De la Manipulation de la monnaie et du crédit

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

Stabilisation monétaire et politique cyclique

Geldwertstabilisierung und Konjunkturpolitik (Iéna : Gustav Fischer, 1928).

 

Deuxième partie : La politique cyclique visant à éliminer les fluctuations

Note du traducteur : Les intertitres (numérotés 1., 2., etc.) ne figurent pas dans l'article original allemand.

 

I. La stabilisation du pouvoir d'achat de l'unité monétaire et l'élimination du cycle économique

1. La contribution de la Currency School

La « stabilisation » du pouvoir d'achat de l'unité monétaire devait également conduire, en même temps, à l'idéal d'une économie sans cycles. Dans l'économie stationnaire 1 il n'y aurait pas de hauts ou de bas dans les affaires. L'enchaînement des événements se produirait alors tranquillement et de façon régulière. Aucun événement imprévu n'interromprait alors l'approvisionnement en biens. Le gérant ne connaîtrait dès lors pas de déceptions dues à des événements ne se produisant pas comme il l'avait pensé en planifiant ses affaires en vue de la demande future. Nous avons vu que cet idéal ne peut pas être réalisé, qu'il n'est de toute façon proposé comme but que parce que les problèmes associés à la formation du pouvoir d'achat n'ont pas fait l'objet d'une réflexion approfondie. Et enfin nous avons vu qu'une économie stationnaire (au cas où elle pourrait effectivement être réalisée) n'accomplirait certainement pas ce qui en est attendu. Mais ni cette constatation ni l'attitude consistant à contenir le but de la politique monétaire dans d'étroites limites, ne signifient que qui est contenu dans le slogan « Politique d'élimination du cycle économique » serait absurde. Il est vrai qu'une partie des auteurs qui ont traité de ces problèmes avaient l'idée plutôt vague que la « stabilisation du niveau des prix » était le moyen d'atteindre les objectifs qu'ils attendaient d'une politique cyclique. Mais la politique cyclique ne se réduit pas aux tentatives infructueuses de fixer le pouvoir d'achat de la monnaie. Nous le voyons dans le fait que des efforts furent faits, pour freiner le boom par le biais de mesures de politique bancaire, et ce afin d'empêcher que la chute, qui doit inévitablement suivre l'essor, aille aussi loin qu'elle ne le ferait si on laissait les choses suivre leur cours. Ces efforts furent entrepris avec zèle à une certaine époque et conduisirent à une série de mesures de grande portée, car on ne voulait pas penser qu'une chose comme la stabilisation de la valeur monétaire puisse être imaginée ou recherchée.

Nous ne devons pas oublier un instant la contribution de la Currency School à la clarification du problème, non seulement sur le plan théorique et scientifique mais aussi en matière de politique appliquée. Le traitement le plus moderne du problème — dans le domaine théorique, dans l'étude des événements et leur traitement statistique, ainsi que dans le domaine de la politique — repose encore entièrement sur les résultats de la Currency School. Nous n'avons pas dépassé Lord Overstone 2 au point que nous aurions le droit de regarder ses travaux avec dédain.

Beaucoup de chercheurs modernes étudiant les mouvements cycliques méprisent non seulement telle ou telle théorie mais toutes les théories, et ils prétendent laisser parler les fait d'eux-mêmes. L'illusion que la théorie devrait être distillée à partir des résultats d'un examen impartial des faits est plus populaire en théorie des cycles que dans tout autre champ d'activité de l'économie. Or il n'est nulle part ailleurs plus clair qu'il ne peut y avoir la moindre compréhension des faits sans théorie. Il n'est assurément plus nécessaire aujourd'hui d'étaler une fois de plus les erreurs logiques de l'approche historico-empirico-réaliste des « aspects politiques des sciences sociales » 3. Ces dernières années, cette tâche a été entreprise une fois de plus avec une grande minutie par des spécialistes compétents. Malgré cela, nous rencontrons depuis peu des tentatives voulant étudier le problème du cycle économique en prétendant rejeter toute théorie.

En suivant cette approche on est victime d'une incompréhensible illusion. On suppose que les données sur les fluctuations économiques sont disponibles de façon évidente et ne laissant planer aucun doute. Il resterait simplement ainsi à la science d'expliquer ces fluctuations et à l'art politique de trouver des moyens et des voies pour les éliminer.

2. Les premières théories du cycle économique

Tous les établissements commerciaux se portent bien à certaines périodes et mal à d'autres. Il y a des moments où l'entrepreneur voit ses profits augmenter chaque jour davantage qu'il ne l'avait prévu et où, enhardi par les succès qui lui tombent dessus, il décide de faire croître ses activités. Puis, en raison d'un changement brusque des conditions économiques, une grave désillusion prend la suite de cet essor, de sérieuses pertes se matérialisent, des firmes établies depuis longtemps s'effondrent, jusqu'à ce que s'installe un pessimisme général pouvant souvent durer plusieurs années. Telles furent les expériences qui s'étaient déjà imposées à l'attention de l'homme d'affaires dans les économies capitalistes, bien avant qu'on ne commence à parler de crises dans la littérature. Le passage soudain d'une hausse très forte de la prospérité — au moins de ce qui semblait être la prospérité — à une réduction très importante des occasions de profit était trop voyante pour ne pas attirer l'attention générale. Même ceux qui ne voulaient rien savoir du « vil culte de Mammon » du monde des affaires ne pouvaient pas ignorer que des gens qui hier étaient riches, ou considérés tels, furent soudain réduit à la pauvreté, que des usines fermaient, que des projets de construction déjà entrepris n'étaient pas terminés et que les travailleurs ne pouvaient pas trouver de travail. Naturellement rien n'intéressait plus les commerçants que ce problème-là.

Si l'on avait demandé à un entrepreneur ce qui se passait, il aurait probablement répondu — en mettant de côté les changements de prix des biens individuels dus à des causes identifiables — qu'à certains moments le niveau général des prix a tendance à monter alors qu'à d'autres il a tendance à baisser. Pour des raisons inexplicables, dirait-il, une situation arrive où il est impossible de vendre un seul bien, ou presque pas un seul, sans faire de pertes. Et le plus curieux est que ces périodes de dépression arrivent toujours quand on s'y attend le moins, juste au moment où les affaires allaient mieux depuis déjà un certain temps et où l'on avait fini par croire qu'une nouvelle ère de progrès continu et rapide émergeait. Au bout du compte il dut devenir évident pour l'homme d'affaires le plus intelligent qu'il fallait chercher le germe de la crise dans le boom précédent. Et le scientifique, dont l'attention se concentre naturellement sur une période plus longue, put rapidement établir que les hausses et les baisses se suivaient avec une régularité apparente. Une fois ce point établi, le problème fut à moitié posé et la communauté scientifique commença à se demander comment on pouvait expliquer et comprendre cette régularité.

L'analyse théorique fut capable de rejeter comme totalement fausses deux tentatives d'explication des crises : la théorie de la surproduction générale et celle de la sous-consommation. Ces deux doctrines ont disparu du débat scientifique. Elles ne persistent aujourd'hui qu'en dehors du domaine de la science : la théorie de la surproduction générale dans la tête du citoyen moyen et la théorie de la sous-consommation dans la littérature marxiste. Il ne fut pas si facile de critiquer un troisième type d'explications proposées, celles qui cherchaient à faire remonter les fluctuations économiques à des changements périodiques naturels touchant la production agricole. Ces doctrines ne peuvent pas être réfutées par la seule recherche théorique. Il est concevable que de tels événements puissent se produire et se reproduire à intervalles réguliers. Que ce soit ou non le cas ne peut être montré qu'en essayant de vérifier la théorie par l'observation. Jusqu'à présent aucune de ces théories météorologiques 4 n'a passé ce test avec succès.

Toute une série de tentatives très différentes pour expliquer la crise sont basées sur une certaine irrégularité concernant les dispositions psychologiques et intellectuelles des hommes. Cette irrégularité s'exprimerait dans l'économie par un passage d'une confiance en l'avenir, qui inspire le boom, à un abattement, qui entraînerait la crise et une stagnation des affaires. Ou alors cette irrégularité se manifesterait par l'alternance d'une recherche audacieuse de nouvelles voies et d'une prédisposition à emprunter tranquillement des chemins déjà biens connus. Ce qu'il convient de faire remarquer à propos de ces doctrines et de tant d'autres théories similaires basées sur des variations psychologiques est, avant tout, qu'elles n'expliquent rien. Elles ne font que poser le problème différemment. Elles sont incapables de faire remonter le changement de situation économique à un phénomène déjà établi et identifié. A partir des seules fluctuations périodiques des données psychiques et intellectuelles, sans autre observation concernant le domaine des sciences sociales ou des autres autres, nous apprenons uniquement que l'on peut aussi regarder d'une autre façon les fluctuations de ce genre. Tant que le déroulement de tels changements n'apparaît pas plausible autrement qu'en raison des fluctuations économiques entre l'essor et la dépression, les théories psychologiques et associées de la crise ne font rien d'autre que faire remonter un facteur inconnu à un autre facteur tout aussi inconnu.

3. La théorie du crédit de circulation

De toutes les théories du cycle économique, une seule a atteint et conservé le rang de doctrine économique pleinement développée. Il s'agit de la théorie mise en avant par la Currency School, qui fait remonter la cause du changement de conjoncture au phénomène du crédit de circulation 5. Toutes les autres théories de la crise, y compris quand elles essayent de s'écarter sur d'autres points du mode de raisonnement adopté par la Currency School, reviennent toujours sur ses traces. Ainsi, notre attention est constamment tournée vers des observations qui semblent corroborer l'interprétation de la Currency School. En fait, on pourrait dire que la Théorie du crédit de circulation du cycle économique 6 est désormais acceptée par tous les auteurs et que les autres théories avancées aujourd'hui cherchent seulement à expliquer pourquoi le volume du crédit de circulation accordé par les banques baisse périodiquement. Toutes les tentatives cherchant à étudier de manière empirique et statistique les fluctuations économiques, ainsi que tous les efforts faits pour influencer le type de changement de la conjoncture par l'action politique sont basés sur la théorie du crédit de circulation.

Pour montrer que l'étude des cycles économiques ne traite pas d'un problème imaginaire, pour montrer l'existence de retournements réguliers de la conjoncture, il est nécessaire de formuler une théorie du cycle qui réponde suffisamment à notre remarque. Si nous ne pouvions pas trouver de théorie satisfaisante des changements cycliques, la question demeurerait de savoir si oui ou non chaque crise individuelle ne proviendrait pas d'une cause spécifique que nous devrions tout d'abord identifier a. L'économie politique a commencé à aborder le problème de la crise en essayant de faire remonter les crises à des causes « visibles » et « patents » comme une guerre, des cataclysmes naturels, des ajustements aux nouvelles données économiques (par exemple des changements dans la consommation ou la technique, ou la découverte de méthodes de production naturelles plus favorables). Les crises qui ne pouvaient pas être expliquées de cette façon nous conduisirent au problème spécifique de la crise. Ni le fait que des crises encore inexpliquées revenaient sans cesse, ni celui qu'elles étaient toujours précédées d'une période d'euphorie distincte, ne suffisait à prouver avec certitude que le problème à examiner était un phénomène unique provenant d'une seule cause spécifique. Les résurgences ne se produisent pas à intervalles réguliers. Et il n'est pas difficile de comprendre que plus une crise se distingue des conditions régnant lors de la période immédiatement précédente, plus elle sera considérée comme sévère. On peut par conséquent supposer que le problème spécifique de la crise n'existe tout simplement pas et que les crises encore inexpliquées s'expliqueront elles aussi par diverses causes particulières, comme la « crise » que l'agriculture de l'Europe centrale dut affronter en raison de la montée en puissance de la concurrence de l'exploitation de sols plus fertiles en Europe de l'Est et outremer, ou comme la « crise » de l'industrie du coton en Europe à l'époque de la Guerre de sécession américaine. Ce qui est vrai de la crise peut également l'être pour le boom. Là encore, au lieu de chercher une théorie générale du boom, nous pourrions rechercher des causes particulières pour chaque boom.

Ni le lien entre le boom et la dépression ni le changement cyclique de la conjoncture économique ne sont des faits que nous pourrions expliquer indépendamment de la théorie. Seule la théorie du cycle économique nous permet de distinguer l'allure oscillante d'un cycle dans l'inextricable confusion des événement 7.

 

II. La théorie du crédit de circulation

1. L'erreur de la Banking School

Si des billets sont émis par les banques, ou si l'on ouvre des comptes bancaires permettant d'émettre des chèques ou d'autres titres, et ce en excès par rapport à la quantité de monnaie conservée dans les coffres comme couverture, l'effet sur les prix est similaire à celui obtenu par une augmentation de la quantité de monnaie. Comme ces instruments fiduciaires, ainsi qu'on appelle les billets et les dépôts bancaires non couverts par du métal, rendent des services monétaires en tant que titres monétaires sûrs, universellement acceptés et remboursables sur demande, ils peuvent être utilisés comme monnaie pour toutes les transactions. Pour cette raison ils constituent de véritables substituts de monnaie. Comme ils sont en excès par rapport à la quantité totale de monnaie au sens étroit, ils représentent une augmentation de la quantité de monnaie au sens large.

L'importance pratique de ces conclusions incontestées et incontestables quant à la formation des prix est niée par la Banking School qui prétend que l'émission de tels instruments fiduciaires est strictement limitée par la demande de monnaie de l'économie. La doctrine de la Banking School maintient que si les instruments fiduciaires sont émis par les banques uniquement pour escompter des traites à court terme sur des biens, alors il ne sera jamais mis en circulation plus que ce que permet le règlement des transactions économiques. D'après cette doctrine la gestion de banques ne pourrait avoir aucune influence sur le volume des montants portant sur les marchandises. Les achats et les ventes dont sont issues les traites à court terme sur les biens auraient déjà créé, précisément par cette transaction, un papier-crédit pouvant être utilisé, dans d'autres négociations, pour échanger des biens et des services. Si la banque escompte la traite et, par exemple, émet en échange des billets couverts par elle, il s'agit d'après la Banking School d'une transaction neutre pour le marché. Il n'y aurait là rien de plus que le remplacement d'un instrument techniquement moins adapté à la circulation, la traite ou la lettre de change, par un autre plus adapté, le billet. Ainsi, selon cette école, l'effet de l'émission de billets n'augmente pas forcément la quantité de monnaie en circulation. Quand la lettre de change est présentée à l'échéance, les billets reviennent à la banque et de nouveaux billets ne pourront entrer en circulation que si de nouvelles traites sur des marchandises sont une fois de plus créées suite aux nouvelles affaires.

Le maillon faible de ce raisonnement bien connu réside dans l'affirmation que le volume des transactions terminées, des achats et des ventes dont les traites peuvent découler, est indépendant du comportement des banques. Si les banques escomptent à un taux d'intérêt plus faible, davantage de prêts seront alors faits. Des entreprises qui ne sont pas rentables à un taux de 5 % et ne sont donc pas lancées, peuvent l'être à 4 %. En baissant le taux d'intérêt qu'elles font payer, les banques peuvent par conséquent faire monter la demande de crédits. Dès lors, en satisfaisant cette demande, elles peuvent augmenter la quantité d'instruments fiduciaires en circulation. Une fois ce point reconnu, le seul argument de la Banking School, à savoir que les prix ne sont pas influencés par l'émission d'instruments fiduciaires, s'effondre.

Il faut se garder de parler simplement de manière très générale des effets du crédit sur les prix, d'une « inflation du crédit » ou d'une « expansion du crédit ». Une distinction très nette doit être faite entre (1) le crédit qu'une banque accorde en prêtant ses propres fonds ou des fonds mis à sa disposition par des déposants (ce que nous appelons le « crédit-marchandise » 8) et (2) celui qui est accordé par la création d'instruments fiduciaires, c'est-à-dire de billets et de dépôts non couverts par de la monnaie, que nous appelons « crédit de circulation » 9. Ce n'est que par l'intermédiaire de l'octroi du crédit de circulation que le prix de tous les biens et services est directement affecté.

