent désormais étranges au sein de l'économie subjectiviste moderne. La bonne image dont elles jouissent encore ne peut s'expliquer que par le fait que jusqu'à très récemment l'économie subjectiviste se limitait à traiter de la théorie de l'échange direct (du troc). Ce n'est que plus tard qu'elle a réussi à incorporer dans le champ de ses études la théorie de l'échange avec intermédiaire (échange indirect), c'est-à-dire la théorie d'un instrument d'échange accepté par tous (théorie monétaire) et la théorie des instruments fiduciaires (théorie bancaire), avec tous les problèmes qui s'y rattachent 11. Il serait certainement grand temps de renoncer définitivement aux erreurs et aux défauts de l'idée voulant que le pouvoir d'achat puisse être mesuré.

Les rapports d'échange du marché sont constamment l'objet de changements. Si nous imaginons un marché sans moyen d'échange accepté par tous, c'est-à-dire sans monnaie, il est facile de voir à quel point l'idée d'essayer de mesurer les changements des rapports d'échange n'a pas de sens. Ce n'est qu'en ayant recours à la fiction de rapports d'échange parfaitement stationnaires entre tous les biens autre que la monnaie, et en comparant ensuite ces biens à la monnaie, que nous pouvons envisager l'idée que les rapports d'échange entre la monnaie et chacun des autres biens évoluent de manière uniforme. Ce n'est qu'alors que nous pouvons parler d'une hausse ou d'une baisse uniforme des prix monétaires de tous les biens et d'une hausse ou d'une baisse du niveau des prix. Mais nous ne devons pas oublier que ce concept est une pure fiction au sens de Vaihinger, un « comme si » 12, une construction imaginaire délibérée, indispensable au raisonnement scientifique. Peut-être que la nécessité de cette construction imaginaire deviendra encore plus claire si nous l'exprimons non pas en termes de valeur d'échange objective du marché mais en termes de jugements sur la valeur d'échange subjective de l'agent individuel. Pour ce faire nous devons imaginer un homme ne changeant pas et ne changeant jamais de valeurs. Un tel individu pourrait déterminer, à partir de son échelle de valeurs immuable, le pouvoir d'achat de la monnaie. Il pourrait dire précisément comment a changé la quantité de monnaie qu'il doit dépenser pour obtenir un certaine niveau de satisfaction. Néanmoins l'idée d'une structure donnée des prix, d'un niveau des prix, qui monte ou baisse uniformément, n'en est pas moins fictive. Elle nous permet toutefois de comprendre clairement que tout changement des rapports d'échange entre les biens d'une part et la monnaie de l'autre doit nécessairement conduire à modifier la distribution de la richesse et des revenus entre les agents individuels. Chacun de ces changements agit ainsi aussi comme un agent dynamique. En raison de cette situation il n'est par conséquent pas acceptable, même de ce point de vue, de faire l'hypothèse d'un niveau des prix changeant de manière uniforme.

Cette construction est toutefois nécessaire pour faire comprendre que les rapports d'échange entre les divers biens économiques peuvent connaître un changement provenant du coté de l'un des biens individuels. Ce concept fictif est le ceteris paribus de la théorie des rapports d'échange. Il est tout aussi fictif et en même temps tout aussi indispensable que tout autre ceteris paribus. Si des circonstances extraordinaires entraînent des changements exceptionnellement importants et donc manifestes dans les rapports d'échange, alors nous pouvons trouver une aide dans les données économiques, aide qui nous facilite l'analyse de ces problèmes. Mais ici aussi, et plus que jamais, si nous voulons comprendre clairement toute la situation, nous devons avoir recours à la construction imaginaire nécessaire à la compréhension de notre théorie. Les mots « inflation » et « déflation », à peine connus par la littérature économique allemande il y a quelques années, sont aujourd'hui d'un usage courant. Malgré leur inexactitude ils sont indubitablement adaptés à l'usage courant lors des débats publics des problèmes économiques et politiques 13. Mais pour les comprendre précisément, il faut construire avec une logique stricte ce concept fictif [la construction imaginaire de rapports d'échange totalement stationnaires entre les biens autre que la monnaie], dont la fausseté délibérée est désormais claire.

Le fait qu'elle nous permette de distinguer et de déterminer si les changements des relations d'échange entre la monnaie et les autres biens proviennent du côté de la monnaie ou du côté des biens, n'est pas service le moins important que nous rend cette fiction. Afin de comprendre les changements qui se produisent sans cesse sur le marché, cette distinction est hautement nécessaire. Elle est encore plus indispensable quand il convient de juger la signification des mesures proposées ou adoptées dans le domaine de la politique monétaire et bancaire. Toutefois, même dans ce cas, nous ne pouvons jamais réussir à faire coïncider la représentation fictive avec la situation qui apparaît effectivement sur le marché. La construction imaginaire permet de mieux comprendre la réalité, mais nous devons rester conscients de la distinction entre fiction et réalité 14.

2. Les indices

Une méthode cherche à mesurer, à partir de données sur les changements des prix monétaires individuels des différents biens, les variations du pouvoir d'achat de la monnaie. Cette méthode s'appuie sur l'idée que pour un indice soigneusement choisi d'un grand nombre, ou de la totalité, des biens de consommation, les influences issues du côté des biens et affectant le prix des biens s'annulent entre elles. Ainsi, continue cette théorie, le signe et l'ampleur de l'influence sur les prix des facteurs provenant du côté de la monnaie peuvent être découverts grâce à un indice de ce genre. Essentiellement, cette méthode recherche par conséquent, en calculant une moyenne mathématiques, à transformer les changements de prix des divers biens de consommation en une valeur chiffrée générale qui puisse être considérée comme un indice du changement de valeur de la monnaie. Dans ce débat nous mettrons de côté les difficultés pratiques qui surviennent quand on veut rassembler les prix nécessaires pour servir de base à ces calculs et nous nous contenterons de dire ce qui convient quant à l'aptitude fondamentale de cette méthode pour résoudre notre problème.

Tout d'abord il convient de noter qu'il existe différentes moyennes mathématiques. Laquelle faut-il retenir ? C'est une vieille question. Des raisons peuvent être avancées pour et contre chacune. De notre point de vue, la seule chose importante à retenir dans un tel débat est que cette question ne peut pas être tranchée de manière concluante de telle sorte que tout le monde reconnaisse une réponse unique comme « la bonne ».

