Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

9. L'inégalité de la richesse et des revenus

 

Publié pour la première fois dans Ideas on Liberty, Mai 1955.

L'économie de marché — le capitalisme — est basé sur la propriété privée des moyens de production matériels et sur l'entrepreunariat privé. Les consommateurs, en achetant ou en s'abstenant d'acheter, déterminent au bout du compte ce qui doit être produit, à quelle qualité et en quelle quantité. Ils rendent rentables les affaires des industriels qui se conforment le mieux à leurs souhaits et non rentables celles qui ne produisent pas ce qu'ils demandent avec le plus d'empressement. Les profits font passer le contrôle des facteurs de production dans les mains de ceux qui les emploient à satisfaire au mieux les besoins les plus urgents des consommateurs, les pertes retirent ce contrôle aux hommes d'affaires inefficaces. Dans une économie de marché non sabotée par le gouvernement, les propriétaires des biens de production sont pour ainsi dire les mandataires des consommateurs. Sur le marché, un plébiscite répété chaque jour détermine qui doit posséder quoi et en quelle quantité. Ce sont les consommateurs qui rendent certains riches et d'autres sans le sou.

L'inégalité de la richesse et des revenus est une caractéristique essentielle de l'économie de marché. C'est l'instrument qui conduit à la souveraineté des consommateurs, en leur donnant le pouvoir de contraindre ceux qui s'occupent de produire à obéir à leurs ordres. Elle force ceux qui produisent à se mettre au maximum au service des consommateurs. Elle fait marcher la concurrence. Celui qui sert le mieux les consommateurs fait les plus grands profits et accumule les richesses.

Dans une société du type de celle qu'Adam Ferguson, Saint-Simon et Herbert Spencer (1820-1903) ont appelée militariste et que les Américains d'aujourd'hui qualifient de féodale, la propriété privée des terres était le fruit de l'usurpation violente ou de donations de la part des seigneurs victorieux. Certains possédaient davantage, d'autre moins et d'autres encore rien du tout parce que le chef en avait décidé ainsi. Dans ce genre de société il était correct d'affirmer que l'abondance des grands propriétaires terriens était le corollaire de l'indigence des sans-terres. Mais il en va différemment dans une économie de marché. La grande taille dans les affaires ne détériore pas mais améliore la situation du reste de la population. Les millionnaires obtiennent leur fortune en proposant au grand nombre des articles qui étaient autrefois hors de leur portée. Si des lois les avaient empêchés de devenir riches, les foyers américains moyens devraient renoncer à de nombreux dispositifs et commodités qui font aujourd'hui partie de leur équipement normal. Les États-Unis jouissent du plus haut niveau de vie jamais connu dans l'Histoire parce que pendant plusieurs générations personne n'a essayé d'aller dans le sens de l' « égalisation » et de la « redistribution ». L'inégalité de la richesse et des revenus est la source du bien-être des masses et non la cause de la misère de quiconque. Là où l'on trouve un « degré d'inégalité moins grand », il y a nécessairement un niveau de vis des masses moins élevé.

La demande de « distribution »

Les démagogues considèrent que l'inégalité de ce qu'ils appellent la « distribution » de la richesse et des revenus est en elle-même le pire de tous les maux. La justice réclamerait une distribution égale. Il serait par conséquent juste et opportun de confisquer l'excédent du riche, ou au moins une partie considérable de cet excédent, et de le donner à ceux qui possèdent moins. Cette philosophie sous-entend tacitement qu'une telle politique ne modifierait en rien la quantité totale produite. Même si cela était vrai, l'augmentation du pouvoir d'achat de l'homme moyen serait bien plus faible que ne le supposent d'extravagantes illusions populaires. En fait le luxe du riche n'absorbe qu'une très petite fraction de la consommation totale de la nation. Une part bien plus grande des revenus des gens riches n'est pas dépensée pour la consommation mais épargnée et investie. C'est précisément ce point qui explique la constitution de leurs grandes fortunes. Si les fonds que l'homme d'affaires à succès auraient réinvestis dans des emplois productifs sont utilisés par l'État pour les dépenses courantes ou sont donnés à des gens qui les consomment, l'accumulation supplémentaire de capital est ralentie ou totalement arrêtée. Il n'est dès lors plus question d'amélioration économique, de progrès technique ni d'une tendance à des niveaux de vie plus élevés.