Quand les banques accordent des crédits de circulation en escomptant une lettre de change à trois mois, elles échangent un bien futur — un titre payable dans trois mois — contre un bien présent qu'elles produisent à partir de rien. Il n'est donc pas correct d'affirmer qu'il importe peu que la lettre de change soit escomptée par une banque d'émission ou qu'elle demeure en circulation, passant de main en main. Celui qui met la lettre de change en circulation ne peut le faire que s'il dispose de ressources. Mais la banque d'émission escompte en créant les fonds nécessaires et en les mettant en circulation. Certes, les instruments fiduciaires reviennent à la banque à expiration de la lettre. Si la banque ne remet pas les instruments fiduciaires en circulation, il apparaît alors exactement les mêmes conséquences qu'avec une baisse de la quantité de monnaie au sens large.

2. Les premiers effets de l'expansion du crédit

Le fait que lors du cours régulier des opérations bancaires les banques n'émettent d'instruments fiduciaires que sous forme de prêts aux producteurs et aux marchands signifie qu'ils ne sont pas utilisés directement dans des buts de consommation 10. Ces instruments fiduciaires sont au contraire employés avant tout de manière productive, c'est-à-dire pour acheter des facteurs de production et pour payer des salaires. Les premiers prix qui montent, suite à l'accroissement de la quantité de monnaie au sens large dû à l'émission d'instruments fiduciaires, sont par conséquent ceux des matières premières, des produits manufacturés semi-finis, des autres biens d'ordre supérieur ainsi que les taux de salaires. Ce n'est que par la suite que le prix des biens du premier ordre [biens de consommation] les suivent. Les changements du pouvoir d'achat de l'unité monétaire, consécutifs à l'émission d'instruments fiduciaires, suivent une voie différente et ont des retombées sociales différentes de celles produites par une nouvelle découverte de métaux précieux ou par l'émission de papier-monnaie. Mais en dernière analyse l'effet sur les prix est similaire dans les deux cas.

Les changements du pouvoir d'achat de l'unité monétaire n'affectent pas directement le niveau du taux d'intérêt. Une influence indirecte sur ce niveau peut avoir lieu en raison du fait que des transferts de richesses et de revenus, apparaissant suite au changement de valeur de l'unité monétaire, influencent l'épargne et donc l'accumulation de capitaux. Si une dépréciation de l'unité monétaire favorise les membres les plus riches de la société aux dépens des plus pauvres, son effet sera probablement un accroissement de l'accumulation du capital car les gens aisés sont de plus gros épargnants. Plus ils mettent de côté plus leurs revenus et leurs fortunes augmenteront. Si la dépréciation monétaire est la conséquence d'une émission d'instruments fiduciaires et si les taux de salaire ne suivent pas rapidement la hausse du prix des biens, une baisse de pouvoir d'achat rendra certainement cet effet bien plus important. Il s'agit de « l'épargne forcée » qui est à juste titre soulignée par la littérature récente 11. Mais trois points ne devraient pas être oubliés. Premièrement, le fait que les transferts de richesse et de revenus conduisant à une augmentation de l'épargne se produisent réellement ou non, dépend toujours des données du cas particulier. Deuxièmement, dans des circonstances sur lesquelles il n'est pas nécessaire de s'appesantir ici, une très forte dévaluation peut conduire à une consommation du capital, en faussant le calcul économique basé sur des calculs monétaires comptables (une telle situation s'est temporairement produite durant la dernière période inflationniste). Troisièmement, comme les partisans de l'inflation via l'expansion du crédit devraient l'observer, toute mesure législative transférant des ressources au « riche » aux dépens du « pauvre » aidera également à l'accumulation du capital.

Dans certaines limites étroites, une telle émission d'instruments fiduciaires peut donc au bout du compte aussi conduire à une accumulation accrue de capitaux et donc à une nouvelle réduction du taux d'intérêt. Au début, toutefois, une baisse immédiate et directe du taux d'intérêt des prêts se produit avec l'émission d'instruments fiduciaires, baisse qui est indépendante de celle de la réduction ultérieure tant vis-à-vis de sa nature que de son ampleur. Les nouveaux fonds proposés sur le marché monétaire par les banques doivent à l'évidence faire pression à la baisse sur le taux d'intérêt. L'offre et la demande de prêts monétaires étaient ajustées au taux d'intérêt des prêts prévalant avant l'émission d'une quantité supplémentaire d'instruments fiduciaires. Des prêts supplémentaires ne peuvent trouver preneurs que si le taux d'intérêt baisse. De tels prêts sont rentables pour les banques parce que l'augmentation de la quantité d'instruments fiduciaires ne réclame aucune dépense en dehors des frais bancaires techniques (impression des billets et comptabilité). Les banques peuvent par conséquent proposer des taux d'intérêt inférieurs à ceux qui apparaîtraient sur le marché des prêts en l'absence d'intervention de leur part. Comme leur concurrence oblige les autres prêteurs d'argent à baisser leurs intérêts, le taux d'intérêt du marché doit par conséquent baisser. Mais cette réduction peut-elle être maintenue ? Telle est la question.

3. Les effets inévitables sur les taux d'intérêt de l'expansion du crédit

A la suite de Wicksell, nous appellerons « taux d'intérêt naturel » (du capital) le taux d'intérêt qui s'établiraient conformément à l'offre et à la demande si les biens réels étaient l'objet de prêts en nature, sans l'intermédiaire de monnaie. Et nous utiliserons l'expression « taux d'intérêt monétaire » pour désigner le taux demandé pour des prêts faits en monnaie ou en substituts de monnaie. Par le biais d'une expansion progressive des instruments fiduciaires, il est possible aux banques de forcer le taux monétaire à baisser jusqu'au niveau réel du coût des opérations bancaires, qui est en pratique presque nul. C'est pourquoi plusieurs auteurs en ont déduit que l'intérêt pourrait être totalement aboli de cette manière. Des écoles de réformateurs ont voulu utiliser la politique bancaire pour rendre le crédit gratuit et résoudre ainsi la « question sociale ». Aucune personne sérieuse ne croit cependant aujourd'hui que l'intérêt pourra un jour être « aboli », et personne ne doute que si le taux d'intérêt monétaire est abaissé par l'accroissement des instruments fiduciaires, il devra tôt ou tard revenir au niveau du taux d'intérêt naturel. La question est seulement de savoir comment cet ajustement inévitable se fera. La réponse à ce problème expliquera en même temps les fluctuations du cycle économique.

La théorie de la Currency School avait formulé le problème de manière trop restreinte. Elle ne tenait compte que de la situation ayant une importance pratique pour l'Angleterre de cette époque : c'est-à-dire le cas où une émission d'instruments fiduciaires augmente dans un pays pendant que tout reste comme avant dans les autres. Dans ces hypothèses la situation est très claire : hausse générale des prix dans le pays ; d'où augmentation des importations et baisse des exportations de biens ; et avec cela (les billets ne pouvant circuler qu'à l'intérieur du pays) sortie du pays de la monnaie métallique. Pour obtenir la monnaie métallique nécessaire aux exportations, les détenteurs de billets les présentent pour remboursement, les réserves métalliques des banques diminuent ; et le souci de leur propre solvabilité force ces dernières à restreindre le crédit offert. C'est le moment où l'essor économique, qui résultait des possibilités de crédit facile, se révèle être une prospérité illusoire et où une réaction brusque commence. Le taux d'intérêt monétaire s'envole ; les entreprises auxquelles on refuse désormais le crédit s'effondrent, entraînant avec elles les banques qui sont leurs créancières. Il s'ensuit une longue période persistante de stagnation économique. Les banques, échaudées par cette expérience et observant de la retenue, non seulement ne sous-enchérissent plus sur le taux d'intérêt naturel, mais deviennent extrêmement prudentes lorsqu'il s'agit d'accorder des crédits.

4. La prime de prix

Afin de compléter cette présentation, nous devons aussi prendre en compte la prime de prix. Quand les banques commencent à augmenter le crédit de circulation, l'anticipation du mouvement des prix à la hausse aboutit à l'apparition d'une prime de prix positive. Même si les banques ne baissent plus le taux d'intérêt réel, la différence entre le taux d'intérêt monétaire et le taux d'intérêt naturel augmente par rapport à ce qui aurait prévalu en l'absence de leur intervention. Comme les prêts bancaires sont désormais moins chers à obtenir que ce que permettent les circonstances, l'envie d'entreprendre augmente. De nouvelles affaires sont contractées dans l'attente que le capital nécessaire sera obtenu par le crédit. Certes, face à la montée de la demande, les banques augmentent le taux d'intérêt monétaire. Mais elles n'arrêtent toutefois pas d'accorder de nouveaux crédits. Elles accroissent l'offre d'instruments fiduciaires émis, avec pour résultat que le pouvoir d'achat de l'unité baisse encore plus. Le taux d'intérêt monétaire nominal augmente certes durant le boom mais il continue à se situer sous le taux qui correspondrait au marché, c'est-à-dire au taux d'intérêt naturel, augmenté de la prime de prix positive. Tant que cette situation prévaut, l'embellie continue. Les prix et les profits augmentent. Les stocks de marchandises sont facilement vendus. Les entreprises commerciales sont submergées de commandes parce que tout le monde anticipe de nouvelles hausses de prix ; les travailleurs trouvent des emplois à des taux de salaire en hausse. Toutefois cette situation ne peut pas durer éternellement.

5. L'investissement injustifié des biens du capital disponibles

Le taux d'intérêt naturel du capital s'établit sur le marché à un niveau qui tend vers l'équilibre 12 : aucun bien du capital n'y serait inutilisé, aucune occasion de lancer des entreprises profitables ne resterait inexploitée et les seuls projets non entrepris seraient ceux qui ne rapporteraient pas de profit au taux d'intérêt naturel en vigueur. Mais imaginons qu'alors l'équilibre vers lequel se dirige le marché soit perturbé par l'intervention des banques. La monnaie peut être obtenue en dessous du taux d'intérêt naturel. Résultat : on peut se lancer dans des affaires qui n'étaient auparavant pas rentables et qui ne le deviennent qu'avec cette baisse du prix des emprunts qui apparaît avec l'accroissement du crédit. Nous voyons ici à nouveau la différence qui existe entre une baisse du pouvoir d'achat causée par l'expansion du crédit de circulation et une perte du pouvoir d'achat consécutive à un accroissement de la quantité de monnaie. Dans le deuxième cas les prix [accroissement de la monnaie au sens étroit] les premiers prix concernés sont soit (1) uniquement ceux des biens de consommation soit (2) ceux à la fois des biens de consommation et des biens de production. Le résultat dépendra des premières personnes qui recevront les nouvelles quantités de monnaie et de leur utilisation de cette nouvelle richesse pour la consommation ou pour la production. Cependant si la baisse du pouvoir d'achat est causée par un accroissement des instruments fiduciaires, ce sont les prix des biens de production qui seront les premiers touchés. Le prix des biens de consommation ne suivent que dans la mesure où les salaires et les profits augmentent.

Comme il faut toujours un temps plus ou moins long pour que le marché atteigne son plein équilibre, les prix, taux de salaires et taux d'intérêt statiques — ou, pour reprendre l'expression des classiques et de Wicksell, naturels — ne se concrétisent jamais. Le processus conduisant à leur venue n'est en effet pas encore terminé que déjà des changements se produisent, indiquant à nouveau un nouvel équilibre. Par moment, même dans un marché libre, il se trouve aussi un certain nombre de biens de consommation non vendus, ce qui n'existerait pas dans un équilibre statique 13, ainsi que des chômeurs et des facteurs de production non utilisés. Avec le retour des affaires et de l'activité productive, ces réserves sont immédiatement demandées. Toutefois, une fois ces réserves disparues, l'accroissement de l'offre d'instruments fiduciaires conduit à des perturbations d'un type particulier.

Dans une situation économique donnée, les possibilités de production pouvant être entreprises sont limitées par la quantité de biens du capital disponibles. Les méthodes de détour de production ne peuvent être adoptées que dans la mesure où les moyens de subsistance existent et permettent de subvenir aux besoins des travailleurs pendant toute la période de l'allongement du processus. Tous les projets pour lesquels les moyens ne sont pas disponibles doivent être abandonnés, y compris ceux qui semblent « techniquement » faisables — si l'on ne tient pas compte de l'offre en capital. Toutefois de telles entreprises semblent sur le moment, à cause du taux d'emprunt inférieur proposé par les banques, être rentables et sont par conséquent lancées. Mais les ressources existantes sont insuffisantes. Tôt ou tard ceci doit se manifester. Il apparaît alors que la production s'est égarée, que l'on avait fait des plans dépassant les moyens disponibles, que la spéculation, c'est-à-dire l'activité tournée vers l'approvisionnement en biens futurs, s'est fourvoyée.

6. « L'épargne forcée »

Ces dernières années une importance considérable a été donnée au fait que « l'épargne forcée », qui peut apparaître suite à la baisse du pouvoir d'achat consécutive à un accroissement des instruments fiduciaires, conduit à une augmentation de la quantité de capital. Le fond de subsistance est destiné à croître, en raison du fait que (1) les travailleurs consomment moins parce que les taux de salaire tendent monter moins vite que le prix des biens 14 et (2) ceux qui tirent avantage de cette réduction du revenu des travailleurs épargnent au moins une partie de leurs bénéfices. Que cette « épargne forcée » apparaisse effectivement ou non dépend, comme signalé plus haut, des circonstances particulières de chaque situation. Il n'est pas besoin de s'étendre ici davantage là-dessus. Néanmoins, établir l'existence de cette « épargne forcée » ne veut pas dire que l'augmentation par les banques du crédit de circulation ne conduit pas à engendrer un plus grand détour de production que ne le permettent les capacités disponibles. Pour prouver cela, il faudrait être capable de montrer que les banques sont uniquement en mesure, par la baisse du taux d'intérêt monétaire, d'accroître l'émission d'instruments fiduciaires dans la mesure où le taux d'intérêt naturel baisse suite à « l'épargne forcée ». Cette hypothèse est tout simplement absurde et il ne vaut pas la peine d'en discuter davantage. Il est presque impensable que quelqu'un puisse affirmer une telle chose. Ce qui nous intéresse est le problème que posent les banques en faisant passer le taux d'intérêt monétaire sous le niveau du taux d'intérêt naturel du capital. Jusqu'où, dans certaines circonstances, et dans quelle limites étroites, le taux d'intérêt naturel peut baisser, suite à l'action des banques, a peu d'importance pour notre problème. Personne ne doute que « l'épargne forcée » ne puisse réduire le taux d'intérêt naturel dans le meilleur des cas qu'en partie, en comparaison de la réduction du taux d'intérêt monétaire 15.

Les ressources réclamées par les méthodes de production nouvellement entreprises et prenant plus de temps sont indisponibles pour les activités qui les auraient sinon utilisées. Cette réduction du taux d'emprunt bénéficie à tous les producteurs, de sorte que tous sont désormais en mesure de payer des salaires plus hauts et des prix plus élevés pour les facteurs de production matériels. Leur concurrence pousse à la hausse les salaires ainsi que le prix des autres facteurs de production. Mais, en dehors des possibilités déjà discutées, ceci n'accroît pas la quantité de main-d'œuvre ou de biens d'ordres supérieurs disponibles. Les moyens de subsistance ne suffisent pas pour tous les travailleurs durant la période de production allongée. Il apparaît que le choix du nouveau détour de production, plus long, n'était pas adapté à la véritable situation du capital. Les entreprises se rendent compte que les ressources disponibles ne sont pas suffisantes pour leur permettre de continuer à fonctionner. Elles trouvent que l'argent se fait rare.