L'autre question fondamentale concerne l'importance relative des divers biens de consommations. En développant cet indice, si le prix de chaque bien est affecté du même poids, une augmentation de 50 % du prix du pain, par exemple, serait compensée dans le calcul d'une moyenne arithmétique par une baisse de 50 % du prix des diamants. L'indice n'indiquerait alors aucun changement du pouvoir d'achat (ou du niveau des prix). Comme une telle conclusion est évidemment ridicule, on veut, en fabriquant les indices, faire intervenir les prix des différents biens en fonction de leur importance relative. Les prix devraient être inclus dans les calculs avec un coefficient d'importance : le résultat est alors connu sous le nom de moyenne « pondérée ». Ceci nous amène cependant à la deuxième décision arbitraire du développement d'un tel indice. Que signifie cette « importance » ? Plusieurs approches différentes ont été essayées. Des arguments pour et contre chacune ont été donnés. A l'évidence une solution claire au problème, satisfaisant tout le monde, ne peut pas être trouvée. Une attention particulière a été accordée à la difficulté provenant du fait que les circonstances concrètes qui déterminent la recherche de « l'importance » dans cette méthode sont constamment changeantes, de sorte que le coefficient d'importance donc lui aussi constamment. Dès que l'on commence à prendre en considération « l'importance » des divers biens, on renonce à l'hypothèse d'une valeur d'échange objective — qui aboutit à des conclusions manifestement absurdes comme indiqué plus haut — et on entre dans le domaine des valeurs subjectives. Comme il n'y a aucune importance immuable et reconnue par tous pour les divers biens, comme la valeur « subjective » n'a de sens que du point de vue de l'agent individuel, on doit, plus on réfléchit à la question, finalement en arriver à la méthode subjective déjà discutée, à la fiction inacceptable d'un homme immuable aux valeurs invariables. Comme on veut aussi éviter d'arriver à cette conclusion manifestement absurde, on reste indécis à mi-chemin. On est alors à égale distance des deux méthodes clairement absurdes — moyenne non pondérée d'une part, fiction d'un individu immuable aux valeurs invariables de l'autre, et l'on croit ainsi avoir trouvé quelque chose d'utile. Or la vérité n'est pas un point situé à mi-chemin entre deux erreurs. Le fait que chacune de ces deux méthodes, si on les pousse à leur conclusion logique, est à l'évidence ridicule, ne prouve en aucune façon qu'une combinaison des deux serait la bonne méthode.

Tous les calculs d'indices passent rapidement sur ces objections sans réponse possible et les calculs sont faits avec des coefficients d'importance arbitrairement choisis. Nous avons cependant établi que même le problème de la détermination de l'importance n'est pas susceptible d'être résolu d'une manière reconnue par tous comme la « bonne ».

Ainsi l'idée que les changements du pouvoir d'achat de la monnaie pourraient être mesurés est scientifiquement intenable. Cela ne sera pas une surprise pour quelqu'un de familier des problèmes fondamentaux de la catallaxie subjectiviste moderne et qui a compris l'importance des études modernes sur la mesure de la valeur 15 et la signification du calcul monétaire 16.

On peut bien sûr essayer de trouver des indices. Rien n'est aujourd'hui plus populaire chez les statisticiens que cela. Néanmoins tous ces calculs reposent sur des fondations branlantes. En mettant totalement de côté les difficultés qui surviennent, de divers points de vue, quant à la détermination de l'identité des marchandises dont les prix forment la base de ces calculs, ces calculs sont arbitraires à deux titres : premièrement à propos du choix de la moyenne et deuxièmement à propos du choix des coefficients d'importance. Il n'existe aucune manière permettant de qualifier de « bonne » l'une des nombreuses méthodes possibles et de « fausses » les autres. Toutes sont pareillement légitimes ou illégitimes. Aucune n'a de sens sur le plan scientifique.

C'est une maigre consolation d'indiquer que les résultats des diverses méthodes ne diffèrent pas grandement entre elles. Même si c'était le cas, cela ne peut en aucun cas affecter les conclusions que nous devons tirer des observations faites. Le fait que l'on puisse accepter d'être si peu exigeants, ne peut s'expliquer que par l'expérience des grandes inflations, en particulier de la plus grande et la plus récente 17.

Toute méthode d'indice est suffisamment bonne pour faire une estimation grossière de la dépréciation extrêmement sévère de l'unité monétaire, comme celle que suscita l'inflation allemande. A cette occasion l'indice n'avait qu'un rôle didactique : éclairer un peuple prisonnier de l'idée de la « théorie politique de la monnaie ». Mais une méthode qui aide à ouvrir les yeux du peuple n'en est pas pour autant scientifiquement correcte ou utilisable dans la vie courante.

 

V. Le plan de stabilisation de Fisher

1. Le problème politique

L'avantage de l'étalon-or tient au fait que la valeur de l'or se développe indépendamment des actions politiques. Il est clair que sa valeur n'est pas « stable ». Mais il ne peut pas y avoir, et ne pourra jamais y avoir, de stabilité en valeur. Si nous avions un étalon monétaire « manipulé », et qu'il revenait au gouvernement d'influencer sa valeur monétaire, la question de savoir comment exercer cette influence se retrouverait rapidement au centre des intérêts économiques et politiques. On demanderait au gouvernement de modifier par son intervention le pouvoir d'achat de la monnaie de sorte que certains groupes politiquement puissants soient favorisés aux dépens du reste de la population. D'intenses batailles politiques seraient menées au sujet de la direction et de l'ampleur des ordonnances touchant à la politique monétaire. Selon les rapports de force du moment, on déciderait tantôt ceci, tantôt cela. Le développement ininterrompu et paisible de l'économie connaîtrait continuellement des perturbations provenant du côté de la monnaie. Le résultat de la manipulation serait de nous offrir un système monétaire qui ne serait certainement pas plus table que l'étalon-or.

Si l'on décidait de modifier le pouvoir d'achat de la monnaie de façon à ce que l'indice reste toujours inchangé, la situation ne serait pas le moins du monde différente. Nous avons vu qu'il y a non pas une seule mais de nombreuses façons possibles de déterminer l'indice, et qu'aucune de ces méthodes ne peut être considérée comme la bonne. Nous avons vu de plus que chacune aboutit à une conclusion différente. Chaque parti politique défendrait la méthode indicielle lui convenant précisément pour atteindre ses buts politiques. Comme il est scientifiquement impossible de dire que l'une de ces nombreuses méthodes est objectivement bonne et de rejeter toutes les autres comme fausses, aucun juge ne pourrait trancher de manière impartiale entre les groupes se disputant la bonne méthode de calcul.

