Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

7. Le marché et l'État

 

Tiré d'un manuscrit original de Mises, publié pour la première fois en traduction allemande dans la Schweizer Monatshefte, 48:1, avril 1968, pp. 13–16.

Pour toute espèce animale ou végétale les moyens de subsistance sont limités. Par conséquent les intérêts vitaux de chaque être vivant sont irrémédiablement opposés à ceux de tous les autres membres de son espèce. Seuls les êtres humains savent comment surmonter ce conflit irréconciliable de la nature par le biais de la coopération. La plus grande productivité du travail accompli suivant le principe de la division du travail remplace le sinistre antagonisme créé par la rareté de la nourriture grâce à la solidarité d'intérêt des gens poursuivant intentionnellement des buts communs. L'échange pacifique des biens et des services, le processus du marché, devient le modèle des relations entre les hommes. L'accord mutuel des parties remplace le recours à la violence, à la loi du plus fort.

Coopération contre violence

Le défaut inhérent à cette méthode de résolution du problème fondamental de l'humanité (et il n'y a pas d'autre méthode disponible) se trouve dans le fait qu'elle dépend de la pleine coopération inconditionnelle de tous les êtres humains et qu'elle peut être contrecarrée par la non-coopération d'un individu quelconque. Il n'y a pas d'autre moyen possible pour éliminer l'intervention violente dans les affaires humaines que d'avoir recours à une violence plus puissante. Face à des individus ou des groupes qui ont recours à la violence ou qui ne remplissent pas les obligations associées à des contrats, il ne reste que le recours à l'action violente. Le système du marché reposant sur des accords volontaires ne peut pas marcher s'il n'est pas soutenu par un appareil de contrainte et de répression prêt à utiliser la violence contre les individus ne respectant pas les termes et les règles d'un accord mutuel. Le marché a besoin du soutien de l'État.

Le marché au sens le plus large du terme est le procédé qui comprend toutes les actions volontaires et spontanées des hommes. C'est le domaine de l'initiative et de la liberté humaines et le terrain sur lequel se développent toutes les réalisations humaines.

L'État, puissance protégeant le marché contre le recours destructeur à la violence, est un appareil macabre de coercition et de contrainte. C'est un système édictant des ordres et des interdictions et ses serviteurs armés sont toujours prêts à faire appliquer ces lois. Quoi que fasse l'État, cela est fait par ceux qui obéissent à ses ordres. Le pouvoir de l'État oblige ses sujets à construire des pyramides et d'autres monuments, des hôpitaux, des instituts de recherche et des écoles. Les gens voient ces réalisations et portent aux nues leurs auteurs Ils ne voient pas les bâtiments que le pouvoir étatique a détruits. Ils ne voient pas non plus les structures qui n'ont jamais été construites parce que le gouvernement a taxé les moyens que les citoyens individuels destinaient à leur érection.

Il n'y a aujourd'hui pratiquement plus de limites à l'enthousiasme pro-étatiste ou, comme l'on dit de nos jours, pro-socialiste des peuples et de leurs dirigeants. Presque personne n'est assez courageux pour émettre des objections lorqu'une extension quelconque du pouvoir étatique — ce qu'on appelle communément le « secteur public de l'économie » — est suggérée. Ce qui ralentit et dans la plupart des domaines arrête presque le progrès vers une plus grande socialisation des entreprises est l'échec financier manifeste de presque toutes les tentatives de nationalisation et municipalisation. A cet égard la référence à la Poste des États-Unis joue un rôle important dans les philosophies sociales et les politiques économiques actuelles. Son inefficacité bien connue et son énorme déficit financier détruisent les fables habituelles sur les vertus de la gestion des affaires par l'État, l'appareil social de l'action violente.

Il est impossible de défendre honnêtement l'argument de la violence face à l'argument de la coopération pacifique. Dès lors les avocats de la violence utilisent l'astuce consistant à appeler « non-violence » les méthodes de violence et de menace de violence auxquelles ils ont recours. L'exemple le plus marquant est celui du syndicalisme. Sa méthode fondamentale, l'usage d'actions violentes en tout genre 1 ou la menace de telles actions, a pour but d'empêcher les entreprises de fonctionner avec l'aide de gens n'obéissant pas aux ordres des syndicats. Ils ont réussi à donner au terme militaire de « piquet » une connotation « pacifique ». Il comprend pourtant, précisément de la manière dont les gens l'appliquent, la volonté de tuer ou de détruire par la force pure.

L'antagonisme fondamental entre le domaine de l'accord mutuel pacifique et celui de la coercition et de la contrainte ne peut pas être éradiqué par des discours stériles sur les deux « secteurs » de l'économie, le privé et le public. On ne peut pas concilier la contrainte et la spontanéité. Les tentatives de ressusciter le totalitarisme des Pharaons d'Égypte ou des Incas du Pérou sont vouées à l'échec. Et la violence ne perd pas son caractère antisocial quand elle est rebaptisée « non-violence ». Tout ce que l'homme a créé est un produit de la coopération humaine volontaire. Tout ce que la violence a apporté à la civilisation réside dans les services — certainement indispensables — qu'elle rend aux tentatives des gens aimant la paix pour réduire les briseurs de paix potentiels.

