Liberté économique et interventionnisme

par Ludwig von Mises

traduit par Hervé de Quengo

 

6. L'épargnant vu comme un électeur

 

Publié pour la première fois dans la Zeitschrift für das gesamte Kreditwesen (Volume X, numéro 1), 1er janvier 1957, pp. 24–25.

Dans l'expression « protection des épargnants », le mot « protection » revêt un sens différent de celui qu'on lui donne habituellement dans les cercles politiques actuels. Généralement parlant, protection des « petites gens » ou de l'agriculture signifie protéger des firmes de la concurrence du marché aux dépens des consommateurs. On y préconise des privilèges destinés à favoriser les intérêts particuliers de certains groupes au détriment de toute la population. On propose des politiques devant conduire à une réduction de la production totale.

La protection des épargnants et de l'épargne sous-entend quelque chose de totalement différent, à savoir la préservation des fondements même de la justice sur lesquels est basé le modèle d'une société capitaliste et, par conséquent du capitalisme lui-même. L'accroissement sans précédent du niveau de vie des masses dans l'Occident capitaliste est dû au fait que la formation de capitaux a augmenté bien plus que n'a cru la population. Les salaires réels ont grimpé parce que la productivité marginale des biens du capital a baissé en comparaison de celle du travail ou, dit de manière plus simple, parce que le travailleur d'une usine moderne bien équipée peut produire plusieurs fois ce que produit un travailleur avec des outils primitifs.

Des dangers non reconnus

L'épargne et l'accumulation du capital purent croître à plus grande échelle en Occident parce que le droit de propriété, s'opposant au pouvoir arbitraire des chefs militaires et politiques, s'était fermement enraciné suite à un développement progressif basé sur le Droit romain. La situation constitutionnelle permit d'accumuler l'épargne de manière importante et d'investir les capitaux. Ce qui sépare l'Est et l'Ouest est précisément l'idée dont se moquent les réformateurs sociaux en parlant de la « sainteté » de la propriété et qui n'a pas du tout pénétré l'Orient 1. L'épargne et l'investissement capitalistes ne peuvent pas se développer dans des pays où l'on croit en général que la richesse de l'homme d'affaires est la cause de la pauvreté du grand nombre et où le marchand qui connaît le succès est sacrifié aux désirs prédateurs des dirigeants et de leurs représentants. Le bref interlude du « colonialisme » et de « l'impérialisme » appartient désormais à l'Histoire. Un jour les États-Unis arrêteront eux aussi de donner des milliards aux ennemis du capitalisme. Plusieurs centaines de millions de gens souffriront en Afrique et en Asie d'une pénurie croissante parce que les politiques de leurs gouvernements empêchent l'épargne et la formation du capital à l'intérieur du pays tout en interdisant l'entrée des capitaux étrangers.

Étant donnée la situation aux États-Unis il n'y a certainement aucune raison de s'étonner que les Orientaux n'arrivent pas à comprendre le problème de la création et de la préservation du capital. Le fait que la quantité de capitaux nouvellement accumulés aux États-Unis dépasse de loin chaque année le montant total de ce qui est consommé au cours de la production et épuisé n'est dû ni aux politiques du gouvernement ni aux doctrines propagées par les universités, les deux partis politiques et la presse. C'est une conséquence du fait que le capitalisme américain fonctionne encore de manière satisfaisante malgré tous les obstacles placés sur sa route sous l'appellation trompeuse d' « économie du bien-être ».

L'économie de marché, sous la direction de l'entrepreneur, n'a jamais mieux prouvé sa productivité sans rivale qu'au cours de son adaptation à ce système tellement rempli de pièges et de traquenards. Mais les économistes officiels, soi-disant « progressistes », font un contresens sur ce grand succès de l'initiative entrepreneuriale. En raison de leurs préjugés socialistes, ils cherchent à trouver dans chaque amélioration du niveau de vie des masses un nouvel argument en faveur de la poursuite des réformes du New Deal et du Fair Deal et des politiques apparentées d'inflation et d'expansion du crédit par des taux d'intérêt bas.