En outre, cependant, il y a une autre considération très importation. Les premiers partisans de la théorie quantitative croyaient que le changement du pouvoir d'achat de la monnaie causé par un changement de la quantité de monnaie était exactement inversement proportionnel à ce dernier. Selon cette théorie un doublement de la quantité de monnaie devait diviser le pouvoir d'achat par deux. La théorie monétaire développée plus récemment a réussi à démontrer que cette version de la théorie quantitative est intenable. Une augmentation de la quantité de monnaie doit certes conduire ceteris paribus à une baisse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Mais l'ampleur de cette baisse ne correspond en aucune façon à l'ampleur de l'accroissement de la quantité de monnaie. Aucune relation quantitative fixe ne peut être établie entre les changements de la quantité de monnaie et ceux du pouvoir d'achat de l'unité monétaire 18. Par conséquent toute manipulation de l'étalon monétaire conduirait à de sérieuses difficultés. Des batailles politiques surgiraient non seulement quant à la nécessité d'une telle mesure mais aussi quant au degré d'inflation ou de restriction à viser, même après un accord sur le but que la mesure est supposée atteindre.

Tout cela suffit à expliquer pourquoi les propositions cherchant à mettre en œuvre un étalon manipulé n'ont pas eu de succès. Cela explique aussi pourquoi la monnaie de crédit 19 (ce que l'usage courant appelle « papier-monnaie ») est considérée comme de la mauvaise monnaie, même si l'on ne tient pas compte de la façon dont les ministres des finances en ont abusé. La monnaie de crédit est considérée comme telle précisément parce qu'elle peut être manipulée.

2. L'étalon multi-marchandises

Les propositions visant à substituer ou à ajouter un étalon multi-marchandises aux étalons monétaires basés sur des métaux précieux, pour servir d'étalon pour les paiements différés, n'ont nullement pour intention de créer une monnaie manipulée. Elles ne veulent pas changer l'étalon de métal précieux en soi ni agir sur sa valeur. Elles cherchent seulement à montrer une voie permettant de libérer toutes les transactions impliquant des paiements monétaires futurs de l'effet des changements de valeur de l'unité monétaire. Ici aussi il est facile de comprendre pourquoi ces propositions n'ont pas été appliquées. Reposant sur les fondations fragiles de calculs d'indices, qui ne peuvent pas être établis de manière scientifique, elles n'auraient pas produit d'étalon de valeur stable pour les paiements différés. Elles auraient seulement créé un étalon différent subissant des changements de valeur différents de ceux de l'étalon-or métallique.

Les propositions de Fisher sont à cet égard voisines des premières idées d'un étalon multi-marchandises, dans la mesure où, comme ces dernières, elles cherchent seulement à dissocier l'effet sur le contenu des obligations monétaires futures et les effets sociaux secondaires des changements de la valeur monétaire. Comme la grande majorité des Anglo-américains qui ont étudié le problème des effets secondaires du changement de pouvoir d'achat de la monnaie, et comme les premiers partisans de l'étalon multi-marchandises, Fisher a accordé peu d'attention au fait que les changements de valeur de la monnaie ont aussi d'autres effets sociaux.

Fisher, lui aussi, base entièrement ses propositions sur les indices. Ce qui semble parler en faveur de son projet, et qui le distingue des propositions cherchant à introduire un « étalon multi-marchandises », est le fait qu'il n'utilise pas les indices directement pour déterminer les changements de pouvoir d'achat sur une longue durée. Il les utilise plutôt en premier lieu pour saisir les changements qui se produisent uniquement d'un mois sur l'autre. Beaucoup d'objections faites à l'encontre de l'utilisation de la méthode des indices pour l'analyse de longues périodes apparaîtront peut-être moins justifiées quand on ne prend en compte que des périodes plus courtes. Mais il n'est pas nécessaire de débattre de cette question ici. En effet, Fisher ne limite pas l'application de son plan aux seules périodes courtes. Ainsi, même si les ajustements ne sont faits que d'un mois sur l'autre, il faudrait les poursuivre encore et toujours jusqu'à arriver en définitive à des calculs, effectués à l'aide de l'indice, couvrant de longues périodes. Et en raison de l'imperfection des indices, ces calculs aboutiraient à de très grosses erreurs sur ces longues périodes.

3. La prime de prix

La contribution la plus importante de Fisher à la théorie monétaire est l'importance qu'il a donné à l'effet rétroactif jusque là peu remarqué des changements de la valeur de la monnaie sur la formation du taux d'intérêt 20. Dans la mesure où les mouvements du pouvoir d'achat de la monnaie peuvent être prévus, non seulement quant à leur signe mais aussi, au moins de manière approximative, quant à leur ampleur, ils s'expriment dans le taux d'intérêt brut. Si nous donnons à la composante du taux d'intérêt brut réclamée et accordée suite aux changements anticipés du pouvoir d'achat, le nom de prime de changement du pouvoir d'achat ou de prime de changement des prix — termes lourds auxquels nous souhaiterions substituer l'expression plus courte de prime de prix — on comprend facilement que, dans le cas d'une anticipation de hausse générale des prix, la prime de prix fait monter le taux d'intérêt brut (prime de prix positive). Au contraire, dans le cas d'une anticipation d'une baisse générale des prix, elle fait baisser le taux d'intérêt brut (prime de prix négative). Les agents économiques individuels ne sont en général pas conscients du fait que la valeur d'échange objective de la monnaie évolue. Même s'ils l'étaient les difficultés qui empêchent la formation d'un jugement à moitié fiable sur le signe et l'ampleur des changements anticipés, sont énormes, si ce n'est insurmontables. Les unités monétaires utilisées dans les transactions de crédit sont par conséquent généralement considérées plutôt naïvement comme ayant une valeur « stable ». Ainsi, dans la négociation sur les conditions dans lesquelles le crédit sera demandé et accordé, une prime de prix n'est en général pas prise en compte dans le calcul. C'est pratiquement toujours le cas, même pour les crédits à long terme. Si l'on ne croit plus à la « stabilité de la valeur » d'un certain type de monnaie, alors cette monnaie n'est pas utilisée du tout dans les transactions de crédit à long terme. Ainsi, dans toutes les nations usant d'une monnaie de crédit dont le pouvoir d'achat change violemment, les obligations des crédits à long terme étaient exprimées en or, dont la valeur était censée être « stable ». Toutefois, pour cause d'aveuglement et d'entêtement pro-étatiques, cette façon d'agir n'était pas en usage en Allemagne, ni dans d'autres pays au cours de la récente inflation. Au lieu de cela on imagina de faire des prêts exprimés en seigle et en potasse. S'il n'y avait eu aucun espoir de réévaluation compensatrice ultérieure de ces prêts, leur cours boursier en marks allemands, en couronnes autrichiennes et dans d'autres devises connaissant une inflation similaire aurait été si bas qu'une prime de prix positive correspondant à l'ampleur de la dépréciation future attendue de ces devises se serait reflétée dans le paiement des intérêts.

