De la Manipulation de la monnaie et du crédit

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Stabilisation monétaire et politique cyclique

Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik (Iéna : Gustav Fischer, 1928).

 

Préface

Ces dernières années les problèmes de politique monétaire et bancaire ont été de plus en plus abordés sous l'angle de la stabilisation de la valeur de l'unité monétaire et de l'élimination des fluctuations économiques. Grâce à un travail zélé d'explication et d'information, ces aspects, qui comptent parmi les questions les plus délicates de l'économie politique, sont devenues vraiment populaires. On a, peut-être pas tout à fait à tort, parlé de modes en économie. Sans aucun doute la conjoncture n'est aujourd'hui pas défavorable à la création d'institutions destinées à étudier les tendances économiques.

Il y a là quelque chose de très réjouissant. Une étude minutieuse de ces problèmes a écarté de la science certaines doctrines confuses qui l'avaient défigurée. Il n'y a aujourd'hui qu'une théorie de la valeur monétaire — la théorie quantitative. Il n'y a aussi qu'une seule théorie du cycle économique — la théorie du crédit de circulation, développée à partir de la théorie de la circulation et la plupart du temps appelée « théorie monétaire du cycle économique » 1. Ces théories, bien entendu, ne sont plus ce qu'elles étaient à l'époque de Ricardo et de Lord Overstone. Elles ont été revues et insérées dans le système de l'économie subjectiviste moderne. La base reste pourtant la même. On a continué à bâtir à partir de celle-ci et nous devons plutôt nous réjouir des résultats, malgré tous les manques que nous ressentons encore. Ici aussi, comme pour tous les autres aspects de l'économie, il apparaît clairement que le développement scientifique progresse de manière cohérente, qu'aucun effort intellectuel employé à propos de ces problèmes ne l'a été en vain et que nous ne pourrions nous passer d'aucune étape du développement de la doctrine. Une ligne continue, ininterrompue, de progrès scientifiques relie les auteurs classiques au auteurs modernes. Le haut fait de Gossen, Menger, Walras et Jevons, qui ont surmontéeacute; le paradoxe apparent de la valeur au cours du troisième quart du XIXe siècle, nous permet de diviser l'histoire de l'économie en deux grandes parties : l'économie classique 2 et l'économie moderne ou subjectiviste 3. Il faudrait cependant pas oublier que les contributions de l'École classique n'en sont pas devenues inutilisables. Elles continuent au contraire à vivre et à exercer leurs effets dans la science économique moderne.

A chaque fois qu'un problème économique doit être pris en compte de manière sérieuse, il est nécessaire de dénoncer le violent rejet de l'économie qui est entretenu partout pour des raisons politiques, particulièrement sur le sol allemand. Rien de ce qui concerne les problèmes en jeu dans la création du pouvoir d'achat de la monnaie ou dans les fluctuations économiques ne peut être appris de l'historicisme ou du nominalisme 4. Les adhérents de l'École historico-empirico-réaliste et de l'institutionnalisme 5 restent totalement muets sur ces problèmes ou sinon dépendent des fondements méthodologiques et théoriques auxquels ils s'opposent. La théorie de la Banking School, qui était certainement jusqu'à encore très récemment la doctrine dominante, au moins en Allemagne, a été à fort juste titre rejetée. Presque personne parmi ceux qui veulent être pris au sérieux n'ose mettre en avant la doctrine de l'élasticité de la circulation des instruments fiduciaires — qui constitue sa thèse principale et centrale 6.

Toutefois, la popularité obtenue par les deux problèmes politiques de la stabilisation — de la valeur de l'unité monétaire et des instruments fiduciaires — entraîne aussi de sérieux inconvénients. La vulgarisation d'une théorie comporte toujours le danger de lui donner trop d'importance, si ce n'est démolir son essence même. Il s'ensuit que les résultats attendus des mesures proposées pour stabiliser la valeur de l'unité monétaire et pour éliminer les fluctuations économiques ont ainsi été bien trop surestimées. Ce danger, particulièrement en Allemagne, ne doit pas être sous-estimé. Durant les dix dernières années le fait de systématiquement négliger les problèmes de la théorie économique a fait qu'aucune attention n'a été accordée aux réalisations étrangères. Et aucun bénéfice n'a été retiré des expériences des autres pays. On ignore que les propositions de création d'une unité monétaire ayant une « valeur stable » ont déjà derrière elles une histoire de cent ans. On ignore aussi qu'une tentative visant à éliminer les crises économiques avait été faite il y a plus de quatre-vingts ans — en Angleterre avec le Bank Act de Peel (1844). Il n'est pas nécessaire de mettre toutes ces propositions et ces tentatives en pratique pour voir leurs difficultés inhérentes. Il est toutefois inexcusable que si peu d'attention ait été accordée au cours des dernières générations à la compréhension de la politique monétaire et des instruments fiduciaires qui en a été tirée ou que l'on aurait pu en tirer si les hommes n'avaient pas été si aveugles.