Pendant un certain temps il a semblé que l'opinion publique commençait à reconnaître les dangers de la poursuite de l'inflation et que cela conduirait à mettre fin à la politique d'expansion du crédit. Cependant le taux d'intérêt de la Réserve fédérale ne fut autorisé à monter que légèrement avant qu'un fort mouvement de balancier dans l'autre sens ne se mit en marche. Tout un chacun proteste en disant qu'il est contre l'inflation. Mais ce que l'on sous-entend habituellement par « inflation » n'est pas l'accroissement de la quantité de monnaie et de crédits mais la hausse des prix. Les gens ne veulent pas entendre que la hausse des prix est la conséquence inévitable d'un accroissement de la quantité de monnaie. Pour soutenir le pouvoir d'achat ils réclament un crédit bon marché et des prix plafonnés.

Après une période de baisse de l'épargne, le niveau de l'épargne nouvelle monte à nouveau aux États-Unis. En outre, l'accroissement du montant collecté chaque année par l'assurance-vie est considérable. Il serait néanmoins prématuré d'en déduire que les masses ne comprennent pas que la baisse progressive du pouvoir d'achat du dollar est une menace pour leurs économies et leurs provisions pour l'avenir. Il n'y a pas d'autre moyen d'épargne possible pour l'employé ou l'ouvrier, qui ne sont pas familiers du monde des affaires et de la Bourse. (Même l'expédient totalement insuffisant de la thésaurisation de pièces d'or est en pratique impossible aux États-Unis 2). Les gens s'accrochent à l'espoir qu'une nouvelle baisse du pouvoir d'achat du dollar n'aura pas lieu.

« Savez-vous que vous êtes un créancier ? »

Les années à venir détermineront si les États-Unis, dont les porte-parole ne se lassent jamais de noter que le niveau de vie américain est bien plus élevé et meilleur que celui de tout autre lieu ou de toute autre époque, réussiront à gérer leurs finances sans inflation ni accroissement du crédit. Il y a peu de gens qui comprennent pleinement les dangers de la politique monétariste du gouvernement que l'on qualifie de manière trompeuse d' « expansionniste », et seulement quelques politiciens prêts à écouter leurs avertissements. L'homme « pratique » ne s'intéresse pas aux politiques à « long terme ». Pour lui, seul compte le résultat de la prochaine élection au Congrès, qui n'est jamais au plus tard que dans deux ans.

Quand le national socialisme (nazisme) obtint le succès en Allemagne avec son slogan « Supprimons l'esclavage de l'intérêt ! » un quotidien — je crois qu'il s'agissait de la Frankfurter Zeitung — publia un article sous le titre « Savez-vous que vous êtes un créancier ? » « L'homme ordinaire » américain, en tant qu'épargnant et plus particulièrement de propriétaire de police d'assurance-vie, est encore davantage un créancier que ne l'était l'Allemand moyen de la république de Weimar. Mais il n'en est pas conscient. Il fait confiance aux inflationnistes qui lui disent que la politique « d'argent bon marché » ne fait de tort qu'aux « banquiers internationaux ». Tout comme il soutient des politiciens qui dépensent des milliards de dollars d'impôts pour augmenter le prix des aliments, il soutient une politique monétaire qui menace son avenir économique.

Il n'y a qu'une manière d'améliorer la situation. C'est d'essayer d'expliquer ces sujets à l'électeur.



Notes

1. Un système rigide de privilèges et de castes prévalut pendant des siècles en Chine et au Japon : la richesse y était une question de rang et l'homme ordinaire avait peu d'occasions d'améliorer sa situation. L'épargne au Japon et dans les autres nations de la région pacifique n'est qu'un développement relativement récent.

2. Pendant plus de 40 ans, du 5 juin 1933 au 31 décembre 1974, les citoyens des États-Unis n'avaient pas le droit de posséder l'or monétaire.


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