La situation est différente en ce qui concerne les transactions de crédit à court terme. Tout homme d'affaire évalue les changements de prix qu'il anticipe pour le futur immédiat et agit en conséquence en achetant et en vendant. S'il s'attend à une hausse des prix il achètera et retardera ses ventes. Pour s'assurer les moyens de mener ce plan à bien, il sera prêt à offrir un taux d'intérêt plus élevé. S'il s'attend à une chute des prix, il cherchera à vendre et s'abstiendra d'acheter. Il sera alors disposé à prêter, à un taux meilleur marché, l'argent rendu disponible de ce fait. L'anticipation d'une hausse des prix aboutit ainsi à une prime de prix positive et celle d'une baisse des prix à une prime de prix négative. Dans la mesure où ce processus anticipe correctement les mouvements de prix qui se produisent effectivement, en ce qui concerne le crédit à court terme, on ne peut pas dire que le contenu des obligations contractuelles soit modifié par le changement du pouvoir d'achat de la monnaie d'une façon imprévue et non prise en compte par les parties concernées. On ne peut pas dire non plus qu'il en résulte des transferts de richesse et de revenus entre créanciers et débiteurs. Il est par conséquent inutile, lorsque l'on parle du crédit à court terme, de chercher un étalon plus performant pour les paiement différés.

Nous sommes ainsi en mesure de voir que la proposition de Fisher n'offre en fait pas plus que tous les autres plans précédents d'étalon multiple. En ce qui concerne le rôle de la monnaie comme étalon des paiements différés, le verdict est que pour les contrats à long terme le projet de Fisher est inadapté et que pour les engagements à court terme il est à la fois inadapté et superflu.

4. Les transferts de richesse et de revenus

Toutefois, les conséquences sociales des changements de valeur de la monnaie ne se limitent pas à la modification du contenu des obligations monétaires futures. Outre ces effets sociaux, qui sont en général les seuls traités par la littérature anglo-américaine, il y en a encore d'autres. Les changements des prix monétaires ne concernent jamais tous les biens en même temps et ils n'affectent pas le prix des divers biens dans la même proportion. Les modifications des relations entre la demande et la quantité de monnaie destinée aux encaisses monétaires, modifications qui entraînent les changements de la valeur d'échange objective de la monnaie, n'apparaissent pas simultanément et uniformément dans toute l'économie. Elles doivent nécessairement apparaître sur le marché en un point donné, ne toucher initialement qu'un groupe de l'économie, n'influencer au début que leurs jugements de valeur et de fait uniquement le prix des biens que ces personnes demandent. Ce n'est que progressivement que le changement du pouvoir d'achat de l'unité monétaire se propage dans toute l'économie. Si par exemple la quantité de monnaie augmente, la nouvelle quantité de monnaie doit nécessairement affluer tout d'abord vers certains agents économiques (vers les producteur d'or, par exemple, ou vers les caisses de l'État dans le cas d'une inflation de papier-monnaie). Elle ne modifie au début que leurs revenus et leur fortune et, par conséquent, que leurs jugements de valeur. Tous les biens ne voient pas leur prix monter au début, seuls grimpent les prix de biens demandés par les premiers bénéficiaires de l'inflation. Ce n'est que petit à petit que les prix des biens restants augmentent, au fur et à mesure que la quantité de monnaie supplémentaire se répand dans le pays et qu'elle atteint à la fin tous ceux qui participent à l'économie 21. Mais même dans ce cas, lorsque la hausse des prix due à la nouvelle quantité de monnaie s'est enfin terminée, les prix de tous les biens et services n'auront pas tous monté de la même façon. Précisément parce que la hausse des prix n'a pas touché toutes les marchandises au même moment, il s'est produit des changements dans les rapports touchant à la richesse et aux revenus et ils affectent différemment l'offre et la demande des biens individuels. Ces transferts doivent ainsi conduire à une nouvelle orientation du marché et de ses prix.

Supposons que nous ignorions les conséquences des changements de valeur de la monnaie sur les obligations monétaires. Supposons de plus que les changements du pouvoir d'achat de la monnaie se produisent simultanément et uniformément pour tous les biens dans la totalité de l'économie. Il est alors évident que les changements de valeur de la monnaie n'entraîneraient aucun changement concernant la richesse des agents individuels. Les changements de valeur de l'unité monétaire n'auraient alors pour eux pas plus d'importance qu'un changement du système des poids et mesures ou un changement de calendrier. Ce n'est que parce que les changements du pouvoir d'achat de la monnaie ne touchent jamais tous les biens partout en même temps qu'ils entraînent avec eux (en plus de leur influence sur les transactions d'endettement) des transferts de richesse et de revenus. Les groupes qui produisent et vendent les biens dont les prix sont les premiers à monter tireront bénéfice de l'inflation, car ils font de gros profits au début tout en pouvant encore acheter les biens dont ils ont besoin à des prix bas, reflétant la quantité de monnaie précédente. Ainsi durant l'inflation de la [Première] Guerre mondiale, les producteurs de matériel de guerre et les travailleurs des industries de guerre, qui recevaient le produit des planches à billets avant tous les autres, ont tiré avantage de la dépréciation monétaire. Au même moment les gens dont les revenus restaient nominalement les mêmes soufraient de l'inflation, car ils étaient forcés de faire concurrence en faisant leurs achats avec ceux qui touchaient des revenus de guerres augmentés. La situation devint particulièrement claire pour les employés du gouvernement. Ils voyaient bien qu'ils étaient les perdants. Les hausses de salaire arrivaient trop tard pour eux. Pendant un certain temps ils devaient payer des prix prenant déjà en compte l'accroissement de la quantité de monnaie avec des revenus monétaires correspondant aux vieux prix.

5. Des changements impossibles à compenser

Dans le cas du commerce extérieur il n'était pas plus difficile de voir les conséquences du fait que les changements de prix des divers biens ne se produisaient pas simultanément. La baisse de la valeur de l'unité monétaire favorise les exportations parce qu'une partie des matières premières, des facteurs de production semi-finis et de la main-d'œuvre nécessaires à la fabrication des biens exportés peuvent être obtenus aux anciens prix moins élevés. Au même moment le changement de pouvoir d'achat, qui n'a provisoirement touché qu'une partie des articles produits dans le pays, a déjà exercé son influence sur le taux de change de la Bourse. Le résultat est que l'exportateur réalise un bénéfice monétaire spécifique.

Les changements du pouvoir d'achat provenant du côté de la monnaie ne sont donc pas seulement considérés comme perturbateurs à cause de la transformation qu'ils entraînent concernant le contenu des obligations monétaires futures. Ils sont également gênants en raison du décalage temporel des changements de prix des divers biens et services. Le dollar à valeur stable de Fisher peut-il éliminer ces changements de prix ?