Les propositions actuellement débattues d'une unité monétaire ayant une « valeur stable » ou en faveur d'une économie non fluctuante sont, sans aucun doute, plus raffinées que les premières tentatives de ce genre. Elles prennent en considération beaucoup d'objections mineures faites à l'encontre des projets antérieurs. Toutefois les défauts de base, qui sont inhérents à tous les projets de ce type, ne peuvent pas être surmontés. Résultat, les grands espoirs mis dans la réalisation des réformes proposées doivent nécessairement être déçus.

Si nous voulons clarifier la valeur et la portée — pour la science économique, la politique publique et l'action individuelle — de l'étude des cycles et des statistiques sur les prix que l'on poursuit partout avec un zèle réjouissant, il faut analyser le problème en profondeur et de manière critique. Ceci ne peut en aucun cas se limiter à la seule prise en compte des changements cycliques. « Une théorie des crises, comme l'a dit Böhm-Bawerk, ne peut jamais être une recherche portant sur un seule point des phénomènes économiques. Si elle se veut plus qu'une absurdité de dilettante, une telle recherche doit être le dernier ou l'avant-dernier chapitre d'un système économique écrit ou non écrit. Il s'agit du fruit mûr de la connaissance de l'ensemble des événements économiques et de leurs relations réciproques. » 7

Ce n'est que sur la base d'une théorie complète de l'échange indirect, c'est-à-dire d'une théorie monétaire et bancaire, que l'on peut ériger une théorie du cycle économique. Cet aspect est encore parfois ignoré. Des théories du cycle sont élaborées de façon négligente et certaines sont même mises en œuvre de façon encore plus négligente. Plus d'une personne se croit compétente pour donner un avis, oralement et par écrit, sur le problème de l'apparition de la valeur monétaire et du taux d'intérêt. Si on lui en donnait l'occasion — en tant que législateur ou responsable de la politique monétaire et bancaire d'un pays — il se sentirait obligé de prendre des mesures radicales sans avoir la moindre idée claire quant à leurs conséquences. Or il n'est justement nulle part besoin de prévoir davantage et de prendre davantage de précaution que dans le domaine de la connaissance et de la politique économiques. La façon superficielle et insouciante avec laquelle on aime traiter les problèmes sociaux, échoue rapidement quand on l'applique à ce domaine. Ce n'est que par une réflexion sérieuse, cherchant à comprendre les relations mutuelles de tous les phénomènes du marché, que l'on peut résoudre de manière satisfaisante les problèmes auxquels nous sommes confrontés.

Notes

1. Cf. MME (Mises Made Easier: A Glossary for Ludwig von Mises, de Percy Greaves). « Monetary theory of the trade cycle, » p. 91; « Trade cycle, » p. 139. Note de l'édition américaine.

2. Cf. MME. « Classical economics, » « Classical liberalism » et « Classical theory of value, » pp. 20-21. Note de l'édition américaine.

3. Cf. MME. « Austrian School, » p. 6; et les différentes définitions commençant par « Subjective » pp. 133-134. Note de l'édition américaine.

4. Cf. MME. « Historicism, » p. 60 ; « Nominalism, » pp. 98-99. Note de l'édition américaine.

5. Cf. MME. « Empiricism, » p. 39 ; « Institutionalism, » p. 68. Note de l'édition américaine.

6. Il y a seize ans j'ai présenté la théorie du crédit de circulation de la crise dans la première édition allemande de mon livre Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel (Théorie de la monnaie et du crédit, 1912). J'ai alors partout rencontré incompréhension et rejet obstiné, tout particulièrement en Allemagne. Le critique du Jahrbuch für Gesetzgebung, Verwaltung und Volkswirtschaft de Schmoller déclarait par exemple : « Les conclusions de tout ce livre ne [valent] tout simplement pas la peine d'être discutées. » Le critique du Jahrbuch für Nationalökonomie und Statistik de Conrad écrivait, il est vrai : « Hypothétiquement les arguments de l'auteur ne devraient pas être décrits comme complètement erronés, ils sont au moins cohérents. » Mais son jugement final était « de tout de même les rejeter. » Quiconque suit de près les développements les plus récents de la littérature économique sait que les choses ont fondamentalement changé depuis. La doctrine qui était autrefois tournée en ridicule est communément acceptée aujourd'hui. Note de Ludwig von Mises.

7. Cf. Zeitschrift für Volkswirtschaft, Sozialpolitik und Verwaltung. Vol. VII, 8, p. 132. Note de Ludwig von Mises.


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