Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

8. Les perspectives de l'épargne et de l'investissement

 

Publié pour la première fois pour le numéro du 75ème anniversaire de Farmand (Oslo, Norway), 12 Février, 1966.

En écrivant, en 1917, ses Des principes de l'économie politique et de l'impôt Ricardo attirait l'attention sur le fait d'expérience qui veut que « l'insécurité réelle ou imaginaire du capital qui n'est pas directement contrôlé par son propriétaire » empêchait l'émigration des capitaux. La plupart des gens aisés préfèrent un taux de profit faible dans leur pays à un emploi plus avantageux de leur richesse dans des nations étrangères 1. Ceci fut dit précisément au début de l'époque dont l'histoire se souviendra comme de la période où l'isolement des divers marchés locaux et nationaux firent place à l'évolution d'un véritable commerce mondial non seulement pour les biens de consommation mais aussi pour les biens du capital.

L'investissement à l'étranger

Les capitalistes britanniques inaugurèrent les nouvelles méthodes d'investissement à l'étranger ; ils furent rapidement suivis par les hommes d'affaires de l'Europe de l'Ouest, de l'Europe centrale et des États-Unis. Il s'en suivit une amélioration sans précédent du niveau de vie moyen. Observant les bénéfices que ce système apportait à la fois aux investisseurs et aux peuples des pays dans lesquels des investissements étaient faits, les optimistes attendaient avec confiance et impatience l'avènement d'une ère de paix perpétuelle et de bonnes relations entre toutes les nations. Ils étaient de piètres prophètes.

Ils surestimaient le pouvoir de l'intelligence et sous-estimaient l'envie malveillante éprouvée non seulement par des masses incultes mais tout autant par la foule des soi-disant intellectuels. Ils n'avaient pas prévu qu'à la lumière de doctrines élaborées en Angleterre et en France et perfectionnées en Allemagne et en Russie les investisseurs étrangers apparaîtraient comme les pires ennemis de tout les gens honnêtes, comme des exploiteurs et des usuriers. Ils ne pouvaient pas prévoir la fougueuse violence des passions excitées par des démagogues sans scrupules. Les Américains et les Britanniques sont détestés dans tous les pays économiquement sous-développés pour avoir procuré le capital permettant d'effectuer des investissements que les habitants n'étaient pas capables de fournir.

Tout récit de l'histoire de la culture moderne doit avant tout distinguer entre deux groupes de nations, à savoir celles qui ont développé un système permettant l'épargne intérieure et l'accumulation de capitaux à grande échelle et celles ne le permettant pas. L'échec lamentable de toutes les doctrines économiques « de gauche », depuis le saint-simonisme et le marxisme jusqu'à la théorie de « l'impérialisme » de Luxembourg, Lénine et Hilferding et le keynésianisme, doit précisément être attribué à leur contresens sur les notions d'épargne, d'accumulation du capital et d'investissement *. Dans la grande bataille idéologique du XIXe siècle, les libéraux et leurs porte-parole, les « économistes vulgaires » tant décriés, avaient raison d'affirmer que leur thèse principale était qu'il n'y a qu'un seul moyen d'améliorer les conditions matérielles de tous le monde, à savoir accélérer l'accumulation du capital par rapport à l'accroissement de la population.

La grande époque de l'investissement à l'étranger arriva à une fin peu glorieuse lorsque les doctrinaires du XXe siècles ne furent plus disposés à voir la moindre différence entre la dévastation d'un pays par l'action militaire et l'investissement de capitaux étrangers en vue de construire des usines et des moyens de transport. Ces actions totalement différentes sont toutes deux qualifiées de conquête et d'impérialisme. L'expropriation des investissements étrangers est appelé « libération ». Elle n'est après tout que légèrement condamnée par les juristes et les économistes de la « partie capitaliste » du monde. Il n'est pas surprenant que l'empressement à investir dans des pays étrangers disparaisse. L'aide étrangère essaie désormais de combler le vide. Comme Miss Ayn Rand l'a indiqué, cette nouvelle doctrine exige que notre richesse soit distribuée aux peuples d'Asie et d'Afrique « en s'excusant de l'avoir créée pendant qu'eux en avaient été incapables. » 2

L'opération conjointe des idées du socialisme et du nationalisme n'a pas seulement presque totalement étouffé l'épargne et l'accumulation du capital (pour des buts non militaires) dans les pays communistes et dans l'orbite des nations qualifiées aujourd'hui de sous-développées. Elle a conduit les pays industriels de l'Europe occidentale, de l'Europe centrale et de l'Amérique du Nord à adopter des idées dont l'application devra tôt ou tard mener à un arrêt complet de toute épargne et de toute formation de capitaux volontaires de la part des citoyens individuels.