Afin de pouvoir répondre à cette question, nous devons constater que le plan de Fisher ne se contente pas de remédier aux changements de valeur de l'unité monétaire mais qu'il les corrige continuellement — de mois en mois. Ainsi les conséquences associées à l'apparition progressive des changements du pouvoir d'achat ne sont tout d'abord pas éliminées. Elles exercent leurs répercussions au cours du mois. Si la correction est faite à la fin du mois, le cours de la dépréciation monétaire n'est pas encore terminé. En effet, les ajustements calculés à ce moment sont basés sur les indices du mois précédent, quand la dépréciation monétaire du mois n'avait pas encore exercé tous ses effets parce que tous les prix n'avaient pas encore été touchés. (D'un autre côté toutefois, les prix des premiers biens dont la demande a été poussée à la hausse par la quantité de monnaie additionnelle ont certainement atteint des niveaux qui ne pourront pas être maintenus par la suite. Que ces deux écarts de prix soient ou non tels que leurs effets se compensent dépendra des données spécifiques de chaque cas particulier.) La dépréciation monétaire continuera donc le mois suivant, même si aucun accroissement de la quantité de monnaie n'a lieu durant ce mois. Elle continuera jusqu'à ce qu'à ce que le processus prenne fin avec une hausse générale du prix des biens (exprimés en or) et donc avec un accroissement de la valeur en or du dollar sur la base de l'indice. Les conséquences sociales du décalage temporel des changements de prix ne seraient par conséquent pas évitées parce que ce décalage temporel des changements de prix des différents biens et services n'aurait pas été éliminé 22.

Il n'est donc pas nécessaire d'étudier plus en détail les difficultés techniques qui s'opposent à la réalisation du plan de Fisher. Même s'il pouvait être mis en place avec succès, il ne nous offrirait pas un système monétaire garantissant la non-perturbation de la richesse et des revenus.

 

VI. Les changements du pouvoir d'achat provenant du côté des biens et ceux provenant du côté de la monnaie

1. L'instabilité inhérente des rapports marchands

Les changements concernant les rapports d'échange entre la monnaie et les divers autres biens peuvent provenir soit du côté de la monnaie soit du côté du bien. La politique de stabilisation ne veut pas seulement éliminer les changements en provenance du côté de la monnaie. Elle cherche aussi à empêcher tout changement de prix futur, même si cela n'est pas toujours dit clairement et même si cela est parfois nié.

Il n'est pas nécessaire pour nous d'étudier plus en détail les phénomènes marchands qu'un accroissement ou une diminution des biens doivent mettre en œuvre lorsque la quantité de monnaie reste constante 23. Il suffit de souligner qu'en plus des changements des rapports d'échange entre les biens individuels, des modifications apparaîtraient aussi dans les rapports d'échange entre la monnaie et la majorité des autres biens du marché. Une diminution de la quantité de autres biens diminuerait le pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Un accroissement l'augmenterait. Il faut cependant noter que les ajustements sociaux qui doivent résulter de ces changements de la quantité des autres biens conduiront à une réorganisation des encaisses monétaires et donc de la demande de monnaie. Ces modifications peuvent se produire de telle sorte qu'elles peuvent atténuer l'effet direct du changement de la quantité des biens sur le pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Mais pour le moment nous pouvons ignorer ce point.

Le but de toutes les propositions de stabilisation est, comme nous l'avons vu, de maintenir constant le contenu initial des obligations monétaires futures. Créanciers et débiteurs ne devraient jamais gagner ou perdre en matière de pouvoir d'achat. Ceci est considéré comme « juste ». Bien entendu ce qui est juste ou injuste ne peut pas être déterminé scientifiquement. C'est une question d'objectif ultime et de jugement éthique. Ce n'est pas une question de fait. Il est impossible de savoir exactement pourquoi les partisans de la stabilisation du pouvoir d'achat ne considèrent comme juste que le maintien d'un pouvoir d'achat constant pour les dettes. Mais il est facile de comprendre qu'ils ne veulent pas permettre au débiteur ou au créancier de gagner ou de perdre. Ils veulent que les engagements contractuels continuent à s'appliquer avec le moins de changements possibles au sein d'une économie mondiale évoluant à chaque minute. Ils veulent en quelque sorte retirer les engagements contractuels du flux des événements et les placer dans une existence intemporelle. Voyons maintenant ce que cela signifie. L'ensemble de la production a augmenté son rendement. Les biens sont plus abondants que jamais auparavant. Là où une seule unité était disponible auparavant pour la consommation, il y en a désormais deux. Comme la quantité de monnaie n'a pas été augmentée, le pouvoir d'achat de l'unité monétaire a monté et une unité monétaire permet désormais d'acheter disons 1,5 fois plus de marchandises qu'auparavant. Est-ce que cela veut dire que si aucun étalon multi-marchandises n'existe, le débiteur est désormais désavantagé et le créancier avantagé ? Cela n'est pas clair à première vue. Si l'on regarde la situation du point de vue du prix des facteurs de production, il est sûr que l'on dira que tel est le cas. Le débiteur pourrait en effet utiliser la somme empruntée pour acheter à moindre prix des facteurs de production dont le rendement n'a pas augmenté ; ou si leur rendement a augmenté, leur prix n'ont pas augmenté en conséquence. Il est désormais possible d'acheter avec une quantité de monnaie moins grande des facteurs de production ayant une capacité productive comparable à celle des facteurs de production que l'on pouvait acheter avec l'argent emprunté au moment du prêt. Il n'est pas utile d'explorer les problèmes des telles hypothèses qui ne tiennent aucun compte de l'influence que les changements qui s'ensuivent exercent sur le profit entrepreneurial, l'intérêt et la rente. Toutefois si nous tenons compte des changements du revenu réel dus à l'augmentation de la production, il devient évident que la situation peut être vue d'une façon très différente de celle des partisans de la stabilisation. Si le créancier récupère la même somme nominale, il peut évidemment acheter davantage de biens. Mais sa situation économique ne s'en trouve pas améliorée. Il ne tire pas de bénéfice par rapport à la hausse générale des revenus réels qui a eu lieu. Si l'étalon multi-marchandises devait réduire une partie de la dette nominale, sa situation économique s'en trouverait détériorée. Il serait privé de quelque chose qui, à ses yeux, lui appartient de droit. Avec un étalon multi-marchandises les intérêts payés au cours du temps, les annuités, les indemnités de subsistance, les pensions, etc., seraient augmentés ou diminués en fonction de l'indice. Ces considérations ne peuvent ainsi pas être écartés sommairement comme ne relevant pas du point de vue des consommateurs.

Nous voyons d'une part que ni l'étalon multi-marchandises ni la proposition spécifique d'Irving Fisher ne sont capable d'éliminer les effets économiques des changements de la valeur de l'unité monétaire dus au décalage temporel de leur apparition et à l'irrégularité de l'ampleur des changements de prix. Nous voyons d'autre part que ces propositions cherchent à éliminer les répercussions sur le contenu des contrats de dette, selon les circonstances, en causant des transferts de richesse et de revenus, transferts apparaissant manifestement injustes, au moins pour ceux qui doivent payer la note. La question de la « justice » des réformes proposées est par conséquent plus douteuse que leurs partisans ne sont enclins à le penser.