C'est précisément ce qui s'est passé. La hausse générale des prix signifie que toutes les entreprises ont besoin de plus de fonds qu'on ne l'avait anticipé au moment de leur « lancement ». Davantage de ressources sont nécessaires pour les soutenir. La quantité accrue d'instruments fiduciaires prêtés par les banques est toutefois déjà épuisée. Les banques ne peuvent plus faire de nouveaux prêts. Il en résulte qu'elles doivent faire monter le taux d'intérêt une nouvelle fois pour deux raisons. Premièrement l'apparition d'une prime de prix positive les oblige à payer des intérêts plus élevés pour les fonds extérieurs qu'elles empruntent. Deuxièmement elles doivent choisir entre les différents candidats au crédit. Toutes les entreprises ne peuvent pas se permettre ce taux d'intérêt accru. Celles qui ne le peuvent pas connaissent des difficultés.

7. Une politique qui crée des accoutumances

A vrai dire, en augmentant le crédit de circulation, les banques ne procèdent pas en mettant une dose limitée de nouveaux instruments fiduciaires en circulation et en s'arrêtant après. Elles accroissent continuellement les instruments fiduciaires pendant un certain moment, avec une première offre, puis une deuxième, une troisième, une quatrième, etc. Elle ne se contentent pas de proposer moins que le taux d'intérêt naturel une fois et de s'adapter rapidement à la nouvelle situation. Au lieu de cela elles continuent la pratique des prêts sous le taux d'intérêt naturel pendant un certain temps. Certes le volume accru de demandes de crédit peut les entraîner à augmenter le taux d'intérêt monétaire. Mais même si les banques reviennent à l'ancien taux naturel, au taux qui prévalait avant que leur augmentation des crédits n'ait d'effets sur le marché, elles sont encore en retard par rapport au taux qui prévaudrait désormais sur le marché si elles ne continuaient pas à accroître le crédit. Il en est ainsi parce qu'une prime de prix positive doit désormais être incluse dans le nouveau taux naturel. A l'aide de cette nouvelle quantité d'instruments fiduciaires, les banques satisfont alors la demande plus forte de crédits de la part des hommes d'affaires. La crise n'apparaît ainsi pas encore. Les entreprises employant des méthodes de production plus détournées et qui ont déjà été lancées sont poursuivies. Comme les prix continuent à monter, les premiers calculs des entrepreneurs sont vérifiés. Ils font des profits. Bref l'embellie continue.

8. La crise inévitable et le cycle

La crise ne se déclenche que lorsque les banques modifient leur comportement au point d'arrêter d'émettre tout nouvel instrument fiduciaire et de ne plus proposer de taux inférieur au taux d'intérêt naturel. Elles peuvent même de prendre des mesures pour restreindre le crédit de circulation. A quel moment elles le font vraiment et pourquoi reste à examiner. Nous devons cependant tout d'abord nous demander s'il ne serait pas possible aux banques de conserver la voie dans laquelle elles se sont embarquées, en permettant à de nouvelles quantités d'instruments fiduciaires d'entrer continûment en circulation et en continuant à proposer des prêts en dessous du taux d'intérêt qui prévaudrait sur le marché si elles n'intervenaient pas avec ces instruments fiduciaires nouvellement créés. Si les banques procédaient de cette manière, les affaires s'améliorant sans cesse, pourraient-elles alors faire durer le bon temps ? Seraient-elles capables de rendre le boom éternel ?

Elles ne le peuvent pas. La raison en est que l'inflationnisme poursuivi ad infinitum n'est pas une politique praticable. Si l'émission d'instruments fiduciaires augmente continûment, les prix grimpent toujours plus haut et en même temps survient aussi une prime de prix positive. (Nous ne tiendrons pas compte du fait qu'en raison (1) de la baisse constante du ratio des réserves monétaires par rapport aux instruments fiduciaires et (2) des coûts de fonctionnement des banques, ces dernières seront tôt ou tard obligées d'arrêter l'expansion du crédit de circulation.) C'est précisément quand, et parce qu'aucune fin de l'avalanche prolongée des instruments fiduciaires n'est en vue, qu'elle conduit à des hausses toujours plus fortes des prix et au bout du compte à une panique dans laquelle les prix et le taux d'emprunt montent de façon erratique. Supposons que les banques ne veuillent toujours pas abandonner la course. Supposons qu'afin de faire baisser le taux d'emprunt elles veuillent satisfaire le désir de crédit toujours croissant en émettant encore davantage de crédit de circulation. Elles ne feraient qu'accélérer la fin, l'effondrement de tout le système des instruments fiduciaires. L'inflation ne peut continuer que tant que les gens restent convaincus qu'elle cessera un jour. Une fois qu'ils sont persuadés qu'elle ne s'arrêtera pas, ils se détournent de l'usage de cette monnaie. Ils fuient dans les « valeurs réelles », dans la monnaie étrangère, dans les métaux précieux et dans le troc.

Tôt ou tard la crise doit inévitablement se déclencher à la suite d'un changement du comportement des banques. Plus le panique haussière arrive tard, plus longue est la période durant laquelle le calcul des entrepreneurs est faussé par l'émission d'instruments fiduciaires supplémentaires. Plus grande est cette quantité additionnelle de monnaie fiduciaire, plus les facteurs de production se seront fermement engagés sous la forme d'investissements qui ne paraissaient rentables qu'à cause du taux d'intérêt artificiellement réduit et qui se révèlent non rentables maintenant que le taux d'intérêt a de nouveau monté. De lourdes pertes sont subies à la suite des investissements injustifiés en capital. De nombreuses structures nouvelles demeurent inachevées. D'autres, déjà achevées, cessent toute exploitation. D'autres encore continuent parce que, après avoir fait leur deuil des pertes qui constituent un gaspillage de capital, l'exploitation de la structure existante rapporte au moins quelque chose 16.

La crise, avec ses caractéristiques uniques, est suivie d'une stagnation. Les entreprises et les affaires qui se sont fourvoyées pendant la période d'embellie sont déjà liquidées. La banqueroute et l'ajustement ont mis de l'ordre dans la situation. Les banques sont devenues plus prudentes. Elles font tout pour éviter d'accroître le crédit de circulation. Elles ne sont pas disposées à écouter les demandes de crédit des planificateurs et des promoteurs. Non seulement la stimulation artificielle que l'expansion de la circulation du crédit donne à l'économie manque, mais même les affaires qu'il serait possible d'entreprendre, étant donnés les biens du capital disponibles, ne le sont pas parce que le sentiment général de découragement fait apparaître comme douteuse toute innovation. Le taux d'intérêt monétaires en vigueur tombe en dessous du taux d'intérêt naturel. Quand la crise se déclenche, les taux d'emprunt montent très fortement parce que les entreprises menacées offrent des taux d'intérêt extrêmement élevés pour obtenir les fonds permettant d'acquérir les ressources, avec l'aide desquelles elles espèrent se sauver. Plus tard, après que la panique a disparu, il se développe une situation résultant de la restriction du crédit de circulation et des tentatives pour vendre les grands stocks, entraînant constamment les prix [et le taux d'intérêt monétaire] à la baisse et conduisant à l'apparition d'une prime de prix négative. Ce taux d'intérêt plus faible est respecté pendant un temps, même après l'arrêt de la baisse des prix, de sorte que la prime de prix négative ne correspond plus à la situation. Il arrive ainsi que le taux d'intérêt monétaire soit inférieur au taux naturel. Mais parce que les malheureuses expériences de la crise récente ont mis tout le monde mal à l'aise, l'encouragement à se lancer dans l'activité économique n'est pas aussi forte que les circonstances le permettraient sinon. Un bon bout de temps se passe avant que les fonds en capitaux, à nouveau accrus par l'épargne accumulée entre-temps, exercent une pression suffisante sur les taux d'intérêt des prêts pour que reprenne une expansion de l'activité entrepreneuriale. Avec ce développement le point bas est passé et le nouveau boom commence.

 

III. La résurgence des cycles

1. Les fluctuations de l'étalon métallique

A partir de l'instant où les banques commencent à accroître le volume du crédit de circulation et jusqu'au moment où elles s'arrêtent de le faire, le cours des événements est fondamentalement identique à celui provoqué par un accroissement de la quantité de monnaie. La différence vient du fait que les instruments fiduciaires sont généralement mis en circulation par les banques, c'est-à-dire sous forme de prêts, alors que les augmentations de la quantité de monnaie ajoute à la richesse et au revenu de certains individus. Ceci a déjà été signalé et ne sera pas davantage pris en compte ici. Une autre différence est bien plus importante pour nous.

Les augmentations et diminutions de la quantité de monnaie n'ont aucun lien avec les augmentations et les diminutions de la demande de monnaie. Si la demande de monnaie croît après une augmentation de la population ou une réduction progressive du troc et de l'indépendance économique, aboutissant ainsi à un accroissement des transactions monétaires, il n'est nullement nécessaire d'accroître la quantité de monnaie. Elle peut même diminuer. En tout état de cause, ce serait une chose extraordinaire si les changements dans la demande de monnaie étaient compensés par des changements opposés de sa quantité, de sorte que les deux changements resteraient invisibles et qu'il n'y aurait aucune modification du pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Il se produit toujours des changements de la valeur de l'unité monétaire dans l'économie. Les périodes de baisse du pouvoir d'achat alternent avec celles d'une hausse du pouvoir d'achat. Avec un étalon métallique ces changements sont habituellement si lents et si faibles que leur effet n'est absolument pas violent. Nous devons néanmoins reconnaître que même avec un étalon de métal précieux, qui en plus de la monnaie métallique habituelle, ne reconnaîtrait que les petites pièces pour les transactions d'un faible montant mais pas d'autres instruments fiduciaires (ni billets ni comptes à vue qui ne soient couverts à 100%), des périodes de hausses et de baisses se suivraient à intervalles irréguliers. On pourrait encore parler de hauts, de bas et d'oscillations économiques. On serait toutefois peu enclin à qualifier ces légers hauts et bas alternatifs de cycles revenant régulièrement. Les périodes où le pouvoir d'achat se déplacerait dans un sens, que ce soit vers le haut ou vers le bas, dureraient vraisemblablement si peu de temps que les hommes d'affaires remarqueraient à peine les changements. Seuls les historiens de l'économie en auraient conscience. En outre il faut dire que la transition d'une période de hausse des prix à une période de chute des prix serait si douce qu'aucune panique et aucune crise n'apparaîtraient. Ceci veut dire que les hommes d'affaires et les comptes rendus de l'activité économique des marchés se préoccuperaient moins des « grandes oscillations » du cycle économique 17.

2. Les résurgences irrégulières des inflations de papier-monnaie

Les conséquences des inflations résultant d'un accroissement du papier-monnaie sont différentes. Elles aboutissent aussi à des hausses de prix et donc à une « conjoncture économique favorable » qui est elle même accentuée par l'encouragement apparent à exporter et la difficulté à importer. Une fois que l'inflation prend fin, que ce soit à cause d'une suspension opportune de l'accroissement de la quantité de monnaie (comme ce fut le cas récemment en France ou en Italie) ou par la dévaluation totale du papier-monnaie due à une politique inflationniste poussée jusqu'à sa conclusion ultime (comme en Allemagne en 1923), apparaît une « crise d'assainissement » 18. La cause et l'apparition de cette crise correspondent précisément à celles de la crise à la fin d'une période d'expansion du crédit de circulation. Mais il faut clairement distinguer cette crise [celle qui se produit lorsqu'on cesse simplement d'augmenter la quantité de monnaie] des conséquences qui se produisent nécessairement quand l'arrêt de l'inflation est suivi d'une politique de déflation.

Il n'y a pas de régularité dans la résurgence des inflations de papier monnaie. Elles proviennent généralement d'une certaine attitude politique, et non de ce qui se passe dans l'économie elle-même. On peut seulement dire avec certitude qu'après qu'un pays a poursuivi sa politique inflationniste jusqu'à son terme ou, au moins, pendant longtemps, il ne peut pas réutiliser tout de suite ce moyen avec succès pour servir ses intérêts financiers. Les gens, de par leur expérience, seront devenus méfiants et résisteront à toute tentative de retour de l'inflation. Même au tout début d'une nouvelle inflation les gens rejetteraient les billets ou ne les accepteraient qu'en les escomptant bien plus que l'augmentation réelle de leur nombre ne le mériterait. En règle générale, un tel escompte élevé caractérise les phases finales d'une inflation. Ainsi une tentative précoce de retour à une politique d'inflation de papier-monnaie doit soit totalement échouer soit aboutir très rapidement à une conclusion catastrophique. On peut supposer — et cela est confirmé, ou au moins n'est pas contredit, par l'histoire monétaire — qu'une nouvelle génération doit arriver avant de pouvoir penser à nouveau à venir en aide aux finances du gouvernement par le biais de la planche à billets. Maints États n'ont jamais mené de politique d'inflation du papier-monnaie. Plusieurs n'y ont eu recours qu'une seule fois dans leur histoire. Même les États traditionnellement connu pour leur émission de papier-monnaie n'ont pas souvent répété l'expérience. L'Autriche a attendu presque une génération après l'inflation de billets de l'ère napoléonienne avant de se lancer à nouveau dans une politique d'inflation. Et même dans ce cas l'inflation eut des proportions plus modestes qu'au début du XIXe siècle. Presque un demi-siècle s'est passé entre la fin de la deuxième et le début de la troisième (la plus récente) période d'inflation. Il n'est en aucun cas possible de parler de résurgences cycliques des inflations de papier-monnaie.

3. Le processus cyclique des expansions du crédit 19

On ne peut détecter de régularité qu'à propos du phénomène provenant du crédit de circulation. Les crises sont réapparus à quelques années d'intervalles depuis que les banques émettant des instruments fiduciaires ont commencé à jouer un rôle plus important dans la vie économique des gens. La stagnation suivait la crise et après celles-ci le boom recommençait. Il y a plus de quatre-vingts dix ans Lord Overstone a décrit cet enchaînement d'une façon imagée remarquable : « We find the state of trade subject to various conditions which are periodically returning ; it revolves apparently in an established cycle. First we find it in a state of quiescence, — next improvement, — growing confidence, — prosperity, — excitement, — overtrading, — convulsions, — pressure, — stagnation, — distress, — ending in quiescence » 20. Il convient de garder cette description, sans rivale quant à sa brièveté et à sa clarté, en tête pour comprendre à quel point il est erroné d'attribuer à des économistes ultérieurs le fait d'avoir transformé le problème de la crise en problème de la conjoncture économique en général.

Des tentatives ont été faites, avec peu de succès, pour compléter l'observation selon laquelle les cycles économiques se succèdent, en vue de déterminer une période temporelle précise associée à la suite des événements. Les théories qui cherchent l'origine du retournement de la conjoncture économique dans le retour d'événements cosmiques ont, comme on pouvait s'y attendre, penché dans ce sens. Une étude de l'histoire économique n'arrive pas à confirmer de telles hypothèses. Elle montre le retour de hauts et de bas de la conjoncture, mais ces hauts et ces bas ne sont pas de même durée.

Le problème à résoudre est celui de la résurgence des fluctuations de l'activité économique. La théorie du crédit de circulation nous montre, en gros, le cours typique d'un cycle. Toutefois, la façon dont nous avons jusqu'ici analysé la théorie n'explique pas pourquoi la même chose se reproduit sans cesse.