Quand Marx et Engels recommandaient dans le Manifeste communiste un « impôt fortement progressif » et l' « abolition de l'héritage » comme mesures destinées à « arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie », ils étaient cohérents du point de vue de la fin ultime qu'ils visaient, à savoir la substitution du socialisme à l'économie de marché. Ils avaient parfaitement conscience des conséquences inévitables de ces politiques. Ils déclaraient ouvertement que ces mesures était « économiquement [...] insoutenables » et qu'ils ne les défendaient que parce « qu'elles nécessitaient de nouvelles violations » de l'ordre social capitaliste et étaient « indispensables comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier », c'est-à-dire comme moyen de réaliser le socialisme.

Mais c'est tout autre chose lorsque ces mesures que Marx et Engels qualifiaient d' « économiquement insoutenables » sont préconisées par des gens qui prétendent vouloir préserver l'économie de marché et la liberté économique. Ces soi-disant politiciens de la voie médiane sont soit des hypocrites qui veulent réaliser le socialisme en trompant les gens quant à leurs véritables intentions, soit des ignorants qui ne connaissent pas ce dont ils parlent. Des impôts progressifs sur les revenus et sur les héritages sont incompatibles avec la préservation de l'économie de marché.

Le partisan de la voie médiane argumente de la façon suivante : « Il n'y a pas de raison pour qu'un homme d'affaires relâche ses efforts dans la gestion de ses affaires uniquement parce qu'il sait que ses profits ne l'enrichiront pas lui mais bénéficieront à tout le monde. Même si ce n'est pas un altruiste qui ne se soucie pas du lucre et qui œuvre de façon désintéressée en faveur du bien commun, il n'y aura aucune raison pour qu'il préfère accomplir ses activités de manière moins efficace plutôt que de manière efficace. Il n'est pas vrai que le seul motif qui pousse les grands capitaines d'industrie soit le goût de la propriété. Ils sont tout autant poussés par l'ambition de faire parvenir leur produits à la perfection. »

La souveraineté des consommateurs

Cette argumentation est totalement hors sujet. Ce qui importe n'est pas le comportement des entrepreneurs mais la souveraineté des consommateurs. Nous pouvons toujours supposer que les hommes d'affaires seraient disposés à servir les consommateurs au mieux de leur capacité, et ce même s'ils ne retiraient aucun avantage de leur zèle et de leur attention. Ils feraient ce qui selon eux rendrait le plus de services aux consommateurs. Mais ce ne seraient plus les consommateurs qui détermineraient ce qu'ils obtiendraient. Ils devraient se contenter de recevoir ce que les hommes d'affaires croiraient être le mieux pour eux. Ce seraient les entrepreneurs qui seraient souverains, et plus les consommateurs. Ces derniers n'auraient plus le pouvoir de confier le contrôle de la production aux hommes d'affaires dont les produits leur plaisent le plus, et de reléguer ceux dont les produits leur plaisent moins à un rang plus modeste dans le système.

Si les lois américaines actuelles concernant la taxation des profits des sociétés, des revenus des particuliers et des droits de succession avaient été introduites il y a soixante ans, tous les nouveaux produits dont la consommation a fait monter le niveau de vie de « l'homme ordinaire » n'auraient soit jamais vu le jour soit n'auraient été produits qu'en petites quantités pour une minorité. Les usines Ford n'auraient pas existé si les profits de Henry Ford avaient été confisqués par l'impôt juste après avoir été réalisés. La structure industrielle de 1895 aurait perduré. L'accumulation de nouveaux capitaux auraient cessé ou se serait au moins considérablement ralentie. L'expansion de la production aurait été moins grande que celle de la population. Il n'est pas nécessaire de disserter sur les effets d'un tel état de choses.

Les pertes et les profits communiquent à l'entrepreneur ce que les consommateurs demandent de façon la plus pressante. Et seuls les profits empochés par l'entrepreneur lui permettent d'adapter ses activités à la demande des consommateurs. Si ses profits sont confisqués, on l'empêche d'obéir aux directives données par les consommateurs. L'économie de marché est alors privée de sa roue motrice. Elle devient un chaos sans aucun sens.

Les gens ne peuvent consommer que ce qui a déjà été produit. Le grand problème de notre époque est précisément là. Qui doit déterminer ce qu'il faut produire et consommer : les gens ou l'État, les consommateurs eux-mêmes ou un gouvernement paternaliste ? Si l'on se décide en faveur des consommateurs on choisit l'économie de marché. Si l'on se décide en faveur du gouvernement on choisit le socialisme. Il n'y a pas de tierce solution. La détermination de l'objectif pour lequel chacun des divers facteurs de production doit être utilisé ne peut se diviser.