2. Le changement d'attitude vis-à-vis des débiteurs

Ces efforts et d'autres similaires sont habituellement accueillis avec sympathie par bon nombre de gens. Cette sympathie conduit même ceux qui reconnaissent leur caractère insuffisant et impraticable à reconnaître qu'il faut regretter que cet objectif sans aucun doute méritoire ne puisse pas être atteint, tout du moins pas de cette façon. Cette sympathie se base en définitive sur la tendance intellectuelle et physique des hommes à être à la fois paresseux et résistants au changement. Assurément tout le monde veut voir sa situation améliorée en ce qui concerne son approvisionnement en biens et la satisfaction de ses besoins. Assurément chacun espère que les changements le rendront plus riche. De nombreuses circonstances donnent l'impression que l'ancien et le traditionnel, qui sont familiers, sont préférables à la nouveauté. Ces circonstances comprennent, avec d'autres, le manque de confiance de l'individu dans ses propres forces et capacités, l'aversion à l'idée d'être forcé de s'adapter en pensée et en action aux nouvelles situations et, enfin, le fait de savoir que l'on n'est plus capable, aux âges avancés de la vie, de remplir ses obligations avec la vitalité de la jeunesse. Bien sûr, quelque chose de nouveau est bienvenu et accepté avec reconnaissance si cela est avantageux pour le bien-être de l'individu. Mais tout changement qui apporte des inconvénients ou semble simplement en apporter, que ce changement en soit ou non responsable, est considéré comme injuste. Ceux qui sont favorisés par la nouvelle situation sans aucun mérite de leur part acceptent sans rien dire la prospérité accrue comme une évidence et même comme quelque chose de mérité depuis longtemps. Ceux pour qui le changement est préjudiciable se plaignent cependant bruyamment. A partir de telles observations, les concepts de « juste prix » et de « juste salaire » ont surgi. Quiconque n'arrive pas à suivre son temps et est incapable de satisfaire ses exigences devient un apologiste du passé et un défenseur du statu quo. L'idéal de stabilité, de l'économie stationnaire, est opposé à celui de progrès continu.

Depuis un bon moment l'opinion publique éprouve de la sympathie pour le débiteur. Le tableau du riche créancier, réclamant le paiement au pauvre débiteur, dominent le jugement de la pensée populaire et les enseignements pleins de ressentiment des professeurs de morale quant à l'endettement. Une retombée de cette situation se voit dans le contraste entre le « riche oisif » et le « pauvre travailleur » que faisaient les contemporains de l'École classique et leurs successeurs. Mais avec le développement des obligations et des comptes dans les caisses d'épargne, qui permettent aux masses, grâce à la prospérité croissante, de devenir créancières, ainsi qu'avec le déclin de la petite entreprise et la montée de la grande industrie, un renversement de situation s'est produit. Le « riche » n'est plus le créancier type tout comme le « pauvre » n'est plus le débiteur type. Dans de nombreux cas, peut-être même dans la majorité, la relation s'est totalement inversée. Aujourd'hui, à l'exception des terres des paysans et des petits propriétaires, le point de vue du débiteur n'est plus celui des masses. Ce n'est par conséquent plus non plus le point de vue des démagogues 24. Autrefois l'inflation pouvait trouver son plus grand soutien auprès des masses, qui étaient couvertes de dettes. La situation est cependant désormais très différente. Une politique de restriction monétaire ne serait pas mal vue par les masses d'aujourd'hui, car elles pourraient espérer en obtenir des gains assurés comme créancières. Elles s'attendraient à ce que la baisse de leurs salaires et de leurs traitements se produisent moins vite, au en tout cas pas plus vite, que la baisse du prix des biens.

Il est par conséquent compréhensible que les propositions de création d'un étalon à « valeur stable » pour les paiements différés, presque totalement oubliées pendant les années où le prix des biens baissait, on connu un regain d'intérêt ces trente dernières années [écrit en 1928]. Les propositions de ce type ont toujours pour but premier d'éviter les pertes aux créanciers, presque jamais de garantir les intérêts en danger des débiteurs. Elles se sont développées en Angleterre, quand ce pays était le grand banquier du monde. Elles réapparaissent aux États-Unis au moment où ce pays a commencé à devenir une nation créancière au lieu d'un pays de débiteurs, et elles y sont devenus très populaires car l'Amérique est devenue le grand créancier du monde.

De nombreux signes semblent indiquer que la période de dépréciation monétaire touche à sa fin. Si cela devait être le cas, l'attrait dont jouit actuellement l'idée d'un étalon manipulé dans les nations créancières diminuera lui aussi.

 

VII. L'objectif de la politique monétaire

1. Le libéralisme et l'étalon-or

La politique monétaire de l'ère pré-libérale prenait soit la forme d'une dépréciation grossière des pièces au bénéfice de l'administration des finances (ayant seulement rarement pour but la Seisachtheia 25, c'est-à-dire l'annulation de fortes dettes), soit celle encore plus grossière d'une inflation de papier-monnaie. Toutefois, en plus de cet objectif fiscal, ou parfois même à sa place, la motivation poussant à l'inflation de papier-monnaie devint très vite le désir de favoriser le débiteur aux dépens du créancier. En s'opposant à l'étalon-papier déprécié, le libéralisme déclara souvent qu'après une inflation la valeur du papier-monnaie devrait être augmentée par le biais d'une contraction, afin de la faire revenir à son ancienne parité avec la monnaie métallique. Ce ne fut que lorsque l'on apprit (1) qu'une telle politique ne pouvait pas défaire ou renverser les transferts considérés comme injustes de richesse et de revenus consécutifs à la précédente période inflationniste et (2) qu'une augmentation du pouvoir d'achat par unité [via une contraction ou une déflation] entraîne au contraire d'autres transferts non voulus de richesse et de revenus, que la demande d'un retour à un étalon métallique à la nouvelle parité de l'unité monétaire dépréciée remplaça progressivement la demande de restauration de l'ancienne parité.