La planification socialiste

La civilisation occidentale apprécie et a toujours apprécié la liberté comme le plus grand bien. L'histoire de l'Occident est un récit de luttes contre la tyrannie et pour la liberté. Au XIXe siècle l'idée de la liberté de l'individu telle qu'elle avait été développée par les Grecs de l'Antiquité et ressuscitée par les Européens de la Renaissance et des Lumières semblait même se développer chez les peuples en retard de l'Est. Les optimistes parlaient d'un ère de liberté et de paix à venir.

C'est exactement le contraire qui s'est produit. Le XIXe siècle, qui connut de grandes réussites dans les sciences de la nature et dans leur utilisation technique, engendra et popularisa des doctrines sociales qui présentaient l'État total comme le dessein ultime de l'histoire humaine. De pieux chrétiens tout comme des athées radicaux rejetèrent l'économie de marché, la traitant de manière calomnieuse comme le pire de tous les maux. Alors que le capitalisme augmentait la productivité de l'effort économique dans une mesure sans précédent et que le niveau de vie des masses des pays capitalistes s'améliorait année après année, la doctrine marxiste de l'inévitable paupérisation progressive des « masses exploitées » était acceptée comme un dogme incontestable. Des soi-disant intellectuels, souhaitant ardemment la dictature du prolétariat et faisant le maximum pour y parvenir, prétendent continuer les efforts des grands champions de la liberté.

L'idéal social et politique de notre époque est la planification. Les individus ne devront plus avoir le droit et l'occasion de choisir leur mode d'intégration au système de coopération sociale. Tout le monde devra obéir aux ordres édictés par l'office suprême de la société — c'est-à-dire par l'État, par la force de police. Du berceau au cercueil tout le monde sera forcé de se comporter exactement comme il lui est ordonné de le faire par les concepteurs du « plan ». Ces ordres détermineront sa formation et sa place, ainsi que le type de travail et le salaire qu'il percevra. Il ne lui sera pas possible d'émettre des objections à l'encontre des ordres reçus ; selon la philosophie qui sous-tend ce système, seule l'autorité planificatrice est en mesure de savoir si oui ou non l'ordre est ou n'est pas conforme au plan en faveur de la conduite des affaires la plus désirable au plan « social ».

L'esclavage total de tous les membres de la société n'est pas un phénomène annexe purement accidentel de la gestion socialiste. C'est bien plutôt le trait essentiel du système socialiste, le résultat même de tout type imaginable de gestion socialiste des affaires. C'est précisément ce point que les auteurs socialistes avaient à l'esprit quand ils stigmatisaient le capitalisme comme une « production anarchique » et réclamaient le transfert de toute autorité et de tout pouvoir à la « société ». Soit un homme est libre de vivre selon son propre plan, soit il est forcé de se soumettre sans conditions au plan de grand Dieu État.

Il importe peu que les socialistes se qualifient aujourd'hui de gens « de gauche » et dénoncent les avocats du gouvernement limité et l'économie de marché comme étant des gens « de droite ». Les termes de « gauche » et de « droite » ont perdu toute signification politique. La seule distinction qui conserve un sens est celle entre les partisans de l'économie de marché et de son corollaire, le gouvernement limité, et les partisans de l'État total.

Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité il y a un accord parfait entre la majorité de ceux qu'on appelle les intellectuels et la grande majorité de toutes les autres classes et groupes. Tous veulent, avec passion et véhémence, la planification, c'est-à-dire leur propre esclavage.

Liberté individuelle et économie de marché

Le trait caractéristique de la société capitaliste réside dans la sphère d'activité qu'elle attribue à l'initiative et à la responsabilité de ses membres. L'individu est libre et suprême tant qu'il ne limite pas la liberté de ses concitoyens dans la poursuite de ses fins personelles. Sur le marché il est souverain en tant que consommateur. Dans le domaine gouvernemental c'est un électeur et il fait partie à ce titre des législateurs souverains. La démocratie politique et la démocratie du marché vont de pair. Dans la terminologie marxiste on devrait dire que le gouvernement représentatif est la superstructure de l'économie de marché comme le despotisme est la superstructure du socialisme.

L'économie de marché n'est pas simplement une méthode parmi divers systèmes possibles et imaginables de coopération économique de l'humanité. C'est la seule méthode permettant à l'homme de mettre en place un système social de production dans lequel est inscrit une tendance inébranlable à chercher l'approvisionnement des consommateurs qui soit le meilleur et le moins coûteux.



Note

1. Cf. Roscoe Pound, Legal Immunities of Labor Unions (Washington, D.C., American Enterprise Association, 1957).


Texte 6  |  Texte 8  |  Table des matières  |  Page Ludwig von Mises  |  Page d'accueil