Selon la théorie du crédit de circulation, il est clair que l'aiguillon direct qui suscite les fluctuations doit être cherché dans la conduite des banques. Dans la mesure où elles commencent à faire passer le taux d'intérêt monétaire sous le taux d'intérêt naturel, par l'augmentation du crédit de circulation, elles détournent le cours des événements de la voie du développement normal. Elles engendrent des changements dans les conditions économiques qui doivent nécessairement aboutir au boom et à la crise. Ainsi le problème consiste à se demander ce qui pousse sans cesse les banques à renouveler les tentatives visant à accroître le volume du crédit de circulation. De nombreux auteurs croient que la raison du comportement des banques vient de l'extérieur, que certains événements les conduisent à mettre davantage d'instruments fiduciaires en circulation et qu'elles se conduiraient différemment si ces circonstances n'apparaissaient pas. J'étais également favorable à cette analyse dans la première édition de mon livre Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel 21. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi les banques n'apprenaient pas par la pratique. Je pensais qu'elles suivraient certainement une politique de prudence et de retenue si elles n'avaient pas été forcées de l'abandonner par les circonstances extérieures. Ce n'est que plus tard que je me convainquis qu'il était inutile de chercher une raison extérieure au changement de conduite des banques. Ce n'est que plus tard que je j'acquis également la conviction que les fluctuations de la situation économique générale dépendaient entièrement des conditions de la circulation des instruments fiduciaires.

Chaque nouvelle émission d'instruments fiduciaires a les conséquences décrites ci-dessus. Avant tout elle fait baisser le taux d'emprunt et ensuite elle réduit le pouvoir d'achat de l'unité monétaire. Toute émission suivante conduit au même résultat. La création de nouvelles banques d'émission et leur expansion graduelle du crédit de circulation déclenchent le mécanisme aboutissant à l'essor économique et conduit donc à la crise et la chute qui l'accompagne. Nous pouvons comprendre immédiatement que les banques émettant des instruments fiduciaires en vue d'améliorer leurs chances de profit sont prêtes à accroître le volume des crédits accordés et le nombre des billets émis. Ce qui nécessite une explication particulière, c'est la raison pour laquelle on essaie d'améliorer sans cesse la situation économique générale par l'expansion du crédit de circulation malgré l'échec spectaculaire de ces efforts par le passé.

La réponse est la suivante : d'après l'idéologie dominante de l'homme d'affaires et de l'économiste-politicien, la réduction du taux d'intérêt est considérée comme un objectif important de la politique économique et l'expansion du crédit de circulation est supposé constituer le moyen adéquat pour parvenir à cet objectif.

4. L'engouement pour la baisse des taux d'intérêt

La théorie inflationniste naïve des XVIIe et XVIIIe siècles ne pouvait pas résister sur le long terme à la critique de l'économie. Au XIXe siècle cette doctrine n'était défendue que par d'obscurs auteurs n'ayant pas de lien avec la recherche scientifique ou la politique économique appliquée. Pour des raisons purement politiques, l'école du « réalisme » empirique et historique avait banni de toute étude des problèmes de la théorie économique. Ce n'est qu'à cause de cette mise à l'écart que la théorie naïve de l'inflation fut capable une nouvelle fois de retrouver momentanément son prestige durant la [Première] Guerre mondiale, tout spécialement en Allemagne. La doctrine prônant l'inflation des instruments fiduciaires dura plus longtemps. Adam Smith l'avait sévèrement ébranlée, comme d'autres avant lui déjà, en particulier l'Américain William Douglas 22. Nombreux furent ceux qui le suivirent, notamment la Currency School. Mais un retournement se produisit alors. La Banking School embrouilla tous les concepts, et même si ses fondateurs étaient loin de commettre l'erreur consistant à croire que l'on pouvait faire pression sur le taux d'intérêt par une augmentation du crédit de circulation (ils prétendaient même qu'il était impossible d'augmenter le crédit au-delà des « nécessités de l'économie »), il y avait cependant dans leur théorie des graines qu'il suffisait de faire pousser pour en arriver à la conclusion que le taux d'intérêt pouvait être réduit grâce au comportement des banques. Il faut au moins admettre que ceux qui ont travaillaient sur ces problèmes avaient des conceptions trop hésitantes pour pouvoir s'opposer à l'opinion publique, qui réclamait avec véhémence aux banques de « l'argent bon marché ». Dans les débats sur le taux d'intérêt, la presse économique adopta le jargon inquiétant du monde des affaires, parlant d'une « pénurie » ou d'une « abondance » d'argent et appelant « marché monétaire » le marché de prêts à court terme. Les banques émettant des instruments fiduciaires, appelées par l'expérience à être prudentes, restèrent discrètes et hésitèrent à céder au désir universel de crédit bon marché de la presse, des partis politiques, des parlements, des gouvernements, des entrepreneurs, des propriétaires fonciers et des ouvriers. Leur peu d'entrain à accroître le crédit fut faussement mis sur le compte de motifs condamnables. Même les journaux, qui étaient au courant de la vérité, et les politiciens, qui auraient dû l'être, ne se lassaient pas d'affirmer que les banques d'émission pourraient certainement escompter des sommes plus élevées à meilleur marché si elles n'essayaient pas de maintenir le taux d'intérêt aussi haut que possible par souci de leur rentabilité et des intérêts des capitalistes qui les contrôlaient.

Presque sans exception les grandes européennes d'émission du continent furent créées dans l'espoir que le taux d'emprunt puisse être réduit grâce à l'émission d'instruments fiduciaires. Sous l'influence de la doctrine de la Currency School, au début en Angleterre puis dans les autres pays où les anciennes lois n'empêchaient pas déjà l'émission de billets, des décrets furent signés afin de limiter l'expansion du crédit de circulation, ou au moins la partie relevant de l'émission de billets de banque non couverts. Pourtant la théorie de la Currency School finit par perdre son crédit à la suite des critiques de Tooke (1774-1858) et de ses successeurs. Bien qu'il fût considéré comme risqué d'abolir les lois limitant l'émission de billets, on ne vit aucun mal à les contourner. Pour des raisons qui avaient conduit à la propagation de l'étalon de change-or, un rôle important fut joué par le fait qu'une concentration des stocks de métaux précieux de la nation dans les coffres des banques d'émission, d'après la lettre de la législation bancaire, permettait une augmentation de l'émission des instruments fiduciaires. Avant la guerre [de 1914], on n'hésitait pas en Allemagne à proposer ouvertement le retrait de l'or du commerce de sorte que la Reichsbank puisse émettre soixante marks en billets pour vingt marks-or ajoutés à son stock. On fit également de la propagande en faveur de l'accroissement de l'usage des paiements par chèque, expliquant qu'il s'agissait là d'un moyen pour faire baisser substantiellement le taux d'intérêt 23. La situation était semblable à l'étranger, bien qu'exprimée peut-être avec plus de prudence.

Chaque fluctuation individuelle de la conjoncture — la montée vers le pic du cycle ou la baisse vers le creux qui suit — est suscitée par la tentative des banques d'émission de réduire le taux d'emprunt et d'augmenter ainsi le volume du crédit de circulation par un accroissement de la quantité d'instruments fiduciaires (c'est-à-dire de billets de banques et de comptes-chèques non totalement couverts par de la monnaie). Le fait que ces efforts sont sans arrêt repris malgré leurs conséquences déplorables, causant les cycles économiques les uns après les autres, doit être attribué à la prédominance d'une idéologie, qui considère la hausse du prix des biens et plus particulièrement des taux d'intérêt bas comme un objectif de la politique économique, et qui est d'avis que ce deuxième objectif peut également être atteint par l'expansion d'instruments fiduciaires. On se plaint de la crise et de la dépression. Pourtant, comme le lien causal entre le comportement des banques d'émission et les maux que l'on déplore n'est pas correctement interprété, on préconise une politique vis-à-vis du taux d'intérêt qui, en dernière analyse, doit toujours nécessairement mener à la crise et à la dépression.

5. La banque libre

Tout écart par rapport aux prix, aux taux des salaires et aux taux d'intérêt qui prévaudraient sur un marché libre doit conduire à des perturbations de l'équilibre économique 24. Cette perturbation, engendrée par les tentatives visant à faire baisser le taux d'intérêt de manière artificielle, constitue précisément la crise.

La cause ultime de l'apparition de cycles consécutifs est par conséquent de nature idéologique. Les cycles ne disparaîtront pas tant que les gens croiront que le taux d'intérêt peut être abaissé, non pas par l'accumulation de capital, mais par la politique bancaire.

Même si les gouvernements ne s'étaient jamais intéressés à l'émission d'instruments fiduciaires, il y aurait encore des banques d'émission et des instruments fiduciaires, sous la forme de billets et de comptes-chèques. Il n'y aurait alors aucune limite légale à l'émission d'instruments fiduciaires et la banque libre prévaudrait, mais les banques devraient dans ce cas être particulièrement prudentes, en raison du risque de perte de réputation de leurs instruments fiduciaires, que personne ne serait obligé d'accepter. Au cours du temps les habitants des pays capitalistes apprendraient à faire la différence entre les bonnes et les mauvaises banques, et ceux des pays arriérés se méfieraient de toutes les banques. Aucun gouvernement n'exercerait de pression sur les banques pour qu'elles escomptent moins cher que ce qu'elles pourraient se permettre. Toutefois les directeurs des banques solvables et hautement respectées, les seules banques dont les instruments fiduciaires jouiraient de la confiance générale essentielle à la qualité de substitut monétaire, auraient appris des expériences du passé. Même s'ils n'arrivaient pas à détecter les corrélations les plus intimes, ils sauraient cependant jusqu'où ils pourraient aller sans courir le risque d'un effondrement. La politique de retenue de la part des banques respectées et bien en place obligerait les directeurs les plus irresponsables des autres banques à suivre le mouvement, aussi forte puisse être leur envie d'escompter plus généreusement. Car l'expansion du crédit de circulation ne peut pas être le résultat d'une seule banque, ni même d'un groupe de banques individuelles. Il faut toujours que les instruments fiduciaires soient acceptés par tout le monde comme substitut de monnaie. Si plusieurs banques d'émission, jouissant chacune de droits égaux, existaient les unes à côté des autres et que certaines cherchaient à augmenter le volume de crédit de circulation pendant que les autres ne changent pas d'attitude, alors pour toute compensation bancaire, le bilan des demandes serait en faveur des entreprises conservatrices. Suite à la présentation de billets pour remboursement et de la fuite de leurs liquidités, les banques pratiquant l'expansion seraient rapidement forcées de limiter une fois de plus l'ampleur de leurs émissions.

Lors du développement d'un système bancaire employant des instruments fiduciaires, les crises ne peuvent pas être évitées. Mais, dès que les banquiers reconnaissent les dangers de l'accroissement du crédit de circulation, ils font de leur mieux, dans leur propre intérêt, pour éviter la crise. Ils choisissent la seule issue pour y arriver : un extrême retenue dans l'émission des instruments fiduciaires.

6. L'intervention du gouvernement dans la banque

Le fait que le développement de l'activité bancaire portant sur les instruments fiduciaires a pris un tour différent peut être entièrement attribué à ce que l'émission des billets de banque (qui furent pendant longtemps la seule forme d'instrument fiduciaire et qui en constituent encore aujourd'hui [1928] la part la plus importante, y compris en Angleterre et aux États-Unis) est devenue une affaire publique. Les banquiers privés et les banques possédées par des actionnaires furent remplacées par les banques d'émission politiquement privilégiées parce que les gouvernements favorisaient l'expansion du crédit de circulation pour des raisons de politique fiscale ou de politique du crédit. Les institutions privilégiées purent accorder des crédits sans hésitation, non seulement parce qu'elles détenaient habituellement un monopole sur l'émission des billets, mais aussi parce qu'elles pouvaient compter sur l'aide du gouvernement en cas d'urgence. Le banquier privé ferait faillite s'il s'aventurait trop loin dans l'octroi de crédits. La banque privilégiée obtenait la permission de suspendre ses paiements et ses billets avaient cours légal, à la valeur indiquée.

Si l'on avait déduit du savoir dont nous sommes redevables à la théorie de la Currency School que les instruments fiduciaires devaient être privés de tout privilège spécifique et qu'il fallait leur appliquer, comme à tous les autres titres, la législation générale sur tous les points et sans exception, ceci aurait probablement contribué davantage à éliminer la menace des crises qu'en contingentant de manière rigide l'émission d'instruments fiduciaires sous la forme de billets et en restreignant la liberté des banques quant à l'émission des instruments fiduciaires sous la forme de comptes-chèques. Le principe de la banque libre se limita au domaine de comptes-chèques. Et en fait il ne pouvait pas opérer dans ce cas de façon à entraîner une retenue de la part des banques et des banquiers, parce que l'opinion publique avait décrété que le gouvernement devait suivre une politique différente — une politique « d'aide » aux banques centrales d'émission en temps de crise. Pour permettre à la Banque d'Angleterre de donner un coup de main aux banques qui avaient des problèmes en raison de l'accroissement du crédit de circulation, le Peel Act fut suspendu en 1847, 1857 et 1866. Une telle assistance, sous une forme ou sous une autre, fut sans arrêt offerte partout. Aux États-Unis la législation nationale en matière bancaire avait rendu techniquement difficile, si ce n'est totalement impossible, d'accorder de telles aides. Le système fut considéré particulièrement insatisfaisant, précisément à cause des obstacles empêchant d'aider ceux qui avaient accordé des crédits et qui devenaient insolvables et de soutenir la valeur du crédit de circulation qu'ils avaient accordé. Parmi les raisons aboutissant à la grande révision du système bancaire américain [le Federal Reserve Act de 1913], la plus importante fut l'idée qu'il fallait introduire des clauses pour les temps de crise. Dit autrement, des expédients techniques devaient être utilisés pour éviter l'effondrement des banques et des banquiers dont la conduite avait provoqué la crise, comme l'instauration en urgence des certificats de la chambre de compensation, qui fut capable de sauver les banques dépensières. Il était habituellement considéré comme particulièrement important pour protéger les banques augmentant le crédit de circulation des conséquences de leur comportement. L'un des objectifs principaux des banques centrales d'émission était de s'engouffrer dans cette brèche. Il était également considéré qu'il était du devoir des autres banques, qui grâce à leur perspicacité avaient réussi à rester solvables y compris durant la crise générale, d'aider leurs consœurs en difficultés.

7. L'intervention n'est pas un remède

On pourrait bien se demander si les dégâts infligés en poussant l'activité entrepreneuriale dans de mauvaises directions par la réduction artificielle du taux d'emprunt seraient plus grands si on laissait la crise suivre son cours. Il est certain qu'une bonne partie de ceux qui ont été sauvés par l'intervention seraient sacrifiés dans la panique, mais si on laissait de telles entreprises faire faillite, d'autres prospéreraient. Cependant, le total des pertes engendrées par le « boom » (pertes que la crise n'a pas provoquées mais n'a fait que révéler) est largement dû au fait que des facteurs de production avaient été utilisés dans des emplois qui, à la lumière des conditions économiques, n'étaient pas les plus urgents. Le résultat, c'est que ces facteurs de production manquent désormais pour des usages plus pressants. Si l'intervention empêche le transfert de biens des mains des entrepreneurs imprudents vers celles de ceux qui prendraient le pouvoir parce qu'ils ont fait montre d'une meilleure anticipation, les pertes totales ne sont ni plus faibles ni moins perceptibles. En tout cas la pratique de l'intervention au bénéfice des banques rendues insolvables par la crise et des clients de ces banques, a eut pour conséquence d'éliminer l'action des forces du marché, qui auraient pu servir à éviter un retour de l'expansion, sous la forme d'un nouveau boom, et de la crise qui s'ensuit inévitablement. Si les banques sortent indemnes ou seulement légèrement affaiblies de la crise, qu'est-ce qui les empêche de se lancer une fois de plus dans une tentative de réduction artificielle du taux d'intérêt sur les prêts et d'expansion du crédit de circulation ? Si la crise pouvait suivre son cours sans pitié, entraînant la destruction des entreprises incapables de répondre à leurs obligations, alors tous les entrepreneurs — pas seulement les banques, mais aussi les autres hommes d'affaires — feraient montre de plus de prudence en accordant et en utilisant le crédit à l'avenir. Au lieu de cela l'opinion publique approuve l'aide donnée pendant la crise. Puis, dès que le pire est passé, les banques sont encouragées à augmenter une nouvelle fois le crédit de circulation.