En s'opposant à un étalon constitué d'un métal précieux unique, la politique monétaire s'est épuisée dans l'inutile tentative de faire du bimétallisme une réalité. Les résultats qui doivent résulter de la mise en place d'un rapport d'échange légal entre deux métaux précieux, l'or et l'argent, était connu depuis longtemps, avant même que l'économie classique ne comprenne la régularité des phénomènes du marché. La loi de Gresham, qui est une application de la théorie générale du contrôle des prix au cas particulier de la monnaie, montrait à chaque fois sa validité. A la fin les efforts visant à atteindre l'idéal d'un étalon bimétallique furent abandonnés. Le but suivant fut alors de libérer le commerce extérieur, qui prenait de plus en plus d'importance, des effets des fluctuations des rapports entre les prix des deux étalons métalliques. Le résultat fut une expansion de l'étalon-or et un retrait de l'étalon-argent et de l'étalon alternatif<. L'or devint alors la monnaie mondiale.

Ayant obtenu un monométallisme basé sur l'or, les libéraux croyaient avoir atteint le but de la politique monétaire. (Le fait qu'ils considéraient nécessaire d'ajouter une politique bancaire à la politique monétaire sera examiné minutieusement plus tard.) La valeur de l'or était alors indépendante de toute manipulation directe de la part des gouvernements, des politiques étatiques, de l'opinion publique et des parlements. Tant que l'étalon-or était conservé il n'était pas nécessaire de craindre l'apparition de fortes perturbations en provenance du côté de la monnaie. Les partisans de l'étalon-or ne voulaient rien de plus, bien qu'il n'était pas tout à fait clair au début pour eux que l'on ne pouvait de toute façon pas obtenir davantage.

2. La mise à l'écart de l'étalon-or « pur »

Nous avons vu pourquoi le pouvoir d'achat de l'or a continuellement baissé au cours de trente dernières années [écrit en 1928]. Ce n'est pas, comme on l'a souvent affirmé, la simple conséquence d'une augmentation de la production d'or. Il n'existe aucune façon pour savoir si la hausse de la production d'or aurait été suffisante pour satisfaire la demande accrue de monnaie sans augmentation de son pouvoir d'achat, au cas où la politique monétaire ne serait intervenue comme elle le fit. C'est principalement à cause de certaines mesures que la valeur de l'or a baissé, suscitant ainsi le débat récent sur la politique monétaire : (1) ce furent l'étalon de change-or et l'étalon flexible que de nombreux pays adoptèrent, et non l'étalon-or « pur » comme l'avaient espéré ses partisans ; (2) les pays à étalon-or « pur » prirent des mesures qui étaient censées être, et qui furent effectivement, des pas en direction de l'étalon de change-or ; (3) enfin, depuis 1914, l'or a été retiré de la circulation réelle presque partout.

Le problème que l'on attribue aujourd'hui à l'étalon-or n'est donc pas dû à l'étalon-or lui-même. Il résulte d'une politique visant délibérément à enterrer l'étalon-or pour faire baisser le coût de l'usage de la monnaie et avant tout pour obtenir de « l'argent facile » (c'est-à-dire des taux d'intérêts faibles pour les prêts). A l'évidence cette politique ne peut pas parvenir à l'objectif qu'elle s'est fixé. Elle doit en définitive conduire non à des taux d'intérêts faibles pour les prêts mais à des hausses de prix et à une distorsion du développement économique. En raison de cela n'est-il alors pas plus simple d'abandonner toute tentative utilisant les astuces de la politique monétaire et bancaire pour faire baisser les taux d'intérêt, et de libérer la politique monétaire des considérations visant à réduire les coûts de circulation de la monnaie et de la possibilité d'avoir recours en cas de besoin à l'inflation de papier-monnaie ?

L'étalon-or « pur » était le fondement du système monétaire des plus importants pays d'Europe et d'Amérique ainsi que de l'Australie. Ce système demeura en place jusqu'au déclenchement de la [Première] Guerre mondiale. Dans la littérature sur le sujet il était également considéré comme l'idéal de la politique monétaire jusqu'à très récemment. Mais les champions de cet étalon-or « pur » firent assurément trop peu attention aux changements du pouvoir d'achat de l'or monétaire ayant une origine du côté de la monnaie. Ils prirent à peine note du problème de la « stabilisation » du pouvoir d'achat de la monnaie, le considérant très probablement comme totalement impraticable. Nous pouvons aujourd'hui nous vanter d'avoir compris plus profondément les questions fondamentales posées par les prix et la théorie monétaire et d'avoir réfuté bon nombre des concepts dominant les ouvrages de politique monétaire d'un passé récent. Mais c'est précisément parce que nous pensons mieux comprendre aujourd'hui le problème de la valeur, que nous ne pouvons plus accepter les propositions visant à bâtir un système monétaire basé sur des indices.

3. L'étalon indiciel

Un trait typique de la pensée politique actuelle est d'accueillir favorablement toute suggestion visant à élargir l'influence du gouvernement. Si les propositions de Fisher et de Keynes 26 sont approuvées parce qu'elles se proposent d'utiliser le gouvernement pour faire dépendre directement la formation de la valeur monétaire de certaines fins économiques et politiques, cela est compréhensible, même si l'on n'est pas d'accord. Mais quiconque approuve l'étalon indiciel parce qu'il souhaite voir le pouvoir d'achat « stabilisé » commet une lourde erreur.

Abandonner la poursuite des chimères d'une monnaie ayant un pouvoir d'achat invariable ne revient pas à se résigner ou à ne pas tenir compte des conséquences sociales des changements de la valeur monétaire. Ce n'est que la conclusion nécessaire d'une prise de conscience que la stabilité du pouvoir d'achat de l'unité monétaire présuppose la stabilité de toutes les relations d'échange et par conséquent l'arrêt total du marché et de l'économie.

La question a été posée à maintes reprises. Que se passerait-il si, en raison d'une révolution technique, la production d'or devait croître tellement que le maintien de l'étalon-or deviendrait impossible ? Un basculement vers un étalon indiciel devrait alors s'ensuivre, affirme-t-on, de sorte qu'il serait plus pratique de faire déjà ce changement volontairement tout de suite. Il est cependant vain de traiter aujourd'hui de problèmes monétaires qui pourraient ou non survenir dans le futur. Nous ne savons pas dans quelles conditions il faudra prendre des mesures pour les résoudre. Il se pourrait que, dans certaines circonstances, la solution soit d'adopter un système basé sur un indice. Mais alors on ne créerait certainement pas un système monétaire plus adapté que celui que nous possédons aujourd'hui. Malgré tous ses défauts l'étalon-or est un étalon utile et pas inapproprié.

Notes

1. Dans le texte allemand Mises utilise le terme anglais « Standard of deferred payments, » [étalon des paiements différés] avec une note de bas de page indiquant en commentaire : « Standard of deferred payments correspond à "Zahlungsmittel" en allemand. Malheureusement cette expression allemande doit être évitée de nos jours. Son sens a été tellement compromis par l'usage qu'en ont fait les Nominalistes et les Chartistes qu'il évoque les erreurs récemment réfutées de la Théorie politique (d'État) de la monnaie. » Note de l'édition américaine.