La « productivité du travail »

Ainsi la doctrine officielle des États-Unis opère avec un concept de la productivité du travail qui la définit comme étant la valeur de marché (exprimée en monnaie) ajoutée aux produits par l'activité de transformation (de la firme en question ou de toutes les firmes d'une branche industrielle), divisée par le nombre de travailleurs employés. Ou, en d'autres mots, la production par heure de travail humain. On prétend ainsi que toute amélioration de ce nombre signifie un « accroissement de la productivité du travail » dû aux efforts des travailleurs et leur revenant pleinement de droit. Lors des négociations salariales les syndicats revendiquent ce « gain de productivité » comme revenant à leurs membres. En règle générale les employeurs ne remettent pas en question ce concept de la productivité du travail et ne contestent pas non plus les revendications qui en résultent de la part des syndicats. Ils l'acceptent implicitement en indiquant à l'occasion que les taux de salaire ont déjà monté dans la même proportion que l'accroissement de la productivité, calculée selon cette méthode. Le gouvernement, quand il formule ses « lignes directrices » pour la détermination des taux de salaire et des prix des biens, adopte le point de vue syndical.

Il est évident que la théorie qui sous-tend cette doctrine interprète complètement de travers les faits fondamentaux de la production industrielle. La différence entre la « productivité » d'un travailleur se servant des outils technologiquement dépassés et celle d'un autre travaillant dans une fabrique équipée des machines les plus modernes n'est pas due aux qualités individuelles et aux efforts du travailleur, mais à la qualité de l'équipement de l'atelier. Si le travailleur devait percevoir « la totalité de l'accroissement de productivité » apporté par l'investissement de capital supplémentaire, il ne resterait rien pour ceux dont l'épargne a créé ce capital et qui ont permis cet investissement. (Pour simplifier, nous omettons ici de parler du rôle des entrepreneurs et de celui des cadres et des techniciens.) L'épargne, l'accumulation du capital et l'investissement ne rapporteront plus rien et s'arrêteront. Il n'y aura plus alors le moindre progrès économique 3.

Les idées anticapitalistes

On ne peut nier qu'une tendance franchement anticapitaliste prévaut également dans les pays non communistes en ce qui concerne la politique fiscale. La taxation des revenus des personnes, des sociétés et des héritages tend plus ou moins ouvertement à confisquer entièrement des biens prétendument « non gagnés ». L'effet conjoint de ces mesure anticapitalistes sont encore dans une certaine mesures cachés par les politiques bancaires et monétaires inflationnistes. Mais tôt ou tard le problème principal apparaîtra clairement : comment assurer les nouveaux investissements supplémentaires lorsque les individus et les sociétés sont empêchés — soit par la taxation soit par la détermination des taux de salaire — de tirer le moindre bénéfice de l'épargne et de l'investissement de capitaux.



Notes

*. Claude Henri de Saint-Simon (1760-1825), un des fondateurs du socialisme français ; Rosa Luxembourg (1870-1919), révolutionnaire marxiste ; Nikolaï Vladimir Lénine (1870-1924), chef de file de la révolution communiste russe de 1917 et Rudolf Hilferding (1877-1941), social-démocrate allemand, étaient tous des socialistes idéologiques.

1. Cf. Ricardo, Works, édité par McCulloch, deuxième édition, London 1852, p. 77.

2. Cf. Ayn Rand, For the New Intellectual, NewYork 1961, p. 4.

3. Voir ma troisième édition révisée de Human Action, Chicago, 1966, pp. 608-610 [L'Action humaine, PUF, 1985].


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