Pour l'homme d'affaires il semble tout naturel et allant de soi que les banques doivent satisfaire sa demande de crédit par le biais de la création d'instruments fiduciaires. La tâche et le devoir des banques, croit-il, devraient être « d'assister » l'économie et le commerce. On ne peut pas nier que dans la mesure où l'expansion du crédit de circulation favorise l'accumulation de capital, et ce dans les limites étroites de « l'épargne forcée », elle entraîne et permet une hausse de la productivité. Mais on peut tout autant dire que chaque pas dans cette direction entraîne l'activité commerciale sur un « mauvais » chemin, de la manière décrite plus haut. L'écart entre ce que font les entrepreneurs et ce que le marché libre aurait prescrit devient évident lors de la crise. Le fait que chaque crise, avec ses conséquences déplaisantes, soit suivie par un nouveau « boom », qui doit se transformer au bout du compte en nouvelle crise, n'est dû qu'aux circonstances qui ont conduit l'idéologie dominante de tous les groupes influents — économistes, politiciens, hommes d'État, presse et monde des affaires — non seulement à approuver mais encore à réclamer l'expansion du crédit de circulation.

 

IV. La politique de crise de la Currency School

1. La mauvaise analyse de la Banking School

Comme pour tout ce qui a contribué récemment à l'éclaircissement du problème des fluctuations économiques, et dont le mérite revient à la Currency School, nous sommes redevables à cette école et à elle seule de toutes les points de vue faisan autorité en vue d'établir une politique destinée à éliminer les fluctuations économiques. L'erreur fatale de la Currency School a consisté dans le fait qu'elle n'est pas parvenue à saisir l'équivalence entre les billets de banque et les dépôts à vue en tant que substituts de monnaie et, par conséquent, en tant que certificats monétaires et instruments fiduciaires. A ses yeux, seul le billet de banque était un substitut de monnaie. D'après elle la circulation d'une monnaie purement métallique ne pouvait être détériorée que par l'introduction d'un billet de banque non couvert par de la monnaie. Par conséquent elle pensait que la seule chose nécessaire pour éviter le retour périodique des crises était d'établir une limite rigide à l'émission de billets de banque non couverts par du métal. L'émission d'instruments fiduciaires sous la forme de dépôts à vue non couverts par du métal était laissée libre 25. Comme rien ne venait empêcher l'octroi de crédits de circulation par le biais de dépôts bancaires, la politique d'expansion excessive du crédit de circulation put continuer même en Angleterre. Quand des difficultés techniques, liées à l'insuffisance des dépôts, imposaient certaines limites, il devint habituel, en réponse, de venir en aide lors de la crise aux banques qui avaient trop accordé de crédits, ainsi qu'à leurs clients, par l'intermédiaire d'émissions spéciales de billets. La pratique consistant à réduire de manière indirecte le nombre de billets en circulation non couverts par du métal [limitant le ratio de billets par rapport au métal] systématisa cette procédure. Les banques purent augmenter tranquillement le volume de crédits, car elles pouvaient compter sur le soutien de la banque d'émission en cas d'urgence.

Si toute nouvelle expansion d'instruments fiduciaires avait été empêchée quelle qu'en soit la forme, c'est-à-dire si les banques avaient été obligées de détenir des réserves à 100 % non seulement pour les billets supplémentaires émis mais aussi pour les dépôts à vue permettant à leurs clients de tirer des chèques ou quelque chose de similaire — ou au moins n'avaient pas été autorisées, lorsqu'elles octroyaient des crédits, à accroître la quantité de billets et de dépôts non couverts au-delà d'un ratio strictement limité — les prix auraient été fortement incités à baisser, tout particulièrement lorsque la demande accrue de monnaie dépassait l'accroissement de sa quantité. Non seulement il aurait alors manqué à l'économie la stimulation qu'apporte « l'épargne forcée », mais elle aurait aussi temporairement souffert des conséquences d'une hausse du pouvoir d'achat de l'unité monétaire [c'est-à-dire d'une baisse des prix]. L'accumulation de capitaux aurait alors été ralentie, mais certainement pas arrêtée. En tout cas l'économe n'aurait certainement pas connu les périodes de hausse violente suivies du passage dramatique de la hausse à la crise et à la chute.

Il y a peu de sens à discuter pour savoir s'il n'aurait pas mieux valu limiter de cette façon l'émission d'instruments fiduciaires par les banques que de poursuivre la politique effectivement suivie. L'alternative n'est pas seulement restriction ou liberté de l'émission des instruments fiduciaires. L'alternative est, ou au moins était aussi, privilège dans l'octroi d'instruments fiduciaires ou véritable banque libre. On réfléchit cependant à peine à cette possibilité. Lorsque la politique bancaire occupa le devant de la scène du débat économique et politique, l'intervention projeta une première fois son ombre sur le système capitaliste. Certes, certains auteurs défendant la banque libre entrèrent en scène. Mais leurs voix s'essoufflèrent. Le but recherché était de protéger les détenteurs de billets contre les banques. On oubliait toutefois que les dangereuses suspensions des paiements par les banques d'émission frappaient toujours des établissements auxquels la loi avait accordé une situation privilégiée. Aussi graves soient les conséquences que l'on puisse attendre d'un effondrement des banques dans un système de banque libre absolu, il faut admettre qu'elles ne pourraient jamais, même de loin, s'approcher de la gravité de celles qu'apportèrent les politiques bancaires des trois empires européens pendant la guerre et l'après-guerre 26.

2. Les « booms » favorisés

Au cours des deux dernières générations presque personne, parmi ceux qui ont réfléchi à ce sujet, ne peut manquer de savoir de savoir qu'une crise suit un boom. Néanmoins il aurait été impossible même au banquier le plus résolu et le plus capable d'arrêter à temps l'expansion du crédit de circulation. L'opinion publique était en travers de la route. Le fait que la situation économique fluctuait violemment était généralement considéré comme quelque chose d'inhérent au système capitaliste. On pensait, sous l'influence de la théorie de la Banking School, que les banques se contentaient de suivre la hausse et que leur conduite ne les suscitaient ou ne les accéléraient en aucun cas. Si après une longue période de stagnation les banques commençaient à nouveau à répondre à la demande générale de crédit plus facile, l'opinion publique était toujours ravie par les signes du début d'un boom. En raison de l'idéologie dominante il aurait été totalement impensable pour les banques de freiner dès le début d'un tel boom, conformément aux principes de Lord Overstone. Quand la situation économique continuait à s'améliorer, on entendaient bien de plus en plus de voix prophétisant un retournement. Cependant, même ceux qui lançaient cet avertissement ne réclamaient habituellement pas un arrêt franc de toute nouvelle expansion du crédit de circulation. Ils demandaient uniquement de la modération et une restriction des nouveaux crédits à l'économie « non spéculative ».

Quand enfin les banques changeaient de politique, quand la crise était là, on savait toujours trouver des coupables. Mais on ne souhaitait pas trouver le véritable coupable — la mauvaise analyse théorique. Ainsi les procédures habituelles restaient les mêmes et les oscillations conjoncturelles continuaient à se succéder les unes après les autres.

Les directeurs des banques d'émission avaient poursuivi leur politique sans beaucoup réfléchir à son fondement. Quand l'expansion du crédit de circulation commençait à leur faire peur, il se mettaient à faire monter le taux d'escompte, et pas toujours de manière très habile. Ils s'exposaient ainsi à la critique publique, qui les accusait d'avoir déclenché la crise par leur comportement. Il est clair que la crise doit venir tôt ou tard. Il est également clair que la crise doit toujours être déclenchée, d'abord et directement, par le changement d'attitude des banques. Si nous voulons parler de culpabilité des banques, nous devons cependant l'associer à leur responsabilité quand elles encouragent la hausse. La faute n'est pas à chercher dans la politique de hausse du taux d'intérêt : elle réside uniquement dans le fait de l'avoir augmenté trop tard.

 

V. La politique cyclique moderne 27

1. La politique menée avant la [Première] Guerre mondiale

La politique cyclique préconisée aujourd'hui, dans la plupart des textes traitant du problème des fluctuations économiques, et vers laquelle on a déjà fait de très grands pas aux États-Unis, repose entièrement sur le raisonnement de la théorie du crédit de circulation 28. Cette politique cyclique cherche à rendre la théorie du crédit de circulation utile en pratique, en essayant d'observer la situation économique à l'aide de méthodes statistiques raffinées.

Il n'est pas besoin d'expliquer davantage qu'il n'y a qu'une théorie du cycle économique — la théorie du crédit de circulation — et qu'aucune autre tentative d'approche du problème n'a résisté à la critique. Toute politique de crise et toute politique cyclique découle de cette théorie. Dans la mesure où des politiques cycliques et des politiques de crise ont été poursuivies dans les décennies d'avant-guerre, on travaillait dans le cadre de ses idées. La théorie de la Banking School — autrefois considérée dans la littérature comme la seule explication correcte — ainsi que toutes les interprétations qui rattachaient le problème à la théorie de l'échange direct, étaient déjà oubliées. Il pouvait encore être populaire de parler de l'élasticité des billets en circulation comme dépendant de l'escompte des lettres de change. Mais dans le monde des directeurs de banque, qui faisaient la politique cyclique, d'autres analyses prévalaient.

Sur ce point, in ne peut donc pas dire que le traitement théorique en matière de politique cyclique soit aujourd'hui nouveau. La théorie du crédit de circulation a certes fait beaucoup de chemin depuis la vieille théorie de la Currency School. Les études que Walras, Wicksell et moi-même avons consacrées au problème l'ont traité comme un phénomène plus général. Ces études l'ont rattaché à l'ensemble du processus économique. Elles ont en particulier cherché à le considérer comme un problème de la formulation du taux d'intérêt et de l'équilibre sur le marché des prêts. Pour avoir une idée des progrès accomplis, il suffit de comparer avec, par exemple, la fameuse controverse sur la gratuité du crédit entre Bastiat et Proudhon 29. Ou comparez la critique habituelle de la théorie quantitative dans la littérature allemande d'avant-guerre avec les débats récents sur le sujet. Toutefois aussi important soit ce progrès pour le développement de nos connaissances, nous ne devons pas oublier que la Currency School avait déjà donné à la politique toute l'aide qu'une théorie peut offrir sur ce point.

Il n'est certainement pas question de nier que de substantiels progrès ont été faits, que le problème n'est plus seulement abordé du point de vue des instruments fiduciaires mais aussi du point de vue du problème de pouvoir d'achat de la monnaie dans son ensemble. La Currency School ne se souciait des changements de prix que dans la mesure où ils résultaient d'une augmentation ou d'une diminution du crédit de circulation (car, comme on le sait, elle ne considérait que le crédit de circulation créé par l'émission de billets). Ainsi la Currency School était loin de chercher la stabilisation du pouvoir d'achat de l'unité monétaire.

2. Les politiques menées après la [Première] Guerre mondiale

Aujourd'hui ces deux problèmes, celui de l'émission d'instruments fiduciaires et celui du pouvoir d'achat de l'unité monétaire, sont considérés comme étroitement liés à la théorie du crédit de circulation.

L'une des tendances de la politique cyclique moderne est de traiter ces deux problèmes comme s'ils n'en faisaient qu'un. Pour cette tendance, le but de la politique cyclique est ainsi ni plus ni moins que de stabiliser le pouvoir d'achat de la monnaie. Pour une discussion sur ce point je renvoie à la première partie de la présente étude.

L'autre tendance n'est pas de stabiliser le pouvoir d'achat mais uniquement, comme pour la Currency School, d'éviter la crise. Mais elle se fixe un but plus général que celui que cherchaient à atteindre le Peel Act et la politique cyclique d'avant-guerre. Elle se propose de s'opposer à tout boom, non seulement au boom déclenché par une inflation des instruments fiduciaires mais aussi au boom consécutif à une inflation monétaire (par exemple une augmentation de la production d'or). La dépression est censée être évitée dans les deux cas par la restriction, que celle-ci commence par une contraction de la quantité de monnaie ou par une restriction de la quantité d'instruments fiduciaires. Le but n'est pas de conserver des prix stables mais d'éviter que le taux d'intérêt du marché libre ne baisse temporairement à cause de l'émission bancaire ou de l'inflation monétaire.

Afin d'expliquer l'essence de cette nouvelle politique, nous allons maintenant examiner deux cas particulier plus en détail :

1. La production d'or augmente, les prix montent. Une prime de prix apparaît dans le taux d'intérêt brut. Les banques n'ont aucune raison de faire monter le taux de leurs prêts. En réalité elles ont davantage envie d'escompter à un taux plus faible car le rapport entre leurs obligations et leur stock d'or s'est amélioré. Il ne s'est certainement pas détérioré. Le taux d'emprunt effectif qu'elles réclament reste inférieur au taux d'intérêt brut virtuel qui prévaudrait sur un marché libre, donnant ainsi l'impulsion pour un boom. Dans ce cas la politique de crise d'avant-guerre ne serait pas intervenue à ce moment, car elle ne tenait compte que du taux de couverture des banques, qui ne s'est pas détérioré. Comme les prix et les salaires montent [à cause de la demande accrue de prêts commerciaux] la théorie moderne considère qu'il faudrait que les taux d'intérêt montent et que le crédit de circulation soit restreint.

2. L'incitation au boom a été donné par les banques en réponse, par exemple, à la pression générale demandant des crédits meilleur marché afin de combattre la dépression, et ce sans aucun changement de la quantité de monnaie au sens étroit 30. Comme le taux de couverture s'en trouve détérioré, même l'ancienne politique cyclique aurait demandé une hausse du taux d'intérêt pour freiner le mouvement.

Ce n'est que dans le premier cas qu'il existe une différence fondamentale entre l'ancienne et la nouvelle politique.

3. Les études empiriques

La politique de crise moderne pense que sa supériorité particulière repose avant tout sur l'utilisation de méthodes statistiques plus précises qu'autrefois. Il aurait trouvé le moyen permettant de séparer les fluctuations saisonnières de la tendance générale séculière (ou trend) dans ses séries et ses courbes. A l'évidence ce n'est qu'avec de telles manipulations que les résultats d'une observation du marché peuvent se transformer en une analyse du cycle économique. Mais, même si l'on était d'accord avec les chercheurs américains quant à leur évaluation du succès de cet effort, la question reste posée à propos de l'utilité des indices. On ne peut rien ajouter de plus à ce qui a déjà été dit à ce sujet dans la première partie de la présente étude.

Le développement du « baromètre des trois marchés » 31 est considéré comme la réalisation la plus importante des recherches de Harvard. Comme il n'est pas possible de déterminer le taux d'intérêt naturel de Wicksell ou la prime de prix virtuelle, on nous conseille de comparer le changement du taux d'intérêt avec le mouvement des prix et avec d'autres données significatives de la conjoncture économique, comme les chiffres de la production, le nombre de chômeurs, etc. Ceci a été fait depuis des décennies. Il suffit de jeter un coup d'œil sur les rapports des quotidiens, des publications économiques hebdomadaires, mensuelles et annuelles des deux dernières générations pour constater que les nombreuses déclarations, faites avec tant de fierté aujourd'hui et affirmant reconnaître pour la première fois l'importance de telles données pour la compréhension du cours des affaires économiques, sont injustifiées. L'Institut de Harvard a cependant rendu un grand service en ce sens qu'il a cherché à établir une régularité empirique dans l'évolution temporelle de trois courbes.

Il n'est pas nécessaire de partager les espoirs exubérants d'application pratique du baromètre de Harvard qui ont dominé le monde des affaires américain pendant un temps. On peut tranquillement ajouter que ce baromètre a très peu contribué à accroître et à approfondir notre connaissance des mouvements cycliques. Néanmoins l'importance du baromètre de Harvard pour l'étude de la conjoncture économique a cependant une grande valeur, car il fournit une justification statistique de la théorie du crédit de circulation. Il y a vingt ans on n'aurait pas imaginé pouvoir arranger et manipuler les données statistiques pour les rendre utiles à une étude de la situation économique. Un véritable succès a ici couronné le travail ingénieux commun des économistes et des statisticiens.

En examinant les courbes développées par les instituts utilisant la méthode de Harvard, il apparaît que l'évolution de la courbe du marché monétaire (courbe C) par rapport à la courbe du marché des titres (courbe A) et à celle du marché des biens (courbe B) correspond exactement à ce que dit la théorie du crédit de circulation. Le fait que les mouvements de la courbe A anticipent généralement ceux de la courbe B s'explique par la sensibilité plus grande de la spéculation sur les titres par rapport à celle sur les biens. Le marché des titres réagit plus rapidement que le marché des biens. Il voit plus vite et plus loin. Il incorpore plus rapidement les événements à venir (dans ce cas les changements du taux d'intérêt) dans la sphère de ses conjectures.

4. Les décisions politiques arbitraires

Toutefois la question essentielle demeure. Que peut offrir le « baromètre des trois marchés » à quelqu'un qui est en charge de la politique bancaire ? Les méthodes modernes d'étude de la situation économique sont-elles mieux adaptées que les anciennes, certes moins approfondies, quand il s'agit de décider d'une politique d'escompte visant à réduire autant que possible les pics et les creux de l'économie ? Même la politique d'avant-guerre avait cet objectif. Il n'y a pas de doute que les agences du gouvernement responsables de la politique financière, les directeurs des banques centrales d'émission et aussi des grandes banques privées et des grands instituts bancaires cherchent franchement et sincèrement à atteindre ce but. Leurs efforts en ce sens — certes uniquement lorsque le boom était déjà en pleine hausse — étaient soutenus au moins par une partie de l'opinion publique et de la presse. Ils savaient suffisamment bien ce qu'il fallait faire pour obtenir l'effet désiré. Ils savaient que seule une augmentation opportune et d'une portée suffisamment grande du taux d'emprunt pouvait contrebalancer ce que l'on appelle habituellement les « excès de la spéculation ». Ils se méprenaient sur le fond du problème. Ils ne comprenaient pas que toute augmentation du montant du crédit de circulation — que ce soit par l'émission de billets de banques ou par l'ouverture de dépôts bancaires — entraîne une remontée des affaires et déclenche ainsi le cycle qui aboutit rapidement et à nouveau, après la crise, à la baisse de l'activité économique. Ils embrassaient l'idéologie à l'origine des fluctuations économiques. Mais tout cela ne les empêchait pas, une fois que la hausse cyclique devenait évidente, de réfléchir sur son inévitable conséquence. Ils ne savaient pas que la hausse avait été suscitée par la conduite des banques. S'ils l'avaient su ils ne l'auraient peut-être considérée que comme un bienfait de la politique bancaire, car pour eux la tâche le plus importante de la politique économique était de surmonter la dépression, au moins tant qu'elle durait. Ils savaient cependant qu'une hausse continuelle devait forcément aboutir à une crise puis à une stagnation. Résultat, le boom du commerce suscitait immédiatement des craintes. Le problème immédiat devint simplement de savoir comment contrebalancer la progression du développement « malsain ». La question n'était pas « si », mais seulement « comment ». Comme la méthode — augmenter le taux d'intérêt — était déjà réglée, la question du « comment » n'était qu'une question de moment et de degré : quand et de combien fallait-il monter le taux d'intérêt ? Le point fâcheux était que cette question ne pouvait recevoir de réponse précise, fondée sur des données incontestées. La décision devait par conséquent toujours être laissée à un jugement discrétionnaire. Et plus les responsables étaient convaincus que leur intervention, en faisant monter le taux d'intérêt, mettrait fin à la prospérité du boom, plus ils se sentaient obligés d'agir avec précaution. Des voix affirmaient que la hausse n'avait pas une origine « artificielle », qu'il n'y avait pas du tout de « spéculation excessive », que le boom n'était que la conséquence naturelle du progrès technique, du développement des moyens de communication, de la découverte de nouvelles réserves de matières premières, de l'ouverture de nouveaux marchés, et ces voies-là ne pouvaient-elles pas avoir raison ? Ce délicieux et heureux état de choses devait-il être brusquement interrompu ? Le gouvernement devait-il agir de sorte que le progrès économique, dont on le créditait, laisse place à la crise ?

Tout cela explique suffisamment l'hésitation des officiels à intervenir. Certes ils avaient les meilleures intentions du monde pour tout arrêter à temps. Mais les mesures qu'ils prirent étaient habituellement trop timides et trop tardives. Il s'écoulait toujours du temps avant le moment où le taux d'intérêt atteignait le point auquel les prix doivent commencer à redescendre. Dans l'intervalle le capital s'était immobilisé dans des investissements pour lesquels il n'auraient pas été utilisé si le taux d'intérêt monétaire n'avait pas été maintenu sous le taux d'intérêt naturel du capital.

Cet inconvénient de la politique cyclique n'est pas le moins du monde modifié si elle est menée conformément au baromètre économique. Parmi ceux qui ont étudié soigneusement les conclusions tirées des observations de la situation économique faites par les institutions travaillant avec des méthodes modernes, personne n'osera prétendre que ces résultats peuvent être utilisés pour dire, de façon indéniable, quand et de combien il faudrait augmenter le taux d'intérêt pour mettre fin à temps au boom avant qu'il n'entraîne des investissement en capital injustifiés. Ce qu'a fait le journalisme économique en analysant régulièrement de la conjoncture économique durant les deux dernières générations ne doit pas être sous-estimé. Les contributions des instituts de recherche sur le cycle économique, qui travaillent avec des moyens substantiels, ne doivent quant à eux pas être surestimés. Malgré toutes les améliorations que la préparation de statistiques et les présentations graphiques ont connu, leur usage dans la détermination de la politique du taux d'intérêt laisse encore une grande place au jugement.

5. La qualité indispensable d'une bonne théorie

De plus il ne faudrait pas oublier qu'il est impossible de répondre de manière simple non seulement sur la façon d'éliminer les variations saisonnières et les facteurs de croissance mais aussi sur la manière de décider catégoriquement à partir de quelles données et suivant quelle méthode les courbes de chacun des « trois marchés » devraient être tracées. Des arguments ne pouvant pas être facilement réfutés pourraient être opposés sur chaque point concernant le baromètre économique. En outre, quelle que soit la façon dont le baromètre économique peut nous aider à avoir une vue d'ensemble des nombreuses activités hétérogènes du marché et de la production, il n'offre certainement aucune base solide quand il s'agit de juger les événements. Les baromètres économiques ne sont pas non plus en mesure de fournir des réponses claires et certaines aux questions de politique cyclique qui sont cruciales pour leur mise en œuvre. Les grands espoirs généralement mis dans la politique cyclique des derniers temps ne sont ainsi pas justifiés.

Pour l'avenir de la politique cyclique, une connaissance théorique plus profonde de la nature des changements des conditions économiques aurait inévitablement une valeur incomparablement plus grande que toute modification imaginable des méthodes statistiques. Certains instituts de recherche sur le cycle économique sont victimes de l'illusion qu'ils mèneraient une recherche factuelle impartiale, libérée de tout préjugé dû aux considérations théoriques. En réalité tous leurs travaux repose sur les fondements de la théorie du crédit de circulation. Malgré l'opposition que rencontrent aujourd'hui le raisonnement logique en économie et le fait de pousser les problèmes et les théories jusqu'à leurs conclusions ultimes, on gagnerait beaucoup à se décider à baser délibérément la politique cyclique sur cette théorie. On saurait alors que tout accroissement du crédit de circulation doit être neutralisé afin de supprimer les oscillations du cycle économique. Une force opérant d'un côté et réduisant le pouvoir d'achat de la monnaie devrait alors être contrebalancée de l'autre côté. Les difficultés, dues à l'insuffisance de toutes les méthodes visant à mesurer les changements du pouvoir d'achat, ne peuvent pas être surmontées. Il est tout aussi impossible de réaliser l'idéal d'une unité monétaire de valeur constante ou celui de la stabilité économique. Cependant, une fois qu'il est décidé de renoncer à la stimulation artificielle de l'activité économique au moyen de la politique bancaire, les fluctuations des conditions économiques seront substantiellement réduites. Ceci signifiera certes d'abandonner plus d'un slogan chéri, par exemple celui consistant à encourager les transactions ne faisant plus intervenir les espèces sonnantes et trébuchantes. Mais un sacrifice idéologique encore plus grand que celui-ci est nécessaire. : le désir de réduire le taux d'intérêt de n'importe quelle manière doit lui aussi être abandonné.

Il a déjà été indiqué que les événements se seraient déroulés très différemment s'il n'y avait eu aucun écart par rapport au principe d'une liberté absolue dans le domaine de la banque et si l'émission d'instruments fiduciaires n'avaient pas été exemptée des règles du droit des affaires. Il se peut qu'une solution finale au problème ne puisse être trouvée qu'en instaurant intégralement la liberté bancaire. Mais la structure du crédit développée par l'effort continu de nombreuses générations ne peut pas être transformée d'un coup. Les générations futures, qui auront reconnu l'absurdité fondamentale de toutes les tentatives interventionnistes, devront également avoir à faire face à cette question. Ce temps n'est cependant pas encore arrivé — il ne l'est pas ajourd'hui et n'arrivera pas non plus dans le futur immédiat.

 

VI. Le contrôle du marché monétaire

1. Concurrence internationale ou coopération

Il y a de nombreuse indications qui montrent que l'opinion publique a reconnu l'importance du rôle joué par les banques dans le déclenchement du cycle par leur expansion du crédit de circulation. Si cette vision devait prévaloir aujourd'hui, l'ancienne popularité des efforts visant à réduire artificiellement le taux d'intérêts des prêts disparaîtrait. Les banques voulant augmenter leur émission d'instruments fiduciaires ne pourraient plus compter sur l'approbation du public et sur le soutien du gouvernement. Elles deviendraient plus prudentes et plus tempérées. Ce qui atténuerait les oscillations du cycle et réduirait la sévérité du passage soudain de la hausse à la baisse.

Il y a toutefois quelques indications qui semblent contredire cette vision de l'opinion publique. Il y a en premier lieu les tentatives de coopération internationale entre les banques d'émission, ou plus exactement le raisonnement qui sous-tend ces aspirations. Au cours des périodes de hausse du passé, le fait même que les banques des divers pays n'aient pas travaillé systématiquement ensemble et suivant un accord commun, constituait un frein très efficace. Avec des relations économiques internationales étroites, l'expansion du crédit de circulation ne pouvait devenir universel que comme phénomène international. Par conséquent, en l'absence de tout accord international, les banques individuelles, craignant une importante sortie de capitaux, prenaient soin en établissant leurs taux d'intérêt de ne pas se situer trop en dessous des taux des banques des autres pays. Ainsi, un exode de la monnaie prêtée vers les autres pays en réponse à l'arbitrage sur les taux d'intérêt et la détérioration de la balance commerciale entraînée par des prix élevés, auraient d'une part diminué le taux de couverture de la banque, en raison des créances étrangères sur leur or et leurs devises étrangères que de ces conditions imposent à la banque d'émission. Par conséquent, la banque, obligée de tenir compte de sa solvabilité, aurait été forcée de réduire ses crédits. D'autre part, cette détérioration momentanée de la balance des paiements aurait créé une pénurie de fonds sur le marché monétaire, pénurie que les banques auraient été impuissantes à combattre. Plus les liens économiques deviennent étroits entre les peuples, moins il est possible d'avoir un boom national. La conjoncture économique devient un phénomène international.

Toutefois, dans de nombreux pays, en particulier dans le Reich allemand, on continuait à entendre les amis de « l'argent facile » exprimer l'idée selon laquelle seul l'étalon-or forçait la banque d'émission à tenir compte des taux d'intérêt étrangers pour déterminer sa propre politique d'intérêt. Si la banque était libérée de ces chaînes elle pourrait mieux satisfaire les demandes du marché monétaire intérieur, au profit de l'économie nationale. De ce point de vue, on préconisa en Allemagne le bimétallisme, puis le retour à une politique de prime sur l'or 32. En Autriche on s'opposa à la légalisation de la pratique déjà entrée dans les faits du remboursement des billets. Il est facile de voir l'erreur de cette doctrine. Même si tous les liens avec l'étalon-or étaient rompus, ceci n'aurait pas donné aux banques le pouvoir de baisser impunément le taux d'intérêt en dessous du niveau du taux d'intérêt naturel. Certes l'étalon-papier leur aurait permis de continuer à accroître le crédit de circulation sans hésitation, parce qu'une banque d'émission, délivrée de l'obligation de rembourser ses billets, n'a rien craindre quant à sa solvabilité. Mais l'augmentation du nombre des billets aurait tout d'abord conduit à des hausses de prix et donc à une détérioration du taux de change. Deuxièmement la crise serait certes venue plus tard, certes, mais elle en aurait été d'autant plus sévère.

Si les banques d'émission devaient sérieusement étudier la possibilité de faire des accords à propos de la politique d'escompte, cela éliminerait un frein efficace. En agissant à l'unisson les banques pourraient proposer plus de crédit de circulation qu'elles ne le font actuellement, sans craindre le moins du monde que les conséquences ne les conduisent à une situation aboutissant à une disparition des fonds du marché monétaire en direction de l'étranger. Mais si ce souci par rapport à la situation à l'étranger est éliminé, les banques ne sont cependant pas toujours en mesure de faire passer le taux d'intérêt monétaire sous le niveau du taux naturel à long terme. La différence entre les deux taux d'intérêt peut toutefois être maintenue plus longtemps, de sorte que l'inévitable résultat — l'investissement injustifié du capital — apparaisse à plus grande échelle. Ceci doit alors accentuer la crise inévitable et renforcer la dépression.

Jusqu'ici, il est vrai, les banques d'émission ne se sont pas mises d'accord sur la politique cyclique. Néanmoins on ne peut contester que des efforts visant à parvenir à de tels accords sont proposés de tout côté.

2. Les problèmes de la politique favorisant le « boom »

Un autre signe inquiétant est que le slogan concernant le besoin de « contrôler le marché monétaire », au travers de la banque d'émission, conserve encore son prestige.

Dans les circonstances qui se sont développées avant tout en Europe avec le système d'une l'émission exclusive des billets par une banque centrale autorisée, les tentatives visant à augmenter le crédit de circulation de manière générale ne peut venir que de la banque centrale. Toute aventure de la part des banques privées qui s'opposerait au souhait ou au plan de la banque centrale est voué dès le début à l'échec. Même les techniques bancaires, abstraction faite des pays anglo-saxons, ne servent à rien aux banques privées, car l'occasion d'accorder des crédits, en ouvrant des comptes bancaires, est insignifiante dans des pays où l'usage des chèques (sauf pour les compensations à la banque centrale et pour la circulation des chèques postaux) se limite au cercle étroit du monde des affaires. Toutefois, si la banque centrale d'émission se lance dans une politique d'expansion du crédit et commence ainsi à faire baisser le taux d'intérêt, il peut être alors avantageux pour les plus grandes banques privées de suivre l'exemple de la banque centrale et d'augmenter le volume du crédit de circulation qu'elles accordent. Une telle procédure a un autre avantage pour elles, car elle ne comporte aucun risque. Si la confiance est ébranlée pendant la crise, elles peuvent survivre à la phase critique avec l'aide de la banque d'émission. Mais il est sûr que la politique d'expansion du crédit de la banque d'émission ouvre à un grand nombre de banquiers un champ d'activité profitable : l'arbitrage sur les taux d'intérêt. Ils chercheront à tirer profit de l'écart entre les taux d'intérêt intérieur et étranger, en investissant des fonds à court terme à l'étranger. Dans ce processus, ils agissent cependant en opposition avec la politique d'escompte de la banque d'émission et nuisent aux prétendus intérêts des groupes qui espèrent bénéficier de la réduction artificielle du taux d'intérêt et du boom qu'il engendre. L'idéologie qui voit le salut dans chaque effort fait pour baisser le taux d'intérêt et qui considère l'expansion du crédit de circulation comme la meilleure méthode pour atteindre ce but, est cohérente avec la politique qui accusent les activités de ceux qui pratiquent l'arbitrage sur les taux d'intérêt d'être scandaleuses et honteuses, voire de trahir les intérêts de son propre peuple au profit des étrangers. La politique consistant à accorder aux banques d'émission toute les aides possibles dans la lutte contre ces spéculateurs est également cohérente avec cette idéologie. Le gouvernement et la banque d'émission cherchent tous deux à intimider les malfaiteurs par des menaces, afin de les dissuader d'appliquer leur plan. Dans les pays libéraux d'Europe occidentale, au moins dans le passé, on ne pouvait pas parvenir à grand-chose avec ces méthodes. Dans les pays interventionnistes de l'Europe centrale et de l'Europe de l'Est, des tentatives de ce type ont déjà connu davantage succès. Il est facile de voir ce qu'il y a derrière cet effort de la banque d'émission pour « contrôler » le marché monétaire : elle veut éviter que sa politique d'expansion du crédit, visant à réduire le taux d'intérêt, soit entravée par les politiques relativement restrictives suivies à l'étranger. Elle cherche à favoriser une politique de boom national sans être dérangée.