2. Jevons, Stanley. Money and the Mechanism of Exchange, 13ème édition. Londres, 1902. pp. 328 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

3. Keynes, John Maynard. A Tract on Monetary Reform. Londres, 1923 ; New York, 1924. pp. 177 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

4. Fisher, Irving. Stabilizing the Dollar. New York, 1925. pp. 79 et suivant. Note de Ludwig von Mises.

5. Ce n'est pas ici l'endroit pour examiner plus en détail la théorie de la formation du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Sur ce sujet, voir pp. 73-147 de ma Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel, deuxième édition, Munich et Leipzig, 1924 (pp. 97-165 dans l'édition anglaise, The Theory, of Money and Credit). Note de Ludwig von Mises.

6. Voir aussi MME, « Commodity money, » p. 22, « Fiduciary media, » p. 48 et « Money in the broader sense, » p. 92. Note de l'édition américaine

7. Machlup, Fritz. Die Goldkernwährung. Halberstadt, 1925, p. xi. Note de Ludwig von Mises.

8. Un étalon monétaire basé sur une unité ayant une parité-or flexible, une « Golddevisen-kernwährung, » c'est-à-dire littéralement un étalon basé sur la convertibilité en une unité monétaire étrangère, dans les faits un « étalon de change-or flexible ». Dans ses écrits ultérieurs le professeur Mises abrégea l'expression en « étalon flexible » et ce terme sera utilisé par la suite dans la traduction. Voir Human Action (Chapitre XXXI, Section 3). Voir aussi MME, « Flexible standard, » p. 49, et « Gold exchange standard, » pp. 53-54. Note de l'édition américaine.

9. Cassell, Gustav. Währungsstabilisierung als Weltproblem. Leipzig, 1928. p. 12. Note de Ludwig von Mises.

10. Eduard Sueß (1831-1914) publia une étude en Allemagne (1877) sur « L'Avenir de l'or. »

11. The Theory of Money and Credit, pp. 116 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

12. Hans Vaihinger (1852-1933), auteur de The Philosophy of As If (texte allemand de 1911 ; traduction anglaise de 1924).

13. The Theory of Money and Credit, pp. 239 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

14. Carl Menger, en se référant à la question de la nature et de l'importance de l'influence exercée sur les rapports d'échange entre les biens et la monnaie par des changements provenant du côté de la monnaie (dans le cadre de la fixation des prix), parlait du problème de la valeur d'échange « interne » (innerer Tauschwert) de la monnaie et de ses variations. Et en se référant aux variations spatiales et temporelles de la valeur d'échange objective de la monnaie [i.e. de son pouvoir d'achat] dues aux autres causes, il parlait de « changements de la valeur d'échange externe » (ausserer Tauschwert) de la monnaie. J'ai qualifié ces deux expressions de « plutôt malheureuses » [en raison de la confusion possible avec les termes de « valeur intrinsèque et extrinsèque » utilisé dans la doctrine du Droit canon romain et par les auteurs anglais des XVIIe et XVIIIe siècles]. (Voir les éditions allemandes de mon livre sur La Théorie de la monnaie et du crédit, 1912, p. 132 ; 1924, p. 104). Comme cette terminologie a néanmoins été acceptée dans le domaine scientifique en raison de son usage par Menger, je l'ai conservée et elle sera utilisée dans cette étude lorsqu'il le faudra. Il est inutile de débattre d'une expression qui décrit une idée utile et indispensable. C'est le concept lui-même et non le terme utilisé pour le décrire qui importe. C'est introduire une grande confusion que de choisir sans nécessité un nouveau terme pour exprimer un concept ayant déjà un nom. Mon étudiant Gottfried Haberler m'a sévèrement critiqué pour avoir pris cette position, me reprochant d'être « esclave de la sémantique ». (Voir Haberler, Der Sinn der Indexzahlen, Tübingen, 1927, pp. 109 et suivantes). Toutefois, dans ses pertinentes remarques sur ce problème, Haberler ne dit rien de plus que moi. Lui aussi fait une distinction entre des changements de prix provenant du côté de la monnaie et d'autres provenant du côté des biens. Les débutants devraient chercher à augmenter leurs connaissances et à éviter de perdre du temps dans des débats terminologiques inutiles. Comme le souligne Haberler, ce serait évidemment gaspiller ses efforts que de « chercher des valeurs d'échange interne et externe dans le monde réel. » Mais les concepts ne font pas du tout partie du « monde réel », mais du monde de la pensée et de la connaissance. Il est d'autant plus étonnant que Haberler trouve ma critique des tentatives visant à mesurer de la valeur de l'unité monétaire « peu heureuse », que son analyse reprend totalement la mienne. Note de Ludwig von Mises.

15. Voir The Theory of Money and Credit, pp. 38 et suivantes. Note de Ludwig von Mises. [Note de l'édition américaine : Voir aussi MME, « Value, » p. 145.]

16. Voir Socialism, pp. 121 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

17. Mises se réfère ici bien entendu à l'effondrement de1923 du système monétaire allemand. Note de l'édition américaine.

18. Voir The Theory of Money and Credit, pp. 139 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

19. MME.  »Credit money, » pp. 27-28. Note de l'édition américaine.

20. Fisher, Irving. The Rate of Interest. New York, 1907. pp. 77 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

21. Gossen, Hermann Heinrich. Entwicklung der Gesetze des menschlichen Verkehrs und der daraus fliessenden Regeln für menschliches Handeln (nouvelle édition). Berlin, 1889. p. 206. Note de Ludwig von Mises.

22. Voir aussi ma critique de la proposition de Fisher dans The Theory of Money and Credit, pp. 403 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

23. Que cela soit considéré comme un changement du pouvoir d'achat provenant du côté de la monnaie ou du côté des biens est purement une question de terminologie. Note de Ludwig von Mises.

24. Depuis l'écriture de ces lignes presque tous les gouvernements sont devenus les plus gros emprunteurs dans leurs pays respectifs. Les fonctionnaires gouvernementaux sont ainsi aujourd'hui favorables au point de vue du débiteur et favorisent des taux d'intérêt bas pour maintenir le paiement des intérêts du gouvernement à un niveau moins grand. Note de l'édition américaine.

25. Lors d'une conversation, le professeur Mises expliqua que ce terme grec signifiait « se libérer de ses charges ». Il était utilisé au VIIe siècle avant Jésus-Christ ainsi que plus tard pour désigner les mesures prises en vue d'annuler les dettes publiques et privées, complètement ou en partie. Les créanciers devaient alors supporter la charge, mais pouvaient pour partie être indemnisés par le gouvernement. Note de l'édition américaine.

26. La proposition de Keynes en 1923, A Tract on Monetary Reform. Voir plus haut. Note de l'édition américaine.


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