La demande d'égalisation

La souveraineté des consommateurs réside dans leur pouvoir de transférer le contrôle des facteurs de production matériels, et par là la gestion des activités de production, à ceux qui les servent de la manière la plus efficace. Ceci implique une inégalité des richesses et des revenus. Si l'on veut éliminer cette inégalité, il faut abandonner le capitalisme et adopter le socialisme. (La question de savoir si un quelconque système socialiste pourrait véritablement conduire à une égalité des revenus doit être laissée à une analyse du socialisme.)

Mais, disent les partisans enthousiastes de la voie médiane, nous ne voulons pas abolir toute inégalité. Nous vouons simplement substituer un niveau d'inégalité plus faible à un niveau plus grand.

Ces gens considèrent l'inégalité comme un mal. Ils ne disent pas qu'un niveau donné d'inégalité pouvant être déterminé de manière exacte par un jugement libre de tout arbitraire et de toute jugement personnel est bon et doit être préservé à tout prix. Ils disent au contraire que l'inégalité est en elle-même mauvaise et affirment simplement qu'un niveau plus faible d'inégalité est un moindre mal par rapport à un niveau plus élevé, de la même façon qu'une petite quantité de poison dans le corps humain est un moins grand mal qu'une dose plus forte. Mais si tel est le cas, il n'y a dans leur doctrine aucune limite logique où les tentatives d'égalisation devraient s'arrêter. Que l'on ait ou non déjà atteint un degré d'inégalité considéré comme trop bas et au-delà duquel il n'est pas nécessaire d'entreprendre des mesures d'égalisation supplémentaires, est juste une question de jugements de valeur personnels, assez arbitraire et variant d'un individu à l'autre et avec le temps. Comme ces partisans de l'égalisation considèrent la confiscation et la « redistribution » comme une politique ne nuisant qu'à une minorité, à savoir ceux qu'ils estiment être « trop » riches, tout en étant bénéfique pour le reste — la majorité — du peuple, ils ne peuvent opposer aucun argument acceptable à ceux qui réclament davantage de cette politique prétendument bénéfique. Tant qu'il restera un degré d'inégalité, il y aura toujours des gens que l'envie poussera à faire pression en vue de poursuivre la politique d'égalisation. Rien ne peut être avancé à l'encontre de leur intervention. Si l'inégalité de la richesse et des revenus est un mal, il n'y a pas de raison d'en accepter la moindre trace, aussi faible soit-elle : l'égalisation ne doit pas s'arrêter avant d'avoir entièrement nivelé toute la richesse et tous les revenus des individus.

L'histoire de la taxation des profits, des revenus et des héritages de tous les pays montre clairement qu'une fois adopté le principe d'égalisation, il n'y a plus de limite au-delà de laquelle on pourrait maîtriser tout progrès supplémentaire de la politique d'égalisation. Si, lorsque le seizième amendement de la Constitution américaine fut adopté, quelqu'un avait prédit que quelques années plus tard la progressivité de l'impôt sur le revenu parviendrait au niveau qu'il a bel et bien atteint de nos jours, les avocats de cet amendement l'aurait traité de fou. Il est certain que seule une petite minorité du Congrès s'opposera à un nouveau renforcement de la progressivité dans l'échelle des taux d'imposition si le gouvernement ou un membre du Congrès désireux d'augmenter ses chances de réélection en proposait un. Car, sous l'emprise des doctrines enseignées par les pseudo-économistes contemporains, presque tous les hommes raisonnables croient subir des torts du simple fait que leur revenu est moins élevé que celui d'autres personnes et pensent que ce ne serait pas une mauvaise politique que de confisquer cette différence.

Il n'y a aucune raison de se faire des illusions. Notre politique de taxation actuelle se dirige vers une égalisation totale de la richesse et des revenus, et donc vers le socialisme. Cette tendance ne peut être inversée qu'en reconnaissant le rôle que jouent les pertes et les profits ainsi que l'inégalité résultante de la richesse et des revenus dans le fonctionnement de l'économie de marché. Les gens doivent apprendre que l'accumulation des richesses par la gestion fructueuse des affaires est le corollaire de l'amélioration de leur propre niveau de vie. Ils doivent comprendre qu'une grande taille dans l'industrie n'est pas un mal mais à la fois la cause et d'effet du fait qu'ils jouissent eux-mêmes de toutes les commodités dont la possession est qualifiée de « mode de vie à l'américaine » [American way of life].


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