3. La demande de contrôles plus stricts

D'après l'idéologie dominante, il y aurait toutefois encore d'autres cas où les banques d'émission devraient avoir un plus grand contrôle du marché monétaire. Si l'arbitrage sur les taux d'intérêt, résultant de l'expansion du crédit de circulation, n'a conduit, sur le moment, qu'à un retrait de fonds hors des réserves de la banque émettrice et que cette banque, inquiète de la détérioration de la couverture de ses billets, commence à augmenter son taux d'escompte, il se peut encore, sous certaines conditions, que le taux d'emprunt n'ait aucune raison de monter sur le marché monétaire libre. A cet instant les fonds n'ont pas encore été retirés du marché monétaire. Les exportations d'or provenaient des réserves de la banque et la hausse du taux d'escompte n'a pas conduit à une réduction des crédits accordés par la banque. Il faut du temps pour que les fonds se raréfient suite au fait que certains titres, qui auraient été sinon présentés à la banque pour escompte, s'écoulent sur le marché libre. La banque émettrice ne veut cependant pas attendre si longtemps pour que sa manœuvre ait de l'effet. Inquiète de l'état de ses actifs en or et en devises étrangères, elle veut un soulagement rapide. Pour y arriver, elle doit essayer de rendre les fonds rares sur le marché monétaire, ce qu'elle essaie en général de faire en empruntant elle-même.

Un autre cas où le contrôle du marché monétaire est contesté, concerne l'utilisation des fonds mis sur le marché par une politique d'escompte généreuse. L'idéologie dominante favorise « l'argent bon marché ». Elle veut aussi des prix élevés pour les biens, mais pas toujours des prix élevés pour le marché des titres. Le taux d'intérêt abaissé a pour objet de stimuler la production et non de susciter un boom sur le marché des titres. Mais le prix des actions monte en premier. Au début le prix des biens ne participe pas au boom. Il y a une hausse et des profits à la Bourse. Mais le « producteur » est encore mécontent. Il envie le « profit facile » du « spéculateur ». C'est pourquoi les gens au pouvoir refusent d'accepter cette situation. Ils croient que la production est privée de l'argent qui part vers le marché des actions. De plus c'est précisément dans le boom de la Bourse que se cache la grave menace d'une crise. Le but est donc de retirer l'argent des capitaux boursiers afin de l'injecter dans « l'économie ». Essayer de le faire avec une simple hausse du taux d'intérêt offre peu d'attrait. Une telle hausse du taux est sans doute inévitable au bout du compte. La question est juste de savoir si elle viendra plus tôt ou plus tard. Quand le taux d'intérêt augmente suffisamment, il met fin au boom économique. On essaie par conséquent d'autres mesures pour transférer les fonds de la Bourse vers la production, sans toucher au taux d'emprunt bon marché. La banque d'émission fait pression sur les emprunteurs pour influencer l'usage fait des sommes prêtées. Ou alors elle procède directement en fixant des conditions différentes pour le crédit en fonction de son utilisation.

Nous pouvons ainsi voir ce que cela signifie quand la banque centrale d'émission cherche à dominer le marché monétaire. Soit on cherche à dégager l'expansion du crédit de circulation des limites auxquelles elle finira néanmoins par se heurter, soit le boom est orienté par certaine mesures dans une direction différente de celle qu'il aurait sinon suivie. Ainsi, le slogan du « contrôle du marché monétaire » cherche aussi expressément à encourager la politique d'essor — qui doit se terminer par une crise. S'il faut suivre une politique cyclique pour éliminer les crises, il faut renoncer à ce désir de contrôler et d'assujettir le marché monétaire.

Si l'on désirait sérieusement contrecarrer les hausses de prix résultant d'une augmentation de la quantité de monnaie (due par exemple à une augmentation de l'extraction minière d'or) en réduisant le crédit de circulation, les banques centrales d'émission devraient émettre davantage d'obligations sur le marché, obligations dont le remboursement ultérieur peut difficilement être décrit comme un « contrôle du marché monétaire ». Pour la banque d'émission réduire le crédit de circulation veut dire renoncer à des profits. Cela peut même signifier des pertes dans certaines circonstances. Une telle politique ne peut en outre avoir de succès que s'il existe un accord général entre les banques d'émission. Si la banque d'un seul pays pratiquait la restriction, cette dernière aurait actuellement pour seule conséquence que l'or affluerait de l'étranger, de sorte que les coûts des emprunts monétaires augmenteraient. Dans la mesure où il s'agit du but recherché par la coopération des banques, cela ne peut certainement pas être considéré comme un point dangereux dans la tentative d'élimination des oscillations du cycle économique.

 

VII. La prévision économique pour la politique cyclique et pour l'homme d'affaires

1. Les contributions à la recherche sur le cycle économique

La recherche contemporaine sur le cycle économique, dont le développement est avant tout dû aux chercheurs en économie américains, jouit d'une popularité qui découle d'attentes exagérées quant à son utilité pratique. On avait espéré mécaniser avec son aide la politique bancaire et l'activité économique. Un coup d'œil au baromètre économique devait dire aux hommes d'affaires et à ceux qui dirigent la politique bancaire comment agir.

A présent c'est certainement hors de question. Il a été assez souvent souligné que les résultats des études sur le cycle économique décrivent uniquement des événements passés et qu'ils ne peuvent être utilisés pour prédire les développements futurs que sur la base de principes extrêmement insuffisants. Mais, et ceci n'est pas suffisamment noté, ces principes ne s'appliquent qu'à condition que l'idéologie réclamant une expansion du crédit de circulation n'ait pas perdu sa place dans le champ de la politique économique et bancaire. Une fois qu'on commence sérieusement à orienter la politique cyclique en vue de l'élimination des crises, l'efficacité de cette idéologie disparaît déjà.

Il reste néanmoins un vaste domaine ouvert à l'application des résultats des études contemporaines du cycle économique : elles devraient indiquer à ceux qui font la politique bancaire quand il convient d'augmenter le taux d'intérêt pour éviter de déclencher une expansion du crédit. Si l'étude de la conjoncture économique était claire à ce sujet et donnait des réponses n'acceptant qu'une interprétation, de sorte qu'il ne puisse y avoir qu'une seule opinion non seulement sur la question de savoir si mais aussi quand et de combien augmenter le taux d'escompte, l'apport de telles études serait inestimable. Mais tel n'est pas le cas. Tout ce que l'observation de la conjoncture économique fournit sous la forme de données et de traitement des données peut être interprété de diverses façons.

Même avant le développement des baromètres économiques, il était déjà connu que des augmentations du cours des actions à la Bourse et du prix des biens, une hausse des profits sur les matières premières, une baisse du chômage, un accroissement des commandes des entreprises, la vente des stocks, etc., signalaient un boom. La question est : quand faudrait-il, ou quand doit-on, mettre les freins. Aucun institut sur le cycle économique ne répond cependant directement et sans équivoque à cette question. Ce qu'il conviendrait de faire dépendra toujours d'un examen des forces motrices de la conjoncture et des objectifs donnés à la politique cyclique. Savoir si c'est ou non le bon moment pour l'action, on ne pourra jamais en décider sauf sur la base d'une observation attentive de tous les phénomènes du marché. En outre il n'a jamais été possible de répondre à cette question d'une autre façon. Le fait que nous sachions maintenant comment classer et décrire plus clairement qu'auparavant les diverses données du marché ne rend pas la tâche fondamentalement plus facile.

Un coup d'œil aux incessants rapports sur l'économie et la Bourse dans les grands quotidiens et dans les hebdomadaires économiques parus entre 1840 et 1910 nous apprend que des tentatives ont déjà été faites depuis des décennies afin de tirer des conclusions d'événements du passé récent, sur la base de règles empiriques, afin de prévoir le futur proche. Si nous comparons le travail de base statistique utilisé dans ces tentatives avec ce qui est à notre disposition de nos jours, il est évident que nous avons recours à plus de données aujourd'hui. Nous comprenons aussi mieux comment organiser ces données, comment les arranger clairement et les interpréter en vue d'une présentation graphique. Mais nous ne pouvons en aucun cas affirmer avoir employé un nouveau principe avec les méthodes modernes d'étude de la conjoncture économique.

2. Les difficultés à faire des prédictions précises

Aucun homme d'affaires ne peut tranquillement négliger une source d'information disponible. Aucun homme d'affaires ne peut ainsi refuser de faire très attention aux comptes rendus des journaux. Mais lire un journal avec assiduité n'est pas une garantie de succès commercial. Si le succès était si facile, quelles richesses les journalistes auraient déjà amassées ! Dans le monde des affaires le succès dépend du fait de comprendre la situation plus tôt que les autres — et d'agir en conséquence. Ce qui est reconnu comme un « fait » doit d'abord être correctement évalué pour être rendu utile pour une entreprise. C'est précisément là le problème de la mise en pratique de la théorie.

Une prédiction qui rend des jugements uniquement qualitatifs et non quantitatifs, est pratiquement sans valeur même si elle se révèle vérifiée par le cours ultérieur des événements. Il y a aussi la question cruciale du bon moment pour agir. Ils y a plusieurs décennies, Herbert Spencer avait compris dans un éclair génial que le militarisme, l'impérialisme, le socialisme et l'interventionnisme devaient conduire à de grandes guerres, à de graves guerres. Cependant celui qui aurait commencé autour de 1890 à spéculer sur une dépréciation des obligations des Trois Empires 33 en se basant sur cette analyse aurait subi de lourdes pertes. Les grandes perspectives historiques ne fournissent aucune base pour les spéculations boursières, qui doivent être revues tous les jours, toutes les semaines ou au moins tous les mois.

Il est bien connu que tout boom doit un jour se terminer. La situation de l'homme d'affaires dépend toutefois de la connaissance exacte du moment et de l'endroit où la rupture apparaîtra en premier. Aucun baromètre économique ne peut répondre à ces questions. Il n'y a que des données, dont on peut tirer des conclusions. Un baromètre économique ne fournit que des données dont on peut tirer des conclusions. Comme il est encore possible à la banque centrale d'émission de retarder le début de la catastrophe par sa politique d'escompte, la situation dépend principalement des jugements que l'on peut faire sur la conduite de ces autorités. Naturellement, toutes les données disponibles passent à côté de cet aspect.

Mais une fois que l'opinion publique est totalement gagnée à l'idée que la crise est imminente et que les hommes d'affaires agissent en fonction de cela, il est déjà trop tard pour tirer un profit commercial de cette connaissance, ou même simplement d'éviter les pertes. Car alors la panique éclate et alors la crise est déjà là.

 

VIII. Les objectifs et la méthode de la politique cyclique

1. La théorie de la Currency School revue et corrigée

Sans aucun doute, étendre la sphère de la recherche scientifique du problème étroit de la crise au problème plus vaste du cycle constitue un progrès 34. Mais cela n'a certainement pas été aussi bénéfique pour les politique publique. Elle multiplia ses objectifs, elle commença à vouloir plus qu'il n'était possible de faire. L'économie ne pourrait être organisée de façon à éliminer les changements cycliques que si (1) il y avait plus qu'une pensée confuse derrière le concept de mesure des changements de la valeur de l'unité monétaire et (2) il était possible de déterminer à l'avance l'étendue de l'effet qui accompagne un changement donné de la quantité de monnaie et d'instruments fiduciaires. Comme ces conditions ne sont pas remplies, les buts de la politique cyclique doivent être plus restreints. Cependant, même si seuls les chocs sévères comparables à ceux de 1857, 1873, 1900-1901 et 1907 pouvaient être évités à l'avenir, une grande chose aurait été accomplie.

L'exigence la plus importante de toute politique cyclique, aussi modeste soit son but, est de renoncer à toute tentative de faire baisser, par le biais de la politique bancaire, le taux d'intérêt sous le niveau qui se développe sur le marché. Cela signifie un retour au programme de la Currency School, qui cherchait à supprimer toute augmentation future du crédit de circulation et donc toute nouvelle création d'instruments fiduciaires (mais en incluant aussi les instruments fiduciaires émis sous la forme des dépôts bancaires, conformément à l'état actuel de notre connaissance). Les banques seraient obligées à tout moment de conserver une couverture bancaire métallique totale pour tous les billets émis et pour tous les dépôts bancaires ouverts, hormis en ce qui concerne le montant qui aujourd'hui déjà n'est pas couvert par du métal. Cela nécessiterait une réorganisation complète de la législation concernant la banque centrale. Les banques d'émission devraient revenir aux principes du Bank Act de Peel, mais en étendant les réserves en vue de couvrir également les comptes bancaires permettant de tirer des chèques. Les mêmes stipulations vis-à-vis des réserves devraient également s'appliquer aux grandes institutions nationales de dépôt (en particulier à l'épargne postale) 35. Bien entendu, pour ces banques d'émission du deuxième ordre le montant des réserves en billets et en dépôts auprès de la banque centrale serait égal au montant des réserves d'or. Dans les pays où les comptes chèques dans les banques privées jouent un rôle important dans le commerce — principalement aux États-Unis et en Angleterre — les mêmes obligations devrait être exigée à ces banques.

2. La stabilisation du « niveau des prix »

Cela veut dire, comme dans les circonstances actuelles il est hors de question de mettre en œuvre, dans un avenir immédiat, la liberté bancaire totale pour les transactions bancaires — y compris l'octroi de crédits — dans le droit commercial ordinaire, poursuivre de manière sérieuse une politique conjoncturelle visant à éliminer les crises. Ceux qui parlent et écrivent aujourd'hui en faveur de la « stabilisation », du « maintien du pouvoir d'achat » et de « l'élimination du cycle économique » ne peuvent certainement pas qualifier cette approche d' « extrême ». Au contraire. Ils rejetteront cette proposition comme n'allant pas assez loin. Ils demandent bien davantage. D'après eux le niveau des prix devrait être maintenu en contrebalançant les hausses de prix par une restriction de la circulation des instruments fiduciaires et, pareillement, en s'opposant à la baisse des prix par l'expansion de ces mêmes instruments fiduciaires.

Les arguments que l'on peut avancer en faveur du programme plus modeste ont déjà été donnés dans la première partie de cet essai. Les arguments qui militent contre toute manipulation monétaire sont si forts qu'il faut éviter de mettre les décisions concernant la formation du pouvoir d'achat entre les mains des responsables des gouvernements, des parlements et des directeurs de banques, la soumettant ainsi à des influences politiques changeantes. Les méthodes disponibles pour mesurer les changements du pouvoir d'achat sont nécessairement défectueuses. L'effet des diverses mesures destinées à influencer le pouvoir d'achat ne peut pas être établi de manière quantitative, ni à l'avance ni une fois prises, de telle sorte que le résultat soit indubitable. Par conséquent, les propositions qui reviennent à faire des ajustements approximatifs du pouvoir d'achat doivent ainsi être considérées comme totalement irréalisables. (Il ne sera rien dit de plus ici concernant l'absurdité fondamentale du concept de « pouvoir d'achat stable » dans une économie non stationnaire. Ceci a déjà été discuté en long et en large plus haut.) Pour la politique économique appliquée le seul problème qui compte est de savoir quelles mesures inflationnistes ou déflationnistes il faut envisager en cas de baisse ou de hausse importante des prix. De telles mesures, introduites par étapes et sur la base d'accords internationaux adaptés aux circonstances, pourraient avantager soit les créanciers soit les débiteurs. Mais une question demeure. En raison des conflits d'intérêt, peut-on arriver à un accord entre les nations sur cette question ? Les points de vue des peuples créanciers et des peuples débiteurs différeront sans doute grandement et ces conflits d'intérêts compliqueront encore davantage la manipulation de la monnaie au plan international qu'au plan national.

3. Les complications internationales

Il est également concevable de considérer la manipulation monétaire comme une mission de la politique économique nationale et de prendre des mesures pour réglementer la valeur de la monnaie de façon indépendante, sans se soucier du tout de la situation à l'étranger. D'après Keynes 36 s'il y a un choix à faire entre stabilisation des prix et stabilisation du taux de change, la décision devrait se faire en faveur de la stabilisation des prix et en défaveur de la stabilisation du taux de change. Mais un État qui voudrait procéder ainsi créerait des complications internationales à cause des répercussions de sa politique sur le contenu des obligations contractuelles. Si, par exemple, les États-Unis décidaient d'augmenter le pouvoir d'achat du dollar au-dessus de sa parité-or actuelle, les intérêts des étrangers possédant des dollars en seraient très grandement affectés. De même, si les nations débitrices essayaient de faire baisser le pouvoir d'achat de leur unité monétaire, elles porteraient atteinte aux intérêts des créanciers. En dehors de cela, tout changement de la valeur de l'unité monétaire exerceraient les influences que l'on connaît sur le commerce extérieur : une hausse de sa valeur favoriserait les importations tandis qu'une baisse de sa valeur les freinerait. Dans les générations récentes, la prise en compte de ces facteurs a conduit à une pression en faveur de l'uniformisation d'un étalon monétaire basé sur l'or. Si cette considération est écartée, il ne sera certainement pas possible de parvenir à une valeur monétaire qui soit considérée par tous comme satisfaisante. En raison des idées actuellement dominantes dans le domaine de la politique commerciale, en particulier pour ce qui touche aux relations avec l'étranger, une hausse de la valeur de la monnaie n'est pas considérée comme souhaitable parce qu'elle favorise les importations et ralentit les exportations.

La tentative qui cherche à mettre en œuvre une politique nationale visant à influencer les prix indépendamment de ce qui se passe à l'étranger, tout en continuant à s'accrocher à l'étalon-or et au taux de change correspondant, serait totalement impraticable. Il n'est pas nécessaire d'en dire davantage à ce sujet.

4. L'avenir

Les obstacles qui s'opposent à une politique visant à l'élimination complète des changements cycliques sont vraiment considérables. Pour cette raison il est peu vraisemblable que l'on suivra de nouvelles voies en politique monétaire et bancaire. Il est peu probable que l'on se décide à interdire totalement l'expansion des instruments fiduciaires, ou à ne la tolérer que pour faire cesser une tendance prononcée et établie de manière indubitable à la baisse générale des prix. Dans l'incapacité de savoir comment il faudrait tenir compte des sérieux doutes politico-économiques que soulève tout type de manipulation de la valeur de la monnaie, on renoncera probablement à toute mesure radicale et on laissera faire les dirigeants de la banque centrale, au cas par cas, comme bon leur semble. Tout comme par le passé la politique cyclique du futur proche demeurera entre les mains de ceux qui contrôlent la gestion des grandes banques centrales et de ceux qui les influencent, à savoir ceux qui font l'opinion publique. Néanmoins la politique cyclique du futur sera très différente de la précédente, car elle se fondera consciemment sur la théorie du crédit de circulation du cycle économique. La tentative désespérée de réduire indéfiniment le taux d'emprunt en augmentant continuellement le crédit de circulation ne sera pas rééditée dans l'avenir. Il se peut que la quantité d'instruments fiduciaires soit délibérément augmentée ou contractée afin d'influencer le pouvoir d'achat, mais les gens ne seront plus victimes de l'illusion faisant croire que des opérations de technique bancaire peuvent rendre le crédit moins cher et créer ainsi la prospérité sans qu'il y ait de répercussions.

Ce n'est qu'en rejetant cette illusion que l'on parviendra à éliminer, ou au moins à atténuer, le retour périodique du cycle économique — avec son dénouement, la crise.

Notes

a. Cette idée d'une absence de véritables cycles se trouve dans la « théorie des cycles réels » (Real Business Cycle Theory ou RBC). Note du traducteur.

1. Au lieu de l'imaginaire « économie stationnaire », Mises préféra plus tard l'expression plus descriptive « économie en rotation constante » qu'il a utilisé dans l'Action humaine. Voir MME, « Evenly rotating economy, » pp. 43-44. Note de l'édition américaine.

2. Lord Samuel Jones Loyd Overstone (1796-1883) fut l'un des premiers adversaire du papier-monnaie non convertible et un partisan de premier plan des principes du Peel's Act de 1844. Voir MME, « Peel's Act of 1844, » pp. 104-105. Note de l'édition américaine.

3. Voir Theory and History (Théorie et Histoire) de Mises. Note de l'édition américaine.

4. Sur les théories de W. Stanley Jevons, Henry L. Moore et W. Beveridge, voir Business Cycles de Wesley Clair Mitchell, New York: National, Bureau of Economic Research, 1927, pp. 12 et suivantes. Note de Ludwig von Mises.

5. MME. « Circulation credit, » pp. 19-20. Note de l'édition américaine.

6. Comme signalé plus haut, le nom le plus communément employé pour désigner cette théorie est « la théorie monétaire ». Pour plusieurs raisons il est préférable de l'appeler « théorie du crédit de circulation ». Note de Ludwig von Mises. [Note de l'édition américaine : Voir L'Action humaine, Chapitre XX, Section 8, où Mises se réfère à cette théorie sous le nom de « Théorie monétaire ou du crédit de circulation du cycle économique. »]

7. Si les expressions comme cycle, oscillation, etc., sont utilisées dans la théorie du cycle économique, elles constituent de simples illustrations destinées à simplifier la présentation. On ne peut pas et il ne faudrait pas attendre davantage de ces comparaisons qui, en tant que telles, sont ne peuvent jamais reproduire la réalité. Note de Ludwig von Mises.

8. MME.  »Commodity credit, » pp. 21-22. Note de l'édition américaine.

9. Pour une explication plus complète de la distinction entre « crédit-marchandise » et « crédit de circulation », voir l'essai de 1946 de Mises, du même recueil. Note de l'édition américaine.

10. En 1928, les instruments fiduciaires n'étaient émis que par l'escompte de ce que Mises appelait des traites sur des biens ou des lettres de change à court terme (moins de 90 jours) endossées par un acheteur et un vendeur et constituant un droit de rétention des biens vendus. Note de l'édition américaine.

11. Albert Hahn et Joseph Schumpeter m'ont fait crédit de l'expression « épargne forcée » ou « épargne obligatoire ». Voir l'article de Hahn sur le « Crédit » dans le Handwörterbuch der Staatswissenschaften (4ème édition , volume V, p. 951) et Theorie der wirtschaftlichen Entwicklung (2ème édition allemande de 1926, Munich, 1926, p. 156 ; [traduction anglaise : Harvard Univ. Press, 1934, note p. 109]). J'ai certes décrit le phénomène en 1912 dans la première édition allemande de ma Théorie de la monnaie et du crédit (voir p. 227 et suivantes ainsi que 411 et suivantes pour l'édition allemande [ou pp. 208 et suivantes ainsi que 347 et suivante de la traduction anglaise]). Je ne crois cependant pas que l'expression elle-même y était employée. Note de Ludwig von Mises.

12. Au lieu du terme « équilibre » Mises préféra par la suite l'expression « état de repos final ».Voir la note suivante. Note de l'édition américaine.

13. Plus tard Mises se mit à utiliser l'expression « économie en rotation constante » au lieu de celle « d'équilibre statique ». Voir MME, « Evenly rotating economy, » pp. 43-44, et « Stationary economy, » p. 132. Note de l'édition américaine.

14. C'était avant que les syndicats ouvriers ne soient aidés pour faire monter le taux des salaires au-dessus de celui du marché libre. Note de l'édition américaine.

15. Je crois qu'il faut le répéter une nouvelle fois ici, bien que j'aie déjà épuisé tout ce qu'il y a à dire à ce sujet plus haut (pp. 120-122) ainsi que dans ma Théorie de la monnaie et du crédit (pp. 370 et suivante de la seconde édition allemande [et 361 et suivantes pour l'édition anglaise].). Quiconque a suivi les discussions des dernières années comprendra à quel point il est important de souligner sans arrêt ces choses. Note de Ludwig von Mises.

16. Mises utilisa plus tard l'expression « monopole échoué » [failure monopoly] pour de tels investissements injustifiés. Voir MME, p. 45. Note de l'édition américaine.

17. Pour éviter tout malentendu il faut préciser que l'expression « grandes oscillations » du cycle économique ne doit pas être comprise ici à la manière dont elle a été utilisée par Wilhelm Röpke ou N. D. Kondratieff. Röpke (Die Konjunktur, Jena, 1922, p. 21) a étudié les « cycles de période longue », qui durent 5 à 10 ans en général. Kondratieff (« Die langen Wellen der Konjunktur » in Archiv für Sozialwissenschaft, Vol. 56, pp. 573 et suivantes) a essayé de démontrer, sans succès à mon avis, qu'en plus de cycles économiques d'une durée de 7 à 11 ans qu'il appelle des cycles moyens, il y avait aussi des cycles ayant une période moyenne de 50 ans. Note de Ludwig von Mises.

18. Le terme allemand « Sanierungskrise » signifie littéralement « crise d'assainissement » i.e., crise qui survient lors du passage à des relations monétaires plus « saines » En anglais cette crise est appelée « crise de stabilisation » [stabilization crisis]. Note de l'édition américaine.

19. Voir MME.  »Credit expansion, » p. 27. Note de l'édition américaine.

20. Overstone, Samuel Jones Loyd (Lord). « Reflections Suggested by a Perusal of Mr. J. Horsley Palmer's Pamphlet on the Causes and Consequences of the Pressure on the Money Market, » 1837. (Reproduit dans Tracts and Other Publications on Metallic and Paper Currency. Londres, 1858), p. 31. Note de Ludwig von Mises. [« Nous trouvons l'état de l'économie soumis à diverses conditions qui reviennent périodiquement ; il évolue apparemment selon un cycle préétabli. Nous y trouvons un état de tranquillité, puis vient une amélioration, une confiance croissante, la prospérité, l'excitation, l'excès du commerce, la convulsion, la pression, la stagnation, la misère, pour revenir enfin à la tranquillité. » Mises cite le passage en anglais dans la version allemande de l'article. NdT.]

21. Voir Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel (1912), pp. 433 et suivantes. J'avais été profondément impressionné par le fait que Lord Overstone était apparemment également favorable à cette interprétation. Voir ses Reflections, op. cit., pp. 32 et suivantes. Note de Ludwig von Mises. [Note de l'édition américaine : Ces paragraphes ont été éliminés de la deuxième édition allemande (1924) sur laquelle se base la traduction anglaise de H. E. Batson, The Theory of Money and Credit, publiée en 1934, 1953 et 1971.]

22. William Douglass (1691-1752), célèbre médecin, arriva en Amérique en 1716. Son « A Discourse Concerning the Currencies of the British Plantations in America » (1739) parut tout d'abord de façon anonyme. Note de l'édition américaine.

23. Voir les exemples cités dans ma Theorie des Geldes und der Umlaufsmittel (pp. 397 et suivantes [pp. 387 et suivantes pour l'édition anglaise]). Note de Ludwig von Mises.

24. Voir plus haut. Note de l'édition américaine.

25. Même les pays qui ont suivi une procédure différente à cet égard n'ont, pour toutes les questions pratiques, placé aucun obstacle sur la voie du développement des instruments fiduciaires sous forme de dépôts bancaires. Note de Ludwig von Mises.

26. Pour le professeur Mises, les « trois empires européens » étaient l'Autriche-Hongrie, l'Allemagne et la Russie. Cette désignation vient probablement de la « Ligue des Trois Empereurs » (1872), alliance informelle entre ces gouvernements. Son efficacité diminuait depuis 1890 et la Première Guerre mondiale lui porta un coup fatal. Note de l'édition américaine.

27. Avec « moderne » Mises fait référence aux théories de l'École autrichienne. Note de l'édition américaine.

28. Mises fait sans aucun doute référence ici à la façon dont le Federal Reserve System a réagi au boom d'après la Première Guerre mondiale, quand il mit fin à l'expansion du crédit par une hausse du taux d'escompte, précipitant ainsi la période de correction de 1920-1921, habituellement appelée « récession ». Note de l'édition américaine.

29. Frédéric Bastiat (1801-1850) avait répondu à une lettre ouverte qui lui avait été adressée par un éditeur de La Voix du Peuple (22 octobre 1849). Puis le socialiste, Pierre Jean Proudhon (1809-1865) répondit. Proudhon, défenseur d'une expansion monétaire illimitée par le biais d'une réduction du taux d'intérêt à zéro et Bastiat, qui préconisait une expansion modérée du crédit et uniquement une réduction limitée des taux d'intérêt, entretinrent une longue correspondance pendant plusieurs mois, jusqu'au 7 mars 1850. (Œuvres Complètes de Frédéric Bastiat. 4ème édition. Volume 5. Paris, 1878. pp. 93-336). Note de l'édition américaine.

30. Voir MME. « Money in the narrower sense, » p. 92. Note de l'édition américaine.

31. Ce baromètre de Harvard fut développé à l'Université par le Comité de recherche économique à partir de trois séries statistiques supposées révéler (1) l'étendue de la spéculation sur les actions, (2) la situation de l'industrie et du commerce et (3) l'offre de fonds. Note de l'édition américaine.

32. Dans sa Théorie de la monnaie et du crédit (pp. 377 et suivantes pour l'édition anglaise), Mises décrit que la « politique de prime sur l'or » comme consistant à rendre plus difficile et plus cher l'obtention d'or — en empêchant son exportation par la manipulation des taux d'escompte et en limitant le remboursement en or de la monnaie nationale. Note de l'édition américaine.

33. Autriche-Hongrie, Allemagne et Russie. Voir plus haut note 26. Note de l'édition américaine.

34. De plus, grâce à cela, il est devenu plus facile de distinguer les crises ayant des causes précises (guerres et bouleversements politiques, mouvements violents de la nature, changements de la forme de l'offre ou de la demande) des crises cycliques récurrentes. Note de Ludwig von Mises.

35. La caisse d'épargne de la poste, inaugurée en Autriche dans les années 1880 et copiée dans plusieurs autres pays européens a joué un rôle important, même s'il fut limité, dans les affaires monétaires. Voir les commentaires de Mises dans Human Action, pp. 445-446. Note de l'édition américaine.

36. Keynes, John Maynard. A Tract on Monetary Reform, Londres, 1923; New York, 1924, pp. 156 et suivante. Note de Ludwig von Mises.


Première partie  |  Texte